"1. Il y a certaines opinions et actions qui ne concernent pas du tout l'État, et qui n'ont aucune influence directe sur la vie des hommes en société ; telles sont les opinions purement spéculatives et le culte religieux ; elles ont un droit évident à une tolérance universelle, sur laquelle le magistrat ne doit pas empiéter.
2. Il y a certaines opinions et certaines actions qui, par leur pente naturelle, sont absolument destructrices de toute société humaine, comme par exemple : qu'on peut violer la parole qu'on a jurée aux hérétiques ; que si le magistrat ne s'emploie pas à réformer la religion, les sujets peuvent en prendre l'initiative ; que chacun est tenu d'entretenir autrui des opinions auxquelles il adhère et de les propager, et bien d'autres actions ou opinions de ce genre, toutes frauduleuses et injustes ; celles-ci, le magistrat ne doit pas du tout les tolérer.
3. Il existe une troisième catégorie d'opinions ou d'actions ; elles ne sont d'aucun inconvénient ni d'aucun avantage pour la société en elles-mêmes, mais uniquement selon que le caractère de l'État et la marche des affaires tournent leur influence au bien ou au mal ; comme, par exemple que la polygamie est légitime ou illégitime, qu'il faut manger de la viande ou du poisson à certains moments ou s'en abstenir, et d'autres opinions pratiques de ce genre, ainsi que toutes les actions qui se rapportent à des choses indifférentes ; celles-ci n'ont un droit à la tolérance que dans la mesure où elles n'interfèrent pas avec l'intérêt public, et où elles ne contribuent en aucune manière à troubler le gouvernement."
John Locke, Essai sur la tolérance, 1667, tr. fr. Jean-Fabien Spitz, GF, p. 124.
"S'il était aussi facile de commander aux âmes qu'aux langues, il n'y aurait aucun souverain qui ne régnât en sécurité et il n'y aurait pas de gouvernement violent, car chacun vivrait selon la complexion des détenteurs du pouvoir et ne jugerait que d'après leurs décrets du vrai ou du faux, du bien ou du mal, du juste ou de l'inique. Mais […] cela ne peut être ; il ne peut se faire que l'âme d'un homme appartienne entièrement à un autre ; personne en effet ne peut transférer à un autre, ni être contraint d'abandonner son droit naturel ou sa faculté de faire de sa raison un libre usage et de juger de toutes choses. Ce gouvernement par suite est tenu pour violent, qui prétend dominer sur les âmes et une majesté souveraine paraît agir injustement contre ses sujets et usurper leur droit, quand elle veut prescrire à chacun ce qu'il doit admettre comme vrai ou rejeter comme faux, et aussi quelles opinions doivent émouvoir son âme de dévotion envers Dieu : car ces choses sont du droit propre de chacun, un droit dont personne, le voulût-il, ne peut se dessaisir."
Spinoza, Traité théologico-politique, 1670, ch. XX, Trad. Ch. Appuhn, Garnier-Flammarion, p. 327.
"La fin de l'État n'est pas de faire passer les hommes de la condition d'êtres raisonnables à celle de bêtes brutes ou d'automates, mais au contraire il est institué pour que leur âme et leur corps s'acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions, pour qu'eux-mêmes usent d'une Raison libre, pour qu'ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu'ils se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l'État est donc en réalité la liberté. [Et], pour former l’État, une seule chose est nécessaire : que tout le pouvoir de décréter appartienne soit à tous collectivement, soit à quelques-uns, soit à un seul. Puisque, en effet le libre jugement des hommes est extrêmement divers, que chacun pense être seul à tout savoir et qu'il est impossible que tous opinent pareillement et parlent d'une seule bouche, ils ne pourraient vivre en paix si l'individu n’avait renoncé à son droit d'agir suivant le seul décret de sa pensée. C'est donc seulement au droit d'agir par son propre décret qu'il a renoncé, non au droit de raisonner et de juger ; par suite nul à la vérité ne peut, sans danger pour le droit du souverain, agir contre son décret, mais il peut avec une entière liberté opiner et juger et en conséquence aussi parler, pour qu'il n’aille pas au-delà de la simple parole ou de l'enseignement, et qu'il défende son opinion par la raison seule, non par la ruse, la colère ou la haine."
Spinoza, Traité théologico-politique, 1670, ch. XX, Trad. Ch. Appuhn, Garnier-Flammarion, p. 329.
