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Texte à méditer :   Un peuple civilisé ne mange pas les cadavres. Il mange les hommes vivants.   Curzio Malaparte
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Hors des sentiers battus
L'hypothèse de Sapir-Whorf

  "Les êtres humains ne vivent pas uniquement dans le monde objectif ni dans le monde des activités sociales tel qu'on se le représente habituellement, mais ils sont en grande partie conditionnés par la langue particulière qui est devenue le moyen d'expression de leur société. Il est tout à fait erroné de croire qu'on s'adapte à la réalité pratiquement sans l'intermédiaire de la langue, et que celle-ci n'est qu'un moyen accessoire pour résoudre des problèmes spécifiques de communication ou de réflexion. La vérité est que le « monde réel » est dans une large mesure édifié inconsciemment sur les habitudes de langage du groupe. Il n'existe pas deux langages suffisamment similaires pour qu'on puisse les considérer comme représentant la même réalité sociale. Les mondes dans lesquels vivent les différentes sociétés sont des mondes distincts, et non pas simplement un seul et même monde auquel on aurait collé différentes étiquettes.
  La compréhension d'un simple poème, par exemple, suppose non seulement la compréhension de ses différents mots dans leur signification ordinaire, mais aussi la pleine compréhension de la vie entière de la collectivité qui est reflétée dans ces mots ou qui est suggérée par ses réticences. Si par exemple l'on dessine une dizaine de lignes, de formes différentes, on les perçoit comme divisibles en catégories telles que « droites », « tordues », « courbées », « en zigzag » en raison de la suggestion classificatoire des termes linguistiques eux-mêmes. Pour une bonne part, la manière dont nous accueillons le témoignage de nos sens (vue, ouïe, etc.) est déterminée par les habitudes linguistiques de notre milieu, lequel nous prédispose à un certain type d'interprétation."

 

Edward Sapir, "The Status of Linguistics as a Science", Language, Vol. 5, No. 4 (Dec., 1929), p. 207-214., tr. fr. Claude Carme, in  Whorf, Linguistique et anthropologie, Denoël/Gonthier, 1971, p. 71.

  "Human beings do not live in the objective world alone, nor alone in the world of social activity as ordinarily understood, but are very much at the mercy of the particular language which has become the medium of expression for their society. It is quite an illusion to imagine that one adjusts to reality essentially without the use of language and that language is merely an incidental means of solving specific problems of communication or reflection. The fact of the matter is that the “real world” is to a large extent unconsciously built up on the language habits of the group. No two languages are ever sufficiently similar to be considered as representing the same social reality. The worlds in which different societies live are distinct worlds, not merely the same world with different labels attached.
The understanding of a simple poem, for instance, involves not merely an understanding of the single words in their average significance, but a full comprehension of the whole life of the community as it is mirrored in the words, or as it is suggested by their overtones. Even comparatively simple acts of perception are very much more at the mercy of the social patterns called words than we might suppose. If one draws some dozen lines, for instance, of different shapes, one perceives them as divisible into such categories as “straight”, “crooked”, “curved”, “zigzag” because of the classificatory suggestiveness of the linguistic terms themselves. We see and hear and otherwise experience very largely as we do because the language habits of our community predispose certain choices of interpretation."

 

Edward Sapir, "The Status of Linguistics as a Science", Language, Vol. 5, No. 4 (Dec., 1929), pp. 207-214.



