" […] l'artificialité essentielle d'un objet réside dans le fait que l'homme doit intervenir pour maintenir cet objet dans l'existence en le protégeant contre le monde naturel, en lui donnant un statut à part d'existence. L'artificialité n'est pas une caractéristique dénotant l'origine fabriquée de l'objet par opposition à la spontanéité productrice de la nature : l'artificialité est ce qui est intérieur à l'action artificialisante de l'homme, que cette action intervienne sur un objet naturel ou sur un objet entièrement fabriqué ; une fleur obtenue en serre chaude et qui ne donne que des pétales (fleur double), sans pouvoir engendrer un fruit, est la fleur d'une plante artificialisée : l'homme a détourné les fonctions de cette plante de leur accomplissement cohérent, si bien qu'elle ne peut plus se reproduire que par des procédés tels que le greffage, exigeant intervention humaine. L'artificialisation d'un objet naturel donne des résultats opposés à ceux de la concrétisation technique : la plante artificialisée ne peut exister que dans ce laboratoire pour végétaux qu'est une serre, avec son système complexe de régulation thermiques et hydrauliques. Le système primitivement cohérent des fonctionnements biologiques s'est ouvert en fonction indépendantes les unes des autres, rattachées seulement par les soins du jardinier ; la floraison est devenue une floraison pure, détachée, anomique ; la plante fleurit jusqu'à épuisement, sans produire de graines. Elle perd ses capacités initiales de résistance au froid, à la sécheresse, à l'insolation ; les régulations de l'objet primitivement naturel deviennent les régulations artificielles de la serre. L'artificialisation est un processus d'abstraction dans l'objet artificialisé."
Gilbert Simondon, Du mode d'existence des objets techniques, 1969, Aubier, p. 46-47.
"La distinction entre objets artificiels et objets naturels paraît à chacun de nous immédiate et sans ambiguïté. Rocher, montagne, fleuve ou nuage sont des objets naturels ; un couteau, un mouchoir, une automobile, sont des objets artificiels, des artefacts[1]. Qu'on analyse ces jugements, on verra cependant qu'ils ne sont pas immédiats ni strictement objectifs. Nous savons que le couteau a été façonné par l'homme en vue d'une utilisation, d'une performance envisagée à l'avance. L'objet matérialise l'intention préexistante qui lui a donné naissance et sa forme s'explique par la performance qui en était attendue avant même qu'elle ne s'accomplisse. Rien de tel pour le fleuve ou le rocher que nous savons ou pensons avoir été façonnés par le libre jeu de forces physiques auxquelles nous ne saurions attribuer aucun « projet ». Ceci tout au moins si nous acceptons le postulat de base de la méthode scientifique : à savoir que la Nature est objective et non projective.
C'est donc par référence à notre propre activité, consciente et projective, c'est parce que nous sommes nous-mêmes fabricants d'artefacts, que nous jugeons du « naturel » ou de l' « artificiel » d'un objet quelconque. Serait-il en fait possible de définir par des critères objectifs et généraux les caractéristiques des objets artificiels, produits d'une activité projective consciente, par opposition aux objets naturels, résultant du jeu gratuit des forces physiques ? Pour s'assurer de l'entière objectivité des critères choisis, le mieux sans doute serait de se demander si, les utilisant, un programme pourrait être rédigé qui permettrait à une calculatrice de distinguer un artefact d'un objet naturel.
Un tel programme pourrait trouver des applications du plus puissant intérêt.
Supposons qu'un vaisseau spatial doive prochainement se poser sur Vénus ou sur Mars; quelle question plus intéressante que de savoir si nos voisines sont, ou ont été à une époque antérieure, habitées par des êtres intelligents, capables d'activité projective ? Pour déceler une telle activité, présente ou passée, ce sont évidemment ses produits qu'il faudrait reconnaître, si radicalement différents qu'ils puissent être des fruits d'une industrie humaine. Ignorant tout. de la nature de tels êtres, et des projets qu'ils pourraient avoir conçus, il faudrait que le programme n'utilise que des critères très généraux, fondés exclusivement sur la structure et la forme des objets examinés, sans référence aucune à leur fonction éventuelle.
On voit que les critères à employer seraient au nombre de deux: 1° régularité ; 2° répétition."
Jacques Monod, Le Hasard et la nécessité, 1970, Points essais, 1973, p. 19-20.