"Puisque [...] le libre jugement des hommes est extrêmement divers, que chacun pense être seul à tout savoir et qu'il est impossible que tous opinent pareillement et parlent d'une seule bouche, ils ne pourraient vivre en paix si l'individu n'avait renoncé à son droit d'agir suivant le seul décret de sa pensée. C'est donc seulement au droit d'agir par son propre décret qu'il a renoncé, non au droit de raisonner et de juger ; par suite nul à la vérité ne peut, sans danger pour le droit du souverain, agir contre son décret, mais il peut avec une entière liberté opiner et juger et en conséquence aussi parler, pourvu qu'il n'aille pas au-delà de la simple parole ou de l'enseignement, et qu'il défende son opinion par la Raison seule, non par la ruse, la colère ou la haine, ni dans l'intention de changer quoi que ce soit dans l'État de l'autorité de son propre décret."
Spinoza, Traité théologico-politique, 1670, chapitre XX, trad. Ch. Appuhn, Éd. Flammarion, coll. GF, 1965, p. 329-330.
"Plus on prendra de soin pour ravir aux hommes la liberté de la parole, plus obstinément ils résisteront, non pas les avides, les flatteurs et les autres hommes sans force morale, pour qui le salut suprême consiste à contempler des écus dans une cassette et à avoir le ventre trop rempli, mais ceux à qui une bonne éducation, la pureté des moeurs et la vertu donnent un peu de liberté. Les hommes sont ainsi faits qu'ils ne supportent rien plus malaisément que de voir les opinions qu'ils croient vraies tenues pour criminelles [...] ; par où il arrive qu'ils en viennent à détester les lois, à tout oser contre les magistrats, à juger non pas honteux, mais très beau, d'émouvoir des séditions pour une telle cause et de tenter n'importe quelle entreprise violente. Puis donc que telle est la nature humaine, il est évident que les lois concernant les opinions menacent non les criminels, mais les hommes de caractère indépendant, qu'elles sont faites moins pour contenir les méchants que pour irriter les plus honnêtes, et qu'elles ne peuvent être maintenues en conséquence sans grand danger pour l'État."
Spinoza, Traité théologico-politique, 1670, chapitre XX, trad. Ch. Appuhn, Éd. Flammarion, coll. GF, 1965, p. 332.
"La tolérance, en faveur de ceux qui diffèrent des autres en matière de religion, est si conforme à l'Évangile de Jésus-Christ, et au sens commun de tous les hommes, qu'on peut regarder comme des monstres ceux qui sont assez aveugles, pour n'en pas voir la nécessité et l'avantage au milieu de tant de lumière qui les environne. Je ne m'arrêterai pas ici à taxer l'orgueil et l'ambition des uns, la passion et le zèle peu charitable des autres. Ce sont des vices, dont il est presque impossible qu'on soit jamais délivré à tous égards ; mais ils sont d'une telle nature, qu'il n'y a personne qui en veuille soutenir le reproche, sans les parer de quelque couleur spécieuse, et qui ne prétende mériter des éloges, lors même qu'il est entraîné par la violence de ces passions déréglées. Quoi qu'il en soit, afin que les uns ne couvrent pas leur esprit de persécution et leur cruauté anti-chrétienne, des belles apparences de l'intérêt public et de l'observation des lois, et que les autres, sous prétexte de religion, ne cherchent pas l'impunité de leur libertinage et de leur licence effrénée ; en un mot, afin qu'aucun ne se trompe lui-même ou qu'il n'abuse les autres, sous prétexte de fidélité envers le prince ou de soumission à ses ordres, et de tendresse de conscience ou de sincérité dans le culte divin, je crois qu'il d'une nécessité absolue de distinguer ici avec toute l'exactitude possible ce qui regarde le Gouvernement civil, de ce qui appartient à la religion et de marquer les justes bornes qui séparent les droits de l'un et de l'autre. Sans cela, il n'y aura jamais de fin aux disputes qui s'élèveront entre ceux qui s'intéressent, ou qui prétendent s'intéresser, d'un côté au salut des âmes, et de l'autre, au bien de l'État.
L'État, selon mes idées, est une société d'hommes instituée dans la seule vue de l'établissement, de la conservation et de l'avancement de leurs INTERETS CIVILS.
J'appelle intérêts civils, la vie, la liberté, la santé du corps ; la possession des biens extérieurs, tels que sont l'argent, les terres, les maisons, les meubles, et autres choses de cette nature.