  "Les concepts de « temps » et de « matière », qui sont des données de l'expérience, ne sont pas, dans leur essence, exprimés de la même manière par tous les hommes, mais ils dépendent de la nature de la ou des langues qui ont présidé à leur élaboration. Ils sont liés moins à un quelconque SYSTÈME grammatical (tel que le temps des verbes ou la catégorie des subs­tantifs) qu'au processus de connaissance allant de l'expérience à l'analyse dont les modalités ont été fixées linguistiquement en tant qu' « expressions reçues », et échappent aux classifications grammati­cales types. De sorte qu'une telle « expression » peut inclure des aspects lexicaux, morphologiques, syn­taxiques et autres, les uns et les autres tout aussi structurés et coordonnés dans un certain cadre logi­que. Notre propre « temps » diffère notablement de la « durée » Hopi. Il est conçu comme un espace aux dimensions strictement limitées, ou parfois comme un mouvement au sein de cet espace, et l'usage intellectuel que nous en faisons correspond à cette conception. Il semble qu'en Hopi on ne puisse concevoir la notion de durée en termes d'espace or de mouvement, car elle e t le mode par lequel la vie diffère de la forme, et la conscience in toto des élé­ments spatiaux de la conscience. Certaines idées issues de notre propre concept du temps, celle de la simultanéité absolue par exemple, seront soit très difficiles soit impossibles à exprimer' parfaitement dénuées de sens si l'on s'en réfère au concept Hopi, elles seraient remplacées par des concepts opéra­toires. Notre « matière D est le dérivé physique de la « substance D, conçue comme l'élément extensionnel et sans forme auquel doit venir s'ajouter la forme pour qu'il puisse y avoir existence réelle. Il sem­ble qu'en Hopi il n'y ait rien de comparable ; on ne trouve pas d'éléments extensionnels sans forme; l'existence peut avoir ou ne pas avoir de forme, mais dans les deux cas elle s'inscrit dans la durée et possède un certain coefficient d'intensité - l'une et l'autre propriété sont non extensionnelles et en défi­nitive n'en font qu'une.

  Mais que dire de notre concept d' « espace », qui était également inclus dans la première question? La différence existant à ce sujet entre le Hopi et le groupe G.L.E.T. [Groupe des langues européennes types] est beaucoup moins marquée qu'en ce qui concerne le temps, et il est probable que l'appré­hension de l'espace est essentiellement une donnée de l'expérience indépendante de la langue. Les expé­riences menées par les Gestalt-psychologues sur la perception visuelle semblent établir la réalité du fait. Mais le CONCEPT D'ESPACE varie quelque peu selon la langue, car, en tant qu'outil intellectuel, il est étroi­tement lié à l'emploi concomitant d'autres outils intellectuels tels que le « temps » et la « matière », lesquels sont conditionnés par la langue. Nous voyons les choses avec nos yeux selon les mêmes formes spatiales que le Hopi, mais l'espace tel que nous nous le représentons a également la propriété de servir de substitut aux systèmes de relations tels que le temps, l'intensité ou la tendance. Il est en outre considéré comme un « réceptacle » destiné à recevoir des éléments imaginaires sans forme définie (l'un de ceux-ci peut même être appelé « espace »). Dans le sens où l'entend le Hopi, l'espace ne serait pas relié mentalement à de tels substituts; il s'agirait d'un espace relativement « pur n, d'où toute notion étrangère serait exclue.
  Quant à notre deuxième question[1], nous répondrons qu'il existe des rapports, mais non des corrélations ou des correspondances diagnostiques entre les normes culturelles et les structures linguis­tiques. Bien qu'il soit impossible de dire que l'exis­tence des Hérauts est due au fait qu'il n'y a pas de temps de conjugaison en Hopi, ou vice versa, il existe une relation entre une langue et les autres aspects de la culture dans la société qui utilise cette langue. Il y a des cas où les « expressions reçues » font partie intégrante du complexe culturel, que celui-ci soit ou non universellement valable, et cette intégration comprend un certain nombre de rapports entre le genre d'analyses linguistiques en vigueur et diverses réactions de comportement ainsi que les formes revêtues par différentes évolution culturelles. Ainsi l'importance des Hérauts serait lié non pas à l'absence proprement dite de temps et conjugaison, mais à un système de pensée dans lequel des catégories différentes de nos temps apparaissent comme naturelles. Pour découvrir ces rapports, il s'agit non pas tant de concentrer son attention sur les données classiques fournies par la description linguistique, ethnographique, sociologique, que de procéder à une analyse de la culture et de la langue considérées comme un tout, lorsque (et seulement dans ce cas) l'une et l'autre ont évolué de pair durant une longue période historique. On peut 'at­tendre alors à ce qu'il existe de relations entre ces divers domaines et qu'elles soient éventuellement décelables par une étude attentive."

