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Le problème de la traduction |
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"Le maître Abū al-Hasan ibn Suwâr a dit : celui qui traduit doit comprendre parfaitement la langue d'origine et se mettre dans l'esprit de celui qui la parle. Il doit parfaitement assimiler la manière de s'exprimer aussi bien dans la langue traduite que dans celle qu'il traduit. Le moine Athanase ne maîtrisant pas suffisamment la pensée d'Aristote s'est sans doute trompé dans sa traduction. Quant à ceux que l'on a cités précédemment, leur traduction de ce livre a été faite du syriaque vers l'arabe, en se basant sur celle de ce dernier. Mais n'étant pas au fait [de ses lacunes], ils se sont évertués à reconstituer ses propos. Chacun, de son côté s'est efforcé de rétablir la vérité et de reconstruire le sens premier du philosophe. Voila pourquoi il ont modifié, chacun selon son entendement, la traduction arabe d'Athanase.
Puisque nous avons tenu à nous attarder sur les apports de chacun, nous avons été amenés a reproduire par conséquent toutes les traductions qui nous sont parvenues dans le but de méditer sur chacun d'entre elles, et ceci afin de nous permettre d'appréhender le sens [original de ce texte].
J'ai vu par ailleurs que le talentueux Yahyà ibn 'Adī avait largement commenté ce livre [les Catégories d'Aristote]. Une grande partie que j'avais vu était estimée à près des deux tiers en syriaque et en arabe [de l'ouvrage original]. Yahyà ibn 'Adī l'avait probablement achevé. Mais à sa mort ce livre avait disparu. À l'époque, j'avais fait plusieurs suppositions à son sujet : tantôt je pensais qu il l'avait invalidé, parce qu'il n'en était pas satisfait, tantôt j'étais enclin de croire qu'on le lui avait volé, ce dont je suis presque persuadé. Il avait donc traduit ce livre avant de l'avoir commenté. Voilà pourquoi sa traduction est demeurée quelque peu ambiguë. Le fait est que sa traduction est demeurée imparfaite parce qu'il s'est reposé en grande partie sur la version syriaque [disponible]...
J'ai rédigé donc ce paragraphe à destination de celui qui lirait ce livre afin qu'il s instruise de la raison de cette disposition et qu'il sache la motivation qui m'a conduite a établir toutes ces traductions, les unes après les autres."
Remarques de traductions par Ibn Suwâr jointes à une traduction des Catégories d'Aristote, 1027, Ms. Paris. ar. 2346, f. 380r et son verso.
"Rien n'est plus ordinaire que de trouver quantité de mots dans une langue auxquels il n'y en a aucun dans une autre langue qui leur réponde. Ce qui montre évidemment, que ceux d'un même pays ont eu besoin en conséquence de leurs coutumes et de leur manière de vivre, de former plusieurs Idées complexes et de leur donner des noms, que d'autres n'ont jamais réuni en idées spécifiques. Ce qui n'aurait pu arriver de la sorte, si ces espèces étaient un constant ouvrage de la nature, et non des combinaisons formées et abstraites par l'esprit pour la commodité de l'entretien, après qu'on les a désignées par des noms distincts. Ainsi l'on aurait bien de la peine à trouver en Italien ou en Espagnol qui sont deux langues fort abondantes, des mots qui répondissent aux termes de notre jurisprudence qui ne sont pas de vains sons : moins encore pourrait-on, à mon avis, traduire ces termes en Langue Caribe ou dans les langues qu'on parle parmi les Iroquois et les Kiristinous. Il n'y a point de mots dans d'autres langues qui répondent au mot versura[1] usité parmi les Romains, ni à celui de corban[2], dont se servaient les Juifs. Il est aisé d'en voir la raison par ce que nous venons de dire. Bien plus ; si nous voulons examiner la chose d'un peu plus près, et comparer exactement diverses langues, nous trouverons que quoi qu'elles aient des mots qu'on suppose dans les traductions et dans les dictionnaires se répondre l'un à l'autre, à peine y en a-t-il un entre dix, parmi les noms des idées complexes, et surtout, des modes mixtes, qui signifie précisément la même idée que le mot par lequel il est traduit dans les dictionnaires. Il n'y a point d'idées plus communes et moins composées que celles des mesures du temps, de l'étendue et du poids. On rend hardiment en Français les mots Latins, hora, pes, et libra par ceux d'heure, de pied et de livre : cependant il est évident que les idées qu'un Romain attachait à ces mots Latins étaient fort différentes de celles qu'un Français exprime par ces mots Français. Et qui que ce fût des deux qui viendrait à se servir des mesures que l'autre désigne par des noms usités dans sa langue, se méprendrait infailliblement dans son calcul, s'il les regardait comme les mêmes que celles qu'il exprime dans la sienne. Les preuves en sont trop sensibles pour qu'on puisse le révoquer en doute ; et c'est ce que nous verrons beaucoup mieux dans les noms des idées plus abstraites et plus composées, telles que sont la plus grande partie de celles qui composent les discours de morale : car si l'on vient à comparer exactement les noms de ces idées avec ceux par lesquels ils sont rendus dans d'autres langues, on en trouvera fort peu qui correspondent exactement dans toute l'étendue de leurs significations."