Il est du devoir du magistrat civil d'assurer, par l'exécution impartiale de lois équitables, à tout le peuple en général, et à chacun de ses sujets en particulier, la possession légitime de toutes les choses qui regardent cette vie. Si quelqu'un se hasarde de violer les lois de la justice publique, établies pour la conservation de tous ces biens, sa témérité doit être réprimée par la crainte du châtiment, qui consiste à la dépouiller, en tout ou en partie, de ces biens ou intérêts civils, dont il aurait pu et même dû jouir sans cela. Mais comme il n'y a personne qui souffre volontiers d'être privé d'une partie de ses biens, et encore moins de sa liberté ou de sa vie, c'est aussi pour cette raison que le magistrat est armé de la force réunie de tous ses sujets afin de punir ceux qui violent les droits des autres.
Or, pour convaincre que la juridiction du magistrat se termine à ces biens temporels, et que tout pouvoir civil est borné à l'unique soin de les maintenir et de travailler à leur augmentation, sans qu'il puisse ni qu'il doive en aucune manière s'étendre jusques au salut des âmes, il suffit de considérer les raisons suivantes, qui me paraissent démonstratives.
Premièrement, parce que Dieu n'a pas commis le soin des âmes au magistrat civil, plutôt qu'à toute autre personne, et qu'il ne paraît pas qu'il ait jamais autorisé aucun homme à forcer les autres de recevoir sa religion. Le consentement du peuple même ne saurait donner ce pouvoir au magistrat ; puisqu'il est comme impossible qu'un homme abandonne le soin de son salut jusques à devenir aveugle lui-même et à laisser au choix d'un autre, soit prince soit sujet, de lui prescrire la foi ou le culte qu'il doit embrasser. Car il n'y a personne qui puisse, quand il le voudrait, régler sa foi sur les préceptes d'un autre. Toute l'essence et la force de la vraie religion consiste dans la persuasion absolue et intérieure de l'esprit ; et la foi n'est plus foi, si l'on ne croit point. Quelques dogmes que l'on suive, à quelque culte extérieur que l'on se joigne, si l'on n'est pleinement convaincu que ces dogmes sont vrais, et que ce culte est agréable à Dieu, bien loin que ces dogmes et ce culte contribuent à notre salut, ils y mettent de grands obstacles. En effet, si nous servons le Créateur d'une manière que nous savons ne lui être pas agréable, au lieu d'expier nos péchés par ce service, nous en commettons de nouveaux, et nous ajoutons à leur nombre l'hypocrisie et le mépris de sa majesté souveraine.
En second lieu, le soin des âmes ne saurait appartenir au magistrat civil, parce que son pouvoir est borné à la force extérieure. Mais la vraie religion consiste, comme nous venons de le marquer, dans la persuasion intérieure de l'esprit, sans laquelle il est impossible de plaire à Dieu. Ajoutez à cela que notre entendement est d'une telle nature, qu'on ne saurait le porter à croire quoi que ce soit par la contrainte. La confiscation des biens, les cachots, les tourments et les supplices, rien de tout cela ne peut altérer ou anéantir le jugement intérieur que nous faisons des choses. On me dira sans doute, que « le magistrat peut se servir de raisons, pour faire entrer les hérétiques dans le chemin de la vérité, et leur procurer le salut. » Je l'avoue ; mais il a cela de commun avec tous les autres hommes. En instruisant, enseignant et corrigeant par la raison ceux qui sont dans l'erreur, il peut sans doute faire ce que tout honnête homme doit faire. La magistrature ne l'oblige à se dépouiller ni de la qualité d'homme, ni de celle de chrétien. Mais persuader ou commander, employer des arguments ou des peines, sont des choses bien différentes. Le pouvoir civil tout seul a droit à l'une, et la bienveillance suffit pour autoriser tout homme à l'autre. Nous avons tous mission d'avertir notre prochain que nous le croyons dans l'erreur, et de l'amener à la connaissance de la vérité par de bonnes preuves. Mais donner des lois, exiger la soumission et contraindre par la force, tout cela n'appartient qu'au magistrat seul. C'est aussi sur ce fondement que je soutiens que le pouvoir du magistrat ne s'étend pas jusqu'à établir, par ses lois, des articles de foi ni des formes de culte religieux. Car les lois n'ont aucune vigueur sans les peines ; et les peines sont tout à fait inutiles, pour ne pas dire injustes, dans cette occasion, puisqu'elles ne sauraient convaincre l'esprit. Il n'y a donc ni profession de tels ou de tels articles Il n'y a donc ni profession de tels ou de tels articles de foi, ni conformité à tel ou à tel culte extérieur (comme nous l'avons déjà dit), qui puissent procurer le salut des âmes, si l'on n'est bien persuadé de la vérité des uns, et que l'autre est agréable à Dieu. Mais les peines ne sauraient absolument produire cette persuasion. Il n'y a que la lumière et l'évidence qui aient le pouvoir de changer les opinions des hommes ; et cette lumière ne peut jamais être produite par les souffrances corporelles, ni par aucune peine extérieure.