 

Benjamin Lee Whorf, "Rapports de la pensée avec le langage", 1939, tr. fr. Claude Carme, in Linguistique et anthropologie, Paris, Denoël, 1971, p. 117-120.


[1] Y'a-t-il des affinités décelables entre a) les normes culturelles et les normes du comportement et b) les modèles linguistiques dans leur ensemble d'autre part ?



  "Nous disséquons la nature selon des lignes tracées par notre langue maternelle. Il est faux de croire que les catégories et les types que nous dégageons du monde des phénomènes, nous les y trouvons parce qu'ils sautent aux yeux de tous les observateurs ; au contraire, le monde se présente dans un flux kaléidoscopique d'impressions qui doit être organisé par notre pensée (et cela signifie surtout par le système linguistique qui est présent dans notre pensée). Nous découpons la nature, nous l'organisons en concepts et nous attribuons des significations comme nous le faisons, surtout parce que nous sommes impliqués dans un accord pour l'organiser ainsi (accord qui tient dans toute notre communauté de langue, et qui est codifié dans les schèmes de notre langue). Cet accord est, bien sûr, implicite et non établi, mais ses termes sont absolument obligatoires ; nous ne pouvons pas parler sans appliquer les règles d'organisation et de classification de données imposées par cet accord."

 

Benjamin Lee Whorf, "Science et linguistique", 1940, tr. fr. Claude Carme, in Linguistique et anthropologie, Paris, Denoël, 1956, p. 125.

 

  "Lorsque des linguistes devinrent capables d'analyser d'une façon critique et scientifique un grand nombre de langues dont les structures présentent des différences considérables, leur base de référence s'en trouva agrandie. Ils constatèrent une solution de continuité dans les phénomènes considérés jusque-là comme universels, et prirent conscience du même coup de tout un nouvel ordre de significations. On s'aperçut que l'infrastructure linguistique (autrement dit, la grammaire) de chaque langue ne constituait pas seulement « l'instrument » permettant d'exprimer des idées, mais qu'elle en déterminait bien plutôt la forme, qu'elle orientait et guidait l'activité mentale de l'individu, traçait le cadre dans lequel s'inscrivaient ses analyses, ses impressions, sa synthèse de tout ce que son esprit avait enregistré. La formulation des idées n'est pas un processus indépendant, strictement rationnel dans l'ancienne acception du terme, mais elle est liée à une structure grammaticale déterminée et diffère de façon très variable d'une grammaire à l'autre. Nous découpons la nature suivant les voies tracées par notre langue maternelle. Les catégories et les types que nous isolons du monde des phénomènes ne s'y trouvent pas tels quels, s'offrant d'emblée à la perception de l'observateur. Au contraire, le monde se présente à nous comme un flux kaléidoscopique d'impressions que notre esprit doit d'abord organiser, et cela en grande partie grâce au système linguistique que nous avons assimilé. Nous procédons à une sorte de découpage méthodique de la nature, nous l'organisons en concepts, et nous lui attribuons telles significations en vertu d'une convention qui détermine notre vision du monde, – convention reconnue par la communauté linguistique à laquelle nous appartenons et codifiée dans les modèles de notre langue. Il s'agit bien entendu d'une convention non formulée, de caractère implicite, mais ELLE CONSTITUE UNE OBLIGATION ABSOLUE. Nous ne sommes à même de parler qu'à la condition expresse de souscrire à l'organisation et à la classification des données, telles qu'elles ont été élaborées par convention tacite.
  Ce fait est d'une importance considérable pour la science moderne, car il signifie qu'aucun individu n'est libre de décrire la nature avec une impartialité absolue, mais qu'il est contraint de tenir compte de certains modes d'interprétation même quand il élabore les concepts les plus originaux. Celui qui serait le moins dépendant à cet égard serait un linguiste familiarisé avec un grand nombre de systèmes linguistiques présentant entre eux de profondes différences. Jusqu'ici aucun linguiste ne s'est trouvé dans une situation aussi privilégiée. Ce qui nous amène à tenir compte d'un nouveau principe de relativité, en vertu duquel les apparences physiques ne sont pas les mêmes pour tous les observateurs, qui de ce fait n'aboutissent pas à la même représentation de l'univers, à moins que leurs infrastructures linguistiques soient analogues ou qu'elles puissent être en quelque sorte normalisées. […]
 On aboutit ainsi à ce que j'ai appelé le "principe de relativité linguistique", en vertu duquel les utilisateurs de grammaires notablement différentes sont amenés à des évaluations et à des types d'observations différents de faits extérieurement similaires, et par conséquent ne sont pas équivalents en tant qu'observateurs, mais doivent arriver à des visions du monde quelque peu dissemblables. […] À partir de chacune de ces visions du monde, naïves et informulées, il peut naître une vision scientifique explicite, du fait d'une spécialisation plus poussée des mêmes structures grammaticales qui ont engendré la vision première et implicite. Ainsi l'univers de la science moderne découle d'une rationalisation systématique de la grammaire de base des langues indo-européennes occidentales. Évidemment, la grammaire n'est pas la CAUSE de la science, elle en reçoit seulement une certaine coloration. La science est apparue dans ce groupe de langues à la suite d'une série d'événements historiques qui ont stimulé le commerce, les systèmes de mesure, la fabrication et l'invention technique dans la partie du monde où ces langues étaient dominantes."

