"Examinons d'abord la société traditionnelle : c'est celle dont la structure est déterminée par des fonctions de production limitées, fondées sur la science et la technologie prénewtoniennes et sur des attitudes prénewtoniennes à l'égard du monde physique. Nous prenons ici Newton comme le symbole de cette ligne de faîte que l'histoire a atteinte au moment où les hommes ont été de plus en plus nombreux à croire que le monde extérieur était assujetti à quelques lois connaissables et pouvait être organisé systématiquement en vue de la production.
Toutefois, la conception de la société traditionnelle n'est nullement immuable ; elle n'exclut pas non plus, a priori, la possibilité d'accroissement de la production. L'homme a toujours pu étendre les superficies cultivables ; il a pu apporter au commerce, à l'industrie et à l'agriculture certaines innovations techniques spéciales, qui furent souvent hautement productives ; la productivité a pu augmenter grâce, par exemple, aux progrès réalisés dans les ouvrages d'irrigation, ou à la découverte et à la diffusion de nouveaux produits agricoles. Mais la caractéristique profonde de la société traditionnelle était que le rendement potentiel par individu ne pouvait dépasser un niveau maximum, parce que la société traditionnelle ne disposait pas des vastes possibilités qu'offrent la science et la technologie modernes ou ne savait pas les exploiter régulièrement et systématiquement.
Aussi bien dans le passé qu'à la période contemporaine, l'histoire de la société traditionnelle n'a donc été qu'une suite incessante de transformations. L'extension géographique et le volume des échanges à l'intérieur de ces sociétés et entre elles a varié, par exemple, selon le degré d'agitation politique et sociale, l'efficacité du pouvoir central, l'état d'entretien du réseau routier. La population s'est accrue et a diminué et, dans certaines limites, le niveau de vie s'est relevé ou abaissé non seulement en fonction des récoltes, mais aussi selon la fréquence de la guerre ou des épidémies de peste. Les industries de transformation se sont développées à des degrés divers, mais, de même que dans l'agriculture, la productivité n'a pu dépasser un niveau déterminé parce que la société ignorait la science moderne, ses applications et ses modes de pensée."
W. W. Rostow, Les étapes de la croissance économique, 1960, tr. fr. M.-J. du Rouret, Points Seuil, 1970, p. 13-14.
"First, the traditional society. A traditional society is one whose structure is developed within limited production functions, based on pre-Newtonian science and technology, and on pre-Newtonian attitudes towards the physical world. Newton is here used as a symbol for that watershed in history when men came widely to believe that the external world was subject to a few knowable laws, and was systematically capable of productive manipulation.
The conception of the traditional society is, however, in no sense static; and it would not exclude increases in output. Acreage could be expanded ; some ad hoc technical innovations, often highly productive innovations, could be introduced in trade, industry and agriculture; productivity could rise with, for example, the improvement of irrigation works or the discovery and diffusion of a newcrop. But the central fact about the traditional society was that a ceiling existed on the level of attainable output per head. This ceiling resulted from the fact that the potentialities which flow from modern science and technology were either not available or not regularly and systematically applied.
Both in the longer past and in recent times the story of traditional societies was thus a story of endless change. The area and volume of trade within them and between them fluctuated, for example, with the degree of political and social turbulence, the efficiency of central rule, the upkeep of the roads. Population--and, within limits, the level of life--rose and fell not only with the sequence of the harvests, but with the incidence of war and of plague.
Varying degrees of manufacture developed; but, as in agriculture, the level of productivity was limited by the inaccessibility of modern science, its applications, and its frame of mind."
W. W. Rostow, The Stages of Economic Growth: A Non-Communist Manifesto, 1960, Chapter 2.
"Assurément qu'il n'y a que des sociétés dans l'histoire : sans doute même est-ce que la répétition pure est rigoureusement impossible à l'homme. Reste que cette donnée irrécusable, les sociétés humaines se sont employées, sur la plus longue partie de leur parcours, à la refouler méthodiquement, à la recouvrir ou à la contenir — non sans efficacité du reste. Car si cela ne les a pas empêchées de changer continûment, malgré qu'en aient leur agents, cela les a voués par contre à un rythme de changement très lent. L'essence primitive du fait religieux est toute dans cette disposition contre l'histoire. La religion à l'état pur, elle se ramasse dans cette division des temps qui place le présent dans une absolue dépendance envers le passé mythique et qui garantit l'immuable fidélité de l'ensemble des activités humaines à leur vérité inaugurale en même temps qu'elle signe la dépossession sans appel des acteurs humains vis-à-vis de ce qui confère matérialité et sens aux faits et gestes de leur existence. Co-présence à l'origine et disjonction d'avec le moment d'origine, exacte et constante conformité à ce qui a été une fois pour toutes fondé et séparation d'avec le fondement : on a dans l'articulation de ce conservatisme radical à la fois la clé du rapport religion-société et le secret de la nature du religieux."
Marcel Gauchet, Le Désenchantement du monde, 1985, Folio essais, 2005, p. 48-49.
"Toutes les sociétés sont historiques, dans la mesure où elles sont soumises au changement. Elles n'attribuent pas nécessairement pour autant un caractère générateur à ce changement. C'est même le contraire. Elles se sont pensées en général, à travers toute l'histoire, comme immuablement définies dans leur ordre essentiel par des puissances supérieures. C'est en cela que consiste proprement le choix de religion qui a dominé la plus grande partie de l'histoire humaine : dans ce déni de la puissance de se définir et de se constituer soi-même et dans l'attribution de ce pouvoir à d'autres, à des êtres d'une nature surnaturelle, ancêtres fondateurs, dieux ordonnateurs ou Dieu unique créateur."
Marcel Gauchet, "Croyances religieuses, croyances politiques", 2000, in Le Pouvoir, l'État, la politique, Odile Jacob Poches, 2002, p. 262-263.
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