En troisième lieu, le soin du salut des âmes ne saurait appartenir au magistrat parce que si la rigueur des lois et l'efficace des peines ou des amendes pouvaient convaincre l'esprit des hommes, et leur donner de nouvelles idées, tout cela ne servirait de rien pour le salut de leurs âmes. En voici la raison, c'est que la vérité est unique, et qu'il n'y a qu'un seul chemin qui conduise au ciel. Or, quelle espérance qu'on y amènera plus de gens, s'ils n'ont d'autre règle que la religion de la cour ; s'ils sont obligés de renoncer à leurs propres lumières, de combattre le sentiment intérieur de leur conscience, et de se soumettre en aveugles à la volonté de ceux qui gouvernent, et à la religion que l'ignorance, l'ambition, ou même la superstition, ont peut-être établie dans le pays où ils sont nés ? Si nous considérons la différence et la contrariété des sentiments qu'il y a sur le fait de la religion, et que les princes ne sont pas moins partagés là-dessus qu'au sujet de leurs intérêts temporels, il faut avouer que le chemin du salut, déjà si étroit, le deviendrait encore davantage. Il n'y aurait plus qu'un seul pays qui suivit cette route et tout le reste du monde se trouverait engagé à suivre ses princes dans la voie de la perdition. Ce qu'il y a de plus absurde encore, et qui s'accorde fort mal avec l'idée d'une divinité, c'est que les hommes devraient leur bonheur ou leur malheur éternel aux lieux de leur naissance.
Ces raisons seules, sans m'arrêter à bien d'autres que j'aurais pu alléguer ici, me paraissent suffisantes pour conclure que tout le pouvoir du gouvernement civil ne se rapporté qu'à l'intérêt temporel des hommes ; qu'il se borne au soin des choses de ce monde, et qu'il ne doit pas se mêler de oc qui regarde le siècle à venir."
John Locke, Lettre sur la tolérance, 1689, tr. fr. Jean Le Clerc, Flammarion, GF, 1992, p. 167-171.
"Il n'y a pas dit-on de plus dangereuse peste dans un État que la multiplicité des religions, parce que cela met en dissension les voisins avec les voisins, les pères avec les enfants, les maris avec les femmes, le prince avec ses sujets. Je réponds que bien loin que cela fasse contre moi, c'est une très forte preuve pour la tolérance ; car, si la multiplicité des religions nuit à un État, c'est uniquement parce que l'une ne veut pas tolérer l'autre, mais l'engloutir par la voie des persécutions. Hinc prima mali labes[1], c'est là l'origine du mal. Si chacun avait la tolérance que je soutiens, il y aurait la même concorde dans un État divisé en dix religions que dans une ville où les diverses espèces d'artisans s'entresupportent mutuellement. Tout ce qu'il pourrait y avoir, ce serait une honnête émulation à qui plus se signalerait en piété, en bonnes mœurs, en sciences, chacun se piquerait de prouver qu'elle est la plus amie de Dieu, en témoignant un plus fort attachement à la pratique des bonnes œuvres ; elles se piqueraient même de plus d'affection pour la patrie, si le souverain les protégeait toutes, et les tenait en équilibre par son équité. Or il est manifeste qu'une si belle émulation serait cause d'une infinité de biens ; et par conséquent la tolérance est la chose du monde la plus propre à ramener le siècle d'or, et à faire un concert et une harmonie de plusieurs voix et instruments de différents tons et notes, aussi agréable pour le moins que l'uniformité d'une seule voix. Qu'est-ce donc qui empêche ce beau concert de voix et de tons si différents l'un de l'autre ? C'est que l'une des deux religions veut exercer une tyrannie cruelle sur les esprits, et forcer les autres à lui sacrifier leur conscience ; c'est que les rois fomentent cette injuste partialité, et livrent le bras séculier aux désirs furieux et tumultueux d'une populace de moines et de clercs ; en un mot, tout le désordre vient non pas de la tolérance, mais de la non-tolérance."
Pierre Bayle, Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ «Contrains-les d'entrer», 1686, II, 6, Pocket, p.256-257.