Benjamin Lee Whorf, Linguistique et anthropologie, 1956, trad. Claude Carme, Denoël, 1969, p. 125-126, 139.


  "La manière dont nous découpons et orga­nisons le champ et le flux des événements est due surtout au fait que notre optique est conditionnée par notre optique maternelle, et non au fait que la nature elle-même est « compartimentée » exactement de la même manière pour tout le monde. Les langues ne diffèrent pas seulement par la construction de leurs phrases, mais aussi dans leur façon de découper la nature afin d'obtenir les éléments qui prendront place dans ces phrases. Ce découpage fournit les limites du lexique. « Mot » n'est pas un « mot » très adéquat pour désigner ces unités. On a suggéré « lexème », nous nous contenterons ici de la désignation de « terme ». Par ces termes plus ou moins distincts nous assignons un isolement semi-fictif à des fragments d'expérience. Des termes comme « ciel, colline, marais » nous incitent à considérer un aspect insaisissable de l'infinie diversité de la nature comme une CHOSE distincte, presque comme une table ou une chaise. Ainsi l'anglais et les idiomes analogues nous amènent-ils à penser à l'univers comme à une collection d'objets et d'événements relativement distincts correspondant aux mots. C'est en fait l'image implicite de la physique et de l'astronomie classique – suivant laquelle l'univers est essentiellement une juxtaposition d'objets séparés de tailles différente."

 

Benjamin Lee Whorf, "Les langues et la logique", 1941, tr. fr. Claude Carme, in Linguistique et anthropologie, Paris, Denoël, 1971, p. 173.



