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Texte à méditer :  Il n'y a rien de plus favorable à la philosophie que le brouillard.  Alexis de Tocqueville
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Figures philosophiques

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Hors des sentiers battus
Peut-on parler de ce qui n'est pas ?

  "- Eh quoi, Ctésippe, repartit Euthydème, à ton avis, est-il possible de mentir ?
- Oui, par Zeus, répliqua-t-il, sinon, c'est que je suis fou!
- En disant la chose sur laquelle porte ce qu'on dit, ou bien sans la dire ?
- En la disant, répondit-il.
- Donc, si on la dit, parle-t-on d'aucune autre réalité que celle précisément qu'on dit ?
- Comment pourrait-il en être autrement ? répondit Ctésippe.
- Par ailleurs, cette réalité dont on parle est bien une seule ci unique chose, prise parmi les autres choses,  dont elle est séparée.
- Oui, parfaitement.
- Donc, quand quelqu'un dit cette chose, demanda-t- il, il dit une chose qui est.
- Oui.
- Mais alors, si on dit vraiment une chose qui est et des choses qui sont, on dit la vérité ; en sorte que  Dionysodore, s'il parle bien des choses qui sont, dit la vérité et ne profère aucun mensonge contre toi.
- Oui, admit-il. Mais, Euthydème, répliqua Ctésippe, quand Dionysodore dit ce qu'il dit, il ne dit pas des choses qui sont !
  Alors Euthydème :
- Que sont les choses qui ne sont pas sinon celles qui n'existent pas ?
- Ce sont celles qui n'existent pas.
- Or les choses qui ne sont pas, le sont-elles ailleurs que nulle part ?
- Nulle part.
- Y aurait-il donc moyen que quelqu'un agît en quoi que ce soit sur ces choses qui ne sont pas de façon qu'on pût en faire des choses qui sont, je veux dire, que n'importe qui puisse agir ainsi sur les choses qui ne sont nulle part ?
  - Il me semble que non, répondit Ctésippe.
  - Que font alors les orateurs ? quand ils parlent devant le peuple, est-ce qu'ils n'agissent pas ?
  - Certes, là, ils agissent, affirma-t-il.
  - Or, s'ils agissent, c'est donc qu'ils font quelque chose !
  - Oui.
- Donc, parler, c'est à la fois agir et faire. Il fut d'accord.
- En conséquence, reprit-il, les choses qui ne sont pas, personne, à coup sûr, ne les dit, car on en ferait déjà quelque chose ; mais toi, tu es d'accord pour dire qu'une chose qui n'est pas, il n'est possible à personne d'en faire une chose qui est. De sorte que, d’après ce que tu dis, personne ne peut mentir, et s’il est vrai que Dionysodore parle, il dit la vérité et ce qui est."

 

Platon, Euthydème, 283e7-284c6, trad. M. Canto, GF-Flammarion, 1989, p. 132-133.



  "Il y a deux sortes de descriptions : définies et indéfinies (ou ambiguës). Une description indéfinie est une expression de la forme « un ceci ou cela », une description définie, une expression de la forme « le ceci ou cela » (au singulier). Commençons par les premières.
  « – Qui avez-vous rencontré ? – J'ai rencontré un homme. – C'est une description fort indéfinie ! »