John Locke, Essai philosophique concernant l'entendement humain, Livre III, chapitre 5, § 8, Le Livre de Poche, 2009, p. 652-653.
[1] Versura : le paiement d'une dette avec de l'argent emprunté.
[2] Corban : une offrande faite à Dieu pour obtenir la réalisation d'un vœu, et par extension le trésor du Temple.
"Un tel poème [l'Agamemnon d'Eschyle] est, d'après sa nature propre et dans un sens bien différent de ce que l'on dit en général de toutes les œuvres de grande originalité, intraduisible. On a déjà souvent remarqué, et la recherche le confirme aussi bien que l'expérience, que, si l'on fait abstraction des expressions qui désignent des objets purement corporels, aucun mot d'une langue n'équivaut parfaitement à un mot d'une autre langue. Des langues différentes sont à cet égard comme autant de synonymes ; chacune exprime le concept avec une différence, avec elle ou telle connotation, un degré plus haut ou plus bas sur l'échelle des sentiments. […] Un mot est si peu le signe d'un concept que le concept ne peut même pas naître sans lui, encore moins être fixé; l'action indéterminée de la force de pensée se condense dans un mot comme de légers nuages apparaissent dans un ciel pur. […] Comment donc un seul mot dont la signification n'est pas immédiatement donnée par les sens pourrait-il être parfaitement équivalent à un mot d'une autre langue ? Il doit nécessairement présenter des différences, et si l'on compare précisément les meilleures traductions, les plus soignées et les plus fidèles, on s'étonne de voir combien il y a de diversité là où l'on cherchait à obtenir simplement l'équivalence et l'homogénéité. On peut même affirmer qu'une traduction s'écarte d'autant plus qu'elle aspire péniblement à la fidélité. Car elle cherche alors à imiter jusqu'aux plus fines particularités, évite ce qui est simplement général, et ne peut qu'opposer à chaque propriété une propriété différente. Cela ne doit pourtant pas nous dissuader de traduire. La traduction, en particulier celle des poètes, est au contraire l'une de tâches es plus nécessaires dans une littérature, en partie pour apporter à celui qui ne connaît pas la langue des formes de l'art et de l'humanité qui lui resteraient sinon tout à fait inconnues, en quoi chaque nation y gagne toujours considérablement, en partie au si et principalement pour élargir la signifiance et la capacité expressive de sa propre langue. Car c'est bien une propriété admirable des langues que toutes suffisent d'abord pour l'usage courant de la vie, avant de pouvoir être élevées à l'infini par l'esprit de la nation qui la travaille jusqu'à un degré supérieur et toujours plus diversifié. On peut affirmer sans excès d'audace qu'en chacune, y compris dans les parlers de peuples très sauvages, que nous ne connaissons simplement pas assez (en quoi on ne veut pas du tout dire qu'une langue n'est pas à l'origine meilleure qu'une autre, et que le point atteint par certaines n'est pas pour toujours inaccessible aux autres), tout, le plus sublime comme le plus profond, le plus fort comme le plus délicat, peut être exprimé. Mais ces sons sommeillent, comme dans un instrument dont personne ne joue, jusqu'à ce que la nation s'y entende à les réveiller. Toutes les formes linguistiques sont des symboles, – ni les choses mêmes, ni des signes conventionnels, mais des sons qui entretiennent avec les choses et les concepts qu'ils représentent, par l'esprit dans lequel ils sont engendrés et naissent constamment, une connexion réelle et, si on veut la nommer aiinsi, mystique ; des sons qui contiennent les objets de la réalité pour ainsi dire résolus en idées, et peuvent, d'une façon pour laquelle on ne peut penser de limite, les modifier, les déterminer, les séparer et les relier. À ces symboles, on peut attribuer un sens supérieur, plus profond, plus délicat, ce qui ne se produit que parce qu'on les pense, énonce, reçoit et communique en ce sens, et c'est ainsi que la langue, sans altération vraiment notable, est élevée à un sens