  "Je suis arrivé à la conclusion qu'il est inexact de considérer comme allant de soi qu'un Hopi connaissant seulement la langue hopi et les idées culturelles de son propre milieu a les mêmes notions du temps et de l'espace que nous – notions souvent supposées d'origine intuitive et généralement tenues pour universelles. En particulier, il n'a pas de notion ou d'intuition générale du TEMPS, selon laquelle celui-ci apparaît comme un continu s'écoulant régulièrement et dans lequel toute chose de l'univers se meut à la même allure, hors d'un futur, à travers un présent, dans un passé ; ou bien, pour renverser l'image, dans laquelle l'observateur est emporté continûment au fil de la durée, à partir d'un passé et en direction d'un futur.
  Au terme d'une longue étude et après une analyse attentive, on a constaté que  la langue Hopi ne contient pas de mots, de formes grammaticales, de constructions ou d'expressions qui se rapportent directement à ce que nous appelons « temps ». Il n'en est pas non plus qui soient relatifs au passé, au présent et au futur, ou à la notion de permanence ou de durée, ou au mouvement, considéré sur le plan cinématique plutôt que dynamique (c'est-à-dire en tant que translation continue dans l'espace et le temps plutôt que comme la manifestation d'un effort dynamique obéissant à un certain processus). On note enfin qu'il n'y a aucune donnée linguistique qui se rapporte à l'espace de manière à exclure cet élément d'extension ou d'existence que nous appelons temps, et qui ainsi laisse implicitement un résidu qui pourrait être désigné sous le nom de « temps ». En conséquence, la langue Hopi ne contient aucune référence au « temps », soit explicite, soit implicite.
  D'autre part, la langue Hopi est capable de rendre compte et de décrire correctement, d'un façon pragmatique et opératoire, tous les phénomènes de l'univers. J'en conclus donc qu'il est erroné de croire que la pensée Hopi contient, à quelque degré que ce soit, la notion – qu'on suppose être perçue intuitivement – du « temps » qui passe.  De même qu'il est possible de concevoir un nombre illimité de géométries non euclidiennes qui donnent une description également parfaite des configurations spatiales, de même il peut exister des descriptions de l'univers, tout aussi valables, qui ne contiennent pas les contrastes qui nous sont familiers de temps et d'espace. La théorie de la relativité dans la physique moderne est une description du même ordre, conçue en termes de mathématiques, et la « vision du monde » Hopi en est une autre, entièrement différente, non mathématique et linguistique.
  La langue et la culture Hopi recèlent donc une métaphysique, au même titre que notre conception prétendument naïve du temps et de l'espace, il s'agit cependant d'un métaphysique qui diffère de celles-ci."

 

Benjamin Lee Whorf, "Un modèle américain de l'univers", 1936, tr. fr. Claude Carme, in Linguistique et anthropologie, Paris, Denoël, 1971, p. 5-7.



  "En Chichewa, langue apparentée au Zoulou, parlée par une tribu de Noirs illettrés de l'Est africain, il y a deux temps pour le passé, l'un pour les événements passés ayant une influence sur le présent, l'autre pour ceux n'ayant aucun prolongement actuel. Un événement passé qui se traduit sur le plan objectif, extérieur, se distingue d'un événement enregistré seulement par la mémoire ou le psychisme. Une nouvelle vision du TEMPS nous est ainsi offerte. Représentons la première forme par l'indice 1, la seconde par l'indice 2 puis réfléchissons aux nuances du Chichewa : […] « j'ai mangé1 » signifie que je n'ai pas faim ; « j'ai mangé2 » signifie que j'ai faim. Si on vous offre à manger et que vous dites : « Non, j'ai mangé1 », c'est normal, mais si vous utilisez la deuxième forme, c'est une insulte. […]
  Prenons d'autre part le dialecte « Cœur d'Alène » parlé par une petite tribu indienne du même nom, dans l'Idaho. À la place de notre simple concept de « cause » (basé sur la relation élémentaire « ceci lui fait faire cela »), la grammaire Cœur d'Alène exige la discrimination (que ces indiens font bien entendu automatiquement) entre trois processus causatifs qui se traduisent par trois formes verbales :

1. croissance ou maturation d'une cause inhérente ;
2. addition ou accroissement de l'extérieur ;
3.. addition secondaire d'un élément affecté par le processus 2.

  Pour dire par exemple « rendre sucré », ils utilisent la forme 1 pour une prune adoucie par le mûrissement, la forme 2 pour une tasse de café où l'on a fait dissoudre du sucre, et la forme 3 pour des gâteaux sucrés à l'aide d'un sirop obtenu par dissolution de sucre."

 

Benjamin Lee Whorf, "Langage, esprit et réalité", 1941, in Linguistique et anthropologie, tr. fr. Claude Carme, Denoël-Gonthier, 1971, p. 216-217.


