"L'examen des oeuvres produites par la langue ne confirme pas davantage la thèse selon laquelle la représentation ne ferait que dénoter les objets déjà reconnus par la perception. Il serait impossible de rendre par là pleine justice à la richesse profonde de la langue. Celle-ci ôtée, c'en est fini du concept, mais c'en est fini aussi de l'objet pour l'âme, puisque l'objet extérieur ne peut accéder qu'au moyen du concept à l'essentialité capable de la faire reconnaître par l'âme. Car le mot s'enracine précisément dans une telle perception ; plutôt qu'une réplique de l'objet en soi, il l'est de l'image que cet objet a produite dans l'âme. La subjectivité étant inévitablement entrelacée à toute perception objective, il est permis, indépendamment même du langage, de considérer que chaque noyau d'individualité humaine est un centre original de perspective projeté sur le monde. Il en est à plus forte raison ainsi avec la langue, car le mot s'érige en objet, face à l'âme, le fait, comme nous verrons plus loin, en se lestant d'auto-signification et en important une manière d'être originale. [...]
L'homme s'entoure d'un univers sonore, afin de recueillir et d'élaborer en lui l'univers des objets. De telles expressions n'outrepassent nullement la plus élémentaire vérité. Les rapports que l'homme entretient avec les objets sont fondamentalement et, osons le dire, puisque aussi bien l'affectivité et l'activité dont il est le théâtre dépendent de ses représentations, exclusivement réglés par la manière dont le langage les lui transmet. C'est par un seul et même acte qu'il tisse autour de lui la trame de la langue et qu'il se tisse en elle ; chacune décrit autour du peuple dont elle relève un cercle dont il n'est possible de s'échapper que pour pénétrer, au même instant, dans un autre. Il faudrait donc voir dans l'apprentissage d'une langue étrangère la conquête d'une perspective nouvelle et le renouvellement de la vision du monde qui dominait jusque-là ; [...]
La langue est, dès ses premiers pas, entièrement humaine et a des ressources pour s'avancer, hors de toute préméditation, à la rencontre de tous les objets, qu'ils soient donnés fortuitement par la perception sensible ou qu'ils soient élaborés par l'activité intérieure."
Wilhelm von Humboldt, Introduction à l'oeuvre sur le kavi (posthume, 1906), trad. P.Caussat, Éd. du Seuil, 1974, p. 199-201.
"Selon une conception fort naïve, mais assez répandue, une langue serait un répertoire de mots, c'est-à-dire de productions vocales (ou graphiques), chacun correspondant à une chose ; à un certain animal, le cheval, le répertoire connu sous le nom de la langue française ferait correspondre une production vocale déterminée que l'orthographe représente sous la forme cheval ; les différences entre les langues se ramèneraient à des différences de désignations : pour le cheval, l'anglais dirait Horse et l'allemand Pferd ; apprendre une seconde langue consisterait simplement à retenir une nouvelle nomenclature en tous points parallèle à l'ancienne. […] Cette notion de langue-répertoire se fonde sur l'idée simpliste que le monde tout entier s'ordonne, antérieurement à la vision qu'en ont les hommes, en catégories d'objets parfaitement distinctes, chacun recevant nécessairement une désignation dans chaque langue."
Alain Martinet, Eléments de linguistique générale, 1960, Armand Colin, p. 14-18.
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