"Un autre abus qu'on fait des mots, et qui est plus général quoi que peut-être moins remarqué, c'est que les hommes étant accoutumés par un long et familier usage, à leur attacher certaines idées, sont portés à se figurer qu'il y a une liaison étroite et si nécessaire entre les noms et la signification qu'on leur donne, qu'ils supposent sans peine qu'on ne peut qu'en comprendre le sens, et qu'il faut, pour cet effet, recevoir les mots qui entrent dans le discours sans en demander la signification comme s'il était indubitable que dans l'usage de ces sons ordinaires et usités, celui qui parle et celui qui écoute aient nécessairement et précisément la même idée ; d'où ils concluent, que, lorsqu'il se sont servis de quelque terme dans leur discours, ils ont par ce moyen mis, pour ainsi dire, devant les yeux des autres la chose même dont ils parlent. Et prenant de même les mots des autres comme si naturellement ils avaient au juste la signification qu'ils ont accoutumé eux-mêmes de leur donner, ils ne se mettent nullement en peine d'expliquer le sens qu'ils attachent aux mots, ou d'entendre nettement celui que les autres leur donnent. C'est ce qui produit communément bien du bruit et des disputes qui ne contribuent en rien à l'avancement ou à la connaissance de la vérité, tandis qu'on se figure que les mots sont des signes constants et réglés de notions que tout le monde leur attache d'un commun accord, quoi que dans le fond ce ne soient que des signes arbitraires et variables des idées que chacun a dans l'esprit. Cependant, les hommes trouvent fort étrange qu'on s'avise quelquefois de leur demander dans un entretien ou dans la dispute, où cela est absolument nécessaire, quelle est la signification des mots dont ils se servent, quoi qu'il paraisse évidemment dans les raisonnements qu'on fait en conversation, comme chacun peut s'en convaincre tous les jours par lui-même, qu'il y a peu de noms d'idées complexes que deux hommes emploient pour signifier précisément la même collection. Il est difficile de trouver un mot qui n'en soit pas un exemple sensible. Il n'y a point de terme plus commun que celui de vie, et il trouverait peu de gens qui prissent pour un affront qu'on leur demandât ce qu'ils entendent par ce mot. Cependant, s'il est vrai qu'on mette en question, si une plante qui est déjà formée dans la semence, a de la vie, si le poulet dans un œuf qui n'a pas encore été couvé, ou un homme en défaillance sans sentiment ni mouvement, est en vie ou non ; il est aisé de voir qu'une idée claire, distincte et déterminée n'accompagne pas toujours l'usage d'un mot aussi connu que celui de vie. À la vérité, les hommes ont quelques conceptions grossières et confuses auxquelles ils appliquent les mots ordinaires de leur langue ; et cet usage vague qu'ils font des mots leur sert assez bien dans leurs discours et dans leurs affaires ordinaires. Mais cela ne suffit pas dans des recherches philosophiques. La véritable connaissance et le raisonnement exact demandent des idées précises et déterminées."
John Locke, Essai philosophique concernant l'entendement humain, 1689, Livre III, chapitre 10, § 22, tr. fr. Pierre Coste, Le Livre de Poche, 2009, p. 747-748.
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