 

  "Même s'il y avait réellement un grand nombre de racines pour désigner différents types de neige dans quelque langue de l'Arctique, objectivement cela n'aurait aucun intérêt intellectuel ; ce serait un fait tout à fait banal.
  Les éleveurs de chevaux ont différents noms pour la race, la taille et l'âge des chevaux, les botanistes ont des noms pour la forme des feuilles, les décorateurs d'intérieur ont des mots pour les nuances du mauve, les imprimeurs ont beaucoup de noms différents pour les diverses polices (Caslon, Garamond, Helvetica, Times Roman, etc.), et cela tout naturellement. Si ces évidentes vérités à propos de la spécialisation sont censées être des faits intéressants à propos du langage, de la pensée et de la culture, alors je suis désolé, mais ne comptez pas sur moi […]

  Et puis, quand on y pense, il est peu probable que les esquimaux s'intéressent tant à la neige. La neige, dans la vie d'un chasseur esquimau traditionnel, doit être une sorte d'arrière-plan constant, comme le sable sur une plage. Et même ceux qui passent leur vie à la plage n'ont qu'un mot pour le sable. Mais voilà : plus on y réfléchit, plus ce canular du lexique esquimau paraît ridicule."

 

Geoffrey K. Pullum, "The Great Eskimo Vocabulary Hoax", 1989, Natural Language and Linguistic Theory 7, p. 278-279.



  "[…] selon la célèbre hypothèse du déterminisme linguistique de Sapir-Whorf, les pensées sont déterminées par les catégories offertes par leur langue. Du coup, les différences entre les langues entraîneraient des différences entre les pensées de leurs locuteurs. Ceux qui n'ont gardé qu'un petit vernis de leurs études universitaires peuvent au moins débiter ces factoïdes : que les langues découpent le spectre à des endroits différents pour nommer les couleurs, que le concept du temps est fondamentalement différent chez les Hopis, et que les Eskimos dis- posent de plusieurs douzaines de mots pour désigner la neige. Cette théorie a une lourde implication : les catégories de base de la réalité ne seraient pas « dans » le monde, mais nous seraient imposées par notre culture. (On pourrait donc les contester, ce qui explique peut- être l'attrait persistant que cette hypothèse exerce sur la sensibilité des jeunes étudiants.)
  Or tout cela est faux, totalement faux. L'idée selon laquelle le langage serait la même chose que la pensée est un exemple de ce qu'on peut appeler une « absurdité de convention » : une affirmation qui va à l'encontre de tout sens commun, mais à laquelle chacun adhère parce qu'il se souvient vaguement l'avoir entendue quelque part et parce qu'elle a de nombreuses implications. […] Réfléchissez. Nous avons tous fait cette expérience de dire ou d'écrire une phrase, puis de nous arrêter en réalisant que ce n'était pas exactement ce que nous voulions dire. Pour que nous éprouvions cette sensation, il faut qu'il y ait un « voulu dire », qui soit différent de ce qui est dit. Parfois, nous éprouvons des difficultés à trouver aucun mot qui exprime une pensée de façon adéquate. Quand nous entendons ou quand nous lisons quelque chose, en général nous nous souvenons de la substance, pas des mots exacts. Il faut donc bien qu'il y existe quelque chose comme une substance qui ne soit pas la même chose qu'un groupe de mots, Si les pensées dépendaient des mots, comment pourrait-on fabriquer un mot nouveau ? Comment un enfant pourrait-il apprendre un mot au départ ? Comment pourrait-on traduire d'une langue à l'autre ?"

 

Steven Pinker, L'instinct du langage, 1994, tr. fr. Marie-France Desjeux, Odile Jacob, 1999, p. 55-56.