supérieur, étendue en un sens présentant plus de diversité. Mais en même temps que s'élargit le sens de la langue, s'élargit aussi le sens le la nation. […] Mais si la traduction devait permettre à la langue et à l'esprit de la nation de s'approprier ce qu'elles ne possèdent pas ou du moins qu'elles ont d'une autre façon, la première exigence est alors une pure et simple fidélité. Cette fidélité doit viser le véritable caractère de l'original et non, en le négligeant, ses aspects contingents, de même qu'en général toute bonne traduction doit provenir d'un amour simple et sans prétention pour l'original, de l'étude qui en rejaillit, et y ramener. En vérité, il faut attacher à cette conception [l'idée] que la traduction porte en soi une certaine coloration d'étrangeté, mais la limite ou ceci devient un indéniable défaut est ici très facile à tracer. Tant que l'on ne sent pas l'étrangeté, mais l'étranger, la traduction a rempli son but suprême ; mais là où l'étrangeté apparaît en elle-même et obscurcit peut-être même l'étranger, alors le traducteur trahit qu'il n'est pas à la hauteur de son original. Le sentiment du lecteur sans parti pris manque rarement ici la véritable ligne de démarcation. Quand on va encore plus loin dans l'effroi répulsif devant l'inhabituel et que l'on veut éviter également l'étranger lui-même, ainsi qu'on entend facilement dire par ailleurs que le traducteur devrait écrire comme l'auteur aurait écrit dans la langue du traducteur (une pensée émise sans que l'on ait réfléchi à ceci que, lorsque l'on ne parle pas simplement de sciences et de faits, aucun écrivain n'aurait écrit la même chose ni de la même manière dans une autre langue), on détruit alors toute traduction et toute son utilité pour la langue et la nation. Car d'où viendrait sinon, alors que tous les Grecs et les Romains sont pourtant traduits en français, et certains de façon très remarquable dans la manière que j'ai dite, que pourtant pas la moindre parcelle de l'esprit antique ne soit passée avec eux dans la nation, et que la compréhension nationale de celle-ci (car il ne peut être ici question de savants particuliers) n'ait par là en rien gagné ? […]
Une traduction ne peut ni ne doit être un commentaire. Elle ne doit contenir aucune obscurité qui proviendrait d'un emploi bancal des mots ou d'accords louches ; mais là où l'original ne fait que suggérer, au lieu d'énoncer clairement, là où il se permet des métaphores dont le rapport est difficile à saisir, là où il saute de idées intermédiaires, le traducteur aurait tort d'introduire de lui même une clarté altérant le caractère du texte. […]
Un traducteur, et surtout un traducteur des anciens poètes lyriques, ne trouverait souvent qu'à gagner en se permettant des libertés ; peu le suivront assez précisément dans les chœurs pour examiner le bon ou mauvais emploi d'une syllabe ; ou même, à qualité égale […] nombreux sont ceux qui préfèrent un certain naturel à une plus grande beauté du rythme. Mais ici, un traducteur doit exercer envers lui-même abnégation et rigueur ; c'est ainsi qu'il progresse dans une voie sur laquelle il peut espérer avoir d'heureux successeurs. Car les traductions, plutôt que des œuvres durables, sont des travaux ; elles doivent évaluer, comme avec une mesure stable, déterminer et agir sur l'état de la langue à un moment donné, et doivent nécessairement toujours être repris à nouveau. La partie de la nation qui ne peut elle-même lire les Anciens apprend également à les connaître mieux par une pluralité de traductions que par une seule. Ce sont comme autant d'images du même esprit ; car chacun restitue ce qu'il a saisi et pu présenter ; mais le vrai ne réside que dans l'original."
Wilhelm von Humboldt, Introduction à l'Agamemnon, 1816, tr. fr. Denis Thouard, in Sur le caractère national des langues et autres écrits sur le langage, Points essais, 2000, p. 33-47.
Date de création : 05/10/2016 @ 13:14
Dernière modification : 22/01/2021 @ 13:29
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