  Notre terminologie ne s'éloigne donc pas de l'usage ordinaire. La question est plutôt : qu'est-ce que j'affirme réellement lorsque j'affirme « J'ai rencontré un  homme » ? Admettons pour le moment que ce soit une affirmation vraie, et que ce soit Jones que j'aie en fait rencontré. Il est clair que je n'affirme pas : « J'ai rencontré Jones. » Je peux dire par exemple : « J'ai rencontré un homme, mais ce n'était pas Jones » : bien que ce soit un mensonge, je ne me contredis pas comme je ferais si, en disant que j'ai rencontré un homme, je voulais dire que j'ai rencontré Jones. Il est non moins clair que mon interlocuteur me comprend, même si, n'étant pas ici, il n'a jamais entendu parler de Jones.
  Faisons un pas de plus : ce n'est pas seulement Jones qui ne figure pas comme constituant de mon affirmation ; aucun homme, en fait, n'y figure. Ce point est évident s'il s'agit d'une affirmation fausse, car dans ce cas il n'y a pas plus de raison de penser que c'est Jones, plutôt que n'importe qui d'autre, qui figure dans la proposition. Et de fait, l'affirmation resterait douée de sens, bien qu'elle ne puisse plus être vraie, dans une situation où il n'existerait aucun homme. « J'ai rencontré une licorne », « j'ai rencontré un serpent de mer » : ce sont là des affirmations tout à fait douées de sens, dès lors que nous avons ce que serait une licorne ou un serpent de mer, i. e. quelle est la définition des monstres de la fable. C'est donc seulement ce qu'on peut appeler le concept qui figure dans la proposition ; et dan un cas comme celui de la licorne, seul le concept existe : il n'y a pas en plus, quelque part, un  royaume des ombres, quelque chose d'irréel qui puisse être appelé « une licorne ». S'il est donc doué de sens, quoique faux, de dire : « J'ai rencontré une licorne », il est clair que la proposition, correctement analysée, ne contient pas un constituant tel qu' « une licorne », même elle contient le concept de licorne.
  Nous touchons ici à une question très importante, celle de l'« irréalité». Égarés par la grammaire, la plu­part des logiciens qui s'en sont occupés ont suivi une ligne de pensée erronée : ils ont considéré la forme gram­maticale comme un guide sûr pour l'analyse, bien plus sûr qu'elle ne l'est en fait. Et ils n'ont pas reconnu les dif­férences de forme grammaticale pertinentes. «J'ai renco­ntré Jones » et « J'ai rencontré un homme » ont été traditionnellement comprises comme des propositions de même forme, alors qu'en réalité il n'en est tien: la prem­ière nomme effectivement une personne, Jones, alors que la seconde présuppose une fonction propositionnelle et devient, si on explicite : « La fonction "j'ai rencontré x et x est humain" est parfois vraie. » (Rappelons-nous que nous avons adopté la convention selon laquelle « parfoi­s » n'implique pas : plus d'une fois.) Et manifestement cette dernière proposition n'est pas de la forme « J'ai ren­contré x », qui est censée rendre compte de l'existence de la proposition « J'ai rencontré une licorne » en dépit du fait qu'il n'existe rien de tel qu'« une licorne ».
  Faute de disposer de l'appareil des fonctions proposi­tionnelles, nombreux sont les logiciens qui ont été réduits à la conclusion qu'il existe des objets irréels. Meinong, par exemple, fait remarquer que nous pouvons parler de « la montagne d'or », du « carré rond », etc. ; que nous pouvons formuler des propositions vraies ayant ces derniers pour sujets ; et donc que ces choses doivent avoir un certain genre d'être logique, puisque sinon les propositions où elles figurent devraient être dénuées de sens. Il me semble que de telles théories manifestent un manque de sens de la réalité, sens qu'il faut préserver même dans les questions les plus abstraites. Je maintiens que pas plus que la zoologie, la logique ne doit admettre les licornes : car la logique est concernée par le monde réel, quoique dans ses traits les plus abstraits et les plus généraux, tout autant que la zoologie. Et dire que licornes ont une existence dans l'art héraldique, ou dans la littérature, c'est là une bien piètre évasion, une bien pauvre réponse. Ce qu'on trouve dans l'art héraldique, ce n'est pas un animal fait de chair et de sang, capable de se mouvoir de lui-même : ce n'est qu'une image peinte, ou une description avec des mots. De la même manière, soutenir que Hamlet existe dans un monde particulier, celui de l'imagination de Shakespeare, exactement comme Napoléon (disons) a existé dans le monde ordinaire, c'est dire quelque chose qui prête délibérément à confusion ou alors c'est le produit d'une confusion de pensée à peine croyable. Il n'y a qu'un monde, le monde « réel » : l'imagination de Shakespeare en fait partie, les pensées qui étaient les siennes en écrivant Hamlet sont bien réelles. Tout autant que les pensées qui nous viennent à la lecture de la pièce. Mais il est de l'essence de la fiction que seules soient réelles les pensées, émotions, etc., de Shakespeare et du lecteur, et qu'il n'y ait pas, au-delà d'elles, un objet qui serait Hamlet. Une fois pris en compte les sentiments qu'évoque Napoléon pour les historiens ou leurs lecteurs, nous n'avons pas encore touché à l'homme réel, alors qu'avec les mêmes considérations, nous en avons fini avec le cas Hamlet. Si nul ne pensait à Hamlet, il n'en resterait rien ; si personne n'avait pensé à Napoléon, les événements se seraient chargés d'y faire penser. Le sens de la réalité est viral en logique ; celui qui jongle avec lui en soutenant que Hamlet a un autre genre de réalité rend un bien mauvais service à la pensée. Et quand on veut analyser correctement les propositions au sujet des licornes, des montagnes d'or, du cercle carré et autres pseudo-objets, un robuste sens de la réalité est particulièrement nécessaire.
  Il faut insister sur ce point : par respect pour le sens de la réalité, l'analyse d'une proposition n'a pas à faire intervenir des « irréels ». Mais, pourrait-on rétorquer : après tout, s'il n'y a rien d'irréel, comment pourrait-on même évoquer une chose irréelle ? Voici la réponse : en nous occupant de propositions, nous avons affaire à des symboles ; et si nous attribuons une signification à des groupes de symboles qui n'en ont pas, nous allons tomber dans l'erreur qui consiste à admettre des objets irréels, de la seule manière dont la chose est possible : en les concevant comme des objets décrits. Dans la proposi­tion : « J'ai rencontré une licorne », les cinq mots pris ensemble forment une proposition douée de sens, et le mot « licorne », par lui-même, est doué de sens, exacte­ment comme l'est le lot « homme ». Mais les deux mots « une licorne », eux, ne forment pas un sous-groupe pos­sédant par lui-même un sens. Si par erreur nous accor­dons un sens à ces deux mots, nous voici encombrés d' «  une licorne », et de devoir comprendre comment une telle chose peut exister dans un monde sans licorne. « Une licorne» est donc une description indéfinie qui ne dit rien, et non une description indéfinie qui décrirait un irréel. Une proposition comme « x est irréel » n'a de sens que si « x » est une description, définie ou indéfinie ; alors la proposition serait vraie si « x » est une descrip­tion qui ne décrit rien. Mais que la description « x » décrive ou non quelque chose, ce n'est en aucun cas un constituant de la proposition où elle figure ; comme plus haut « une licorne », elle ne constitue pas un groupe de mots possédant par lui-même un sens. C'est là la consé­quence du fait que quand « x » est une description, « x est irréel », « x n'existe pas », ne sont pas des non-sens : ce sont des expressions douées de sens, et parfois vraies."

 

Bertrand Russell, Introduction à la philosophie mathématique, 1919, chapitre XVI, tr. fr. François Rivenc, Payot, 1991, p. 313-318.
 

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Date de création : 09/10/2016 @ 10:44
Dernière modification : 14/11/2016 @ 08:16
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