 

"[…] the famous Sapir-Whorf hypothesis of linguistic determinism, stating that people's thoughts are determined by the categories made available by their language, and its weaker version, linguistic relativity, stating that differences among languages cause differences in the thoughts of their speakers. People who remember little else from their college education can rattle off the factoids: the languages that carve the spectrum into color words at different places, the fundamentally different Hopi concept of time, the dozens of Eskimo words for snow. The implication is heavy : the foundational categories of reality are not “in” the world but are imposed by one's culture (and hence can be challenged, perhaps accounting for the perennial appeal of the hypothesis to undergraduate sensibilities).
  But it is wrong, all wrong. The idea that thought is the same thing as language is an example of what can be called a conventional absurdity : a statement that goes against all common sense but that everyone believes because they dimly recall having heard it somewhere and because it is so pregnant with implications. […] Think about it. We have all had the experience of uttering or writing a sentence, then stopping and realizing that it wasn't exactly what we meant to say. To have that feeling, there has to be a “what we meant to say” that is different from what we said. Sometimes it is not easy to find any words that properly convey a thought. When we hear or read, we usually remember the gist, not the exact words, so there has be such a thing a gist is not the same as a bunch of words. And if thoughts depended on words, how could a new word ever be coined ? How could a child learn a word to be with ?"

 

Steven Pinker, The language instinct, 1994, William Morrow and Company, Inc., New York, pp. 57-58.


 

  "[…] on ne pense pas en anglais, en chinois ou en apache, on pense dans le langage de la pensée. Celui-ci ressemble probablement un peu à toutes ces langues, il est vraisemblable qu'il ait des symboles pour des concepts, et des organisations de symboles correspondant à qui fait quoi et à qui […]. Cependant, si on le compare avec n'importe quelle langue donnée, le mentalais doit être plus riche pour certaines choses, et plus simple pour d'autres. Il doit être plus riche, par exemple en ce que des symboles conceptuels différents doivent correspondre à un même mot donné dans une langue particulière, comme mains ou tonneaux. Il doit y avoir un attirail supplémentaire qui différencie de façon logique des types de concepts distincts, comme les défenses de Ralph et les défenses en général, et qui relie différents symboles référant à la même chose, comme le grand homme blond à la chaussure noire et l'homme. En revanche, le mentalais doit être plus simple que les langues parlées ; les mots et les constructions relatifs à la conversation (comme un et le) sont absents, et les informations sur la prononciation des mots ou même sur leur place sont inutiles. Maintenant, il se pourrait que les personnes qui parlent anglais pensent dans une sorte de quasi-anglais, simplifié et annoté, selon le mode que je viens de décrire, et que celles qui parlent apache pensent dans un quasi-apache simplifié et annoté. Cependant, pour que ces langues de pensée servent le raisonnement de manière adéquate, il faudrait qu'elles se ressemblent entre elles beaucoup plus qu'aucune d'entre elles ne ressemble à sa contrepartie parlée, et il y a bien des chances qu'elles soient pareilles, à savoir qu'il s'agisse d'un mentalais universel.
  Savoir une langue, c'est donc savoir traduire le mentalais en séquences de mots, et inversement. Les personnes qui n'ont pas de langue auraient quand même le mentalais, et on peut penser que les bébés, et de nombreux animaux non humains, ont des dialectes plus simples. En effet, si les bébés n'avaient pas un mentalais pour traduire de et en anglais, on ne voit pas bien comment ils pourraient apprendre l'anglais, ni même ce que cela pourrait vouloir dire que d'apprendre l'anglais."

 

Steven Pinker, L'instinct du langage, 1994, tr. fr. Marie-France Desjeux, Odile Jacob, 1999, p. 78-79.

 

  "People do not think in English or Chinese or Apache; they think in a language of thought. This language of thought probably looks a bit like all these languages; presumably it has symbols for concepts, and arrangements of symbols that correspond to who did what to whom […]. But compared with any given language, mentalese must be richer in some ways and simpler in others. It must be richer, for example, in that several concept symbols must correspond to a given English word like stool or stud. There must be extra paraphernalia that differentiate logically distinct kinds of concepts, like Ralph's tusks versus tusks in general, and that link different symbols that refer to the same thing, like the tall blond man with one black shoe and the man. On the other hand, mentalese must be simpler than spoken languages; conversation-specific words and constructions (like a and the) are absent, and information about pronouncing words, or even ordering them, is unnecessary. Now, it could be that English speakers think in some kind of simplified and annotated quasi-English, with the design I have just described, and that Apache speakers think in a simplified and annotated quasi- Apache. But to get these languages of thought to subserve reasoning properly, they would have to look much more like each other than either one does to its spoken counterpart, and it is likely that they are the same: a universal mentalese.

  Knowing a language, then, is knowing how to translate mentalese into strings of words and vice versa. People without a language would still have mentalese, and babies and many nonhuman animals presumably have simpler dialects. Indeed, if babies did not have a mentalese to translate to and from English, it is not clear how learning English could take place, or even what learning English would mean."

 

Steven Pinker, The language instinct, 1994, William Morrow and Company, Inc., New York, pp. 81-82.


 

  "[…] d'une langue à l'autre, la mise en forme se réalise de manière différente, et parfois considérablement. Il est difficile de savoir ce qu'il y a lieu de conclure de cette observation déjà ancienne. Elle est au coeur de l'hypothèse dite de Sapir-Whorf, du nom des linguistes américains qui lui ont donné sa forme la plus dramatique. « Nous disséquons la nature selon les lignes tracées à l'avance par nos langues maternelles. »[1] Chaque langue est un système complexe de structures grâce auquel une culture organise les catégories dans lesquelles le locuteur analysera l'expérience, relèvera ou négligera certains types de rapports et de phénomènes, et maîtrisera ses raisonnements. Étudiant le système verbal du hopi (parlé dans l'Arizona), Whorf montre qu'il ne comporte pas de forme se rapportant directement à l'expression du temps, mais qu'il est en revanche structuré selon des modalités qui relèvent de ce que les grammairiens appellent l'aspect, et contraint par exemple les Hopis à prêter attention aux processus vibratoires ou ondulatoires. Seraient-ils alors plus proches que ceux qui parlent une langue indo-européenne de la vision du monde que fournit la physique contemporaine ? En le soutenant parfois, Whorf ne semble pas penser que ce genre d'affirmation se retourne contre sa thèse, du moins dans ses versions les plus fortes : car ce sont précisément des savants dont les langues maternelles étaient indo-européennes qui ont élaboré la physique, montrant par là qu'une langue n'impose pas une vision du monde dont il soit impossible de s'affranchir par un travail qui se concrétise dans l'élaboration d'une langue spécialisée permettant d'exprimer les phénomènes considérés.
  À côté de cet argument spéculatif, nous avons depuis les années soixante-dix des raisons positives pour infirmer la thèse culturaliste. E. Rosch, ayant constaté que les Danis (Nouvelle-Guinée) ne disposent que de deux termes pour les couleurs, dont l'un s'applique aux teintes claires et chaudes, et l'autre aux teintes sombres et froides, se demanda quels effets pouvait avoir un vocabulaire aussi limité sur les comportements relatifs aux couleurs. Pensant obtenir une confirmation de la position de Whorf, elle soumit les Danis à deux tests distincts, l'un de nomination, l'autre de reconnaissance. Disposant devant les sujets de son expérience quarante échantillons de teinte ou de clarté différente, elle leur demanda d'abord de les nommer ; ensuite, après avoir montré un échantillon à un Dani, elle le faisait attendre dans l'ombre, puis lui demandait de retrouver l'échantillon parmi les quarante. La même procédure était reprise avec des Américains. Au premier test, les résultats furent ceux qu'on attendait : avec leurs deux termes de couleur, les Danis eurent beaucoup de difficultés. Mais la surprise vint du second test : les Danis reconnaissaient à peu près les couleurs de la même manière que les Américains. Les différences dans le vocabulaire disponible n'avaient guère d'influence sur les mécanismes de stockage en mémoire ou de rappel : la mémoire et la reconnaissance dépendent moins de la structure du lexique que de celle du système nerveux. La relativité culturelle a des effets beaucoup plus limités qu'on ne s'y attendait."

 

Jean-Claude Pariente, "Le langage", in Notions de philosophie, I, Folio essais, 1995, p. 404-405.


[1] B. L. Whorf, Language, Thought and Reality, New York, 1958, p. 213.

 

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Date de création : 21/09/2016 @ 15:34
Dernière modification : 13/03/2020 @ 11:57
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