[1] "hinc mihi prima mali labes", Virgile, Enéide, II, 97 : "c'est ainsi que j'ai commencé à glisser dans le malheur".
"I. La première raison qui appuie le droit de cette liberté de penser sur quelque proposition que ce soit, est fondée sur le droit même que nous avons de connaître la vérité ; or y a-t-il quelques vérités à la connaissance desquelles nous n'ayons droit et qu'il ne nous soit permis de rechercher ? Puisque la connaissance de quelques-unes nous est ordonnée de Dieu même, et que pour le bien de la société civile il est nécessaire de savoir les autres ; outre qu'il n'y en a aucune que la loi divine nous oblige d'ignorer, ou dont la connaissance nous puisse être : si donc il n'y a point de vérités que nous ne soyons en droit de savoir, qui ne voit évidemment qu'il n'y en a point non plus sur laquelle il ne nous soit libre de penser, ou, pour me servir de ma propre définition ; de faire usage de notre esprit, pour tâcher de découvrir le sens de quelque proposition que ce puisse être, en pesant l'évidence des raisons qui l'appuient, ou qui la combattent, afin d'en porter notre jugement, selon qu'elles nous paraissent avoir plus ou moins de force. Car quel autre moyen y a-t-il pour découvrir la vérité que ce libre usage de sa pensée ?
II. Il me semble qu'on peut avec raison comparer nos pensées à des mains, dont nous nous servons pour tirer les voiles qui nous cachent la vérité ; le libre usage de ces pensées (et c'est ma seconde raison) ne nous est donc pas moins nécessaire pour découvrir la vérité que le libre usage des mains l'est pour arriver à la perfection des arts mécaniques. En effet, serait-il possible de découvrir ou d'exécuter quelque chose de parfait dans quelque profession que ce soit, si l'on n'avait la liberté de faire des expériences, de comparer un ouvrage avec un autre, et de s'exercer sur ceux qu'on trouverait à propos ? Et n'en est-il pas de même des connaissances de l'esprit ? Comment pouvoir trouver la vérité qu'on cherche sans se servir librement de sa pensée pour examiner et discuter ce qui souvent n'a que les apparences de la vérité ?
Un exemple mettra ceci dans un grand jour. Pour cela, supposons qu'il y eut des peintres dont l'art serait tellement limité par la religion de leur pays, qu'ils croiraient pécher contre ses défenses, en représentant quelque créature vivante. Il est certain que cette loi mettrait des bornes à leur habileté, leur ôterait le moyen d'acquérir une plus grande perfection dans la peinture, et priverait les curieux de plusieurs belles pièces que ces peintres pourraient devenir capables d'exécuter, s'ils avaient la même liberté de s'exercer que les païens et les chrétiens, à qui leur religion ne défend pas ces sortes d'ouvrages.
Mais si l'un de ces peintres, plus hardi et plus libre que les autres, entreprenait (en transgressant la loi établie pour la peinture) de représenter soit un Dieu soit une déesse, soit même quelqu'un de ces beaux endroits de la vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ, il est très probable que le premier effet qu'il en serait n'approcherait en rien de la perfection de ces originaux que nous avons des mains des fameux maîtres. Et pourquoi cela, sinon par ce que ce peintre n'aurait pas acquis l'expérience de ces fameux maîtres ? Je veux même que dans ce pays-là on ait la liberté de peindre, on n'y portera cependant jamais cet art à un degré de perfection, si on ne joint à cette liberté des récompenses capables d'animer à la recherche de ce qu'il y a de plus excellent. Ainsi, un grand nombre de personnes s'y appliquant, s'efforcent par une certaine émulation de l'emporter les uns sur les autres par la beauté de leurs ouvrages. En effet, n'est-ce point à cette émulation excitée chez les Italiens par des libéralités publiques qu'on doit attribuer les progrès qu'ils ont fait dans la peinture et la réputation, qu'ils ont acquise, de l'emporter sur tous les peuples du monde.
Tout ce que je viens de dire par rapport à la peinture et à ce qui peut en augmenter la perfection, n'est que supposé. Mais, en l'appliquant à l'usage de la pensée, tout y est très réel, et l'expérience de plusieurs siècles doit avoir convaincu les hommes que leurs connaissances dépendent de la liberté ou de la limitation de leurs pensées ; car qu'y a-t-il de plus certain, que si on impose des limites aux pensées des hommes, qu'on les borne à de certaines sciences, ou même à quelqu'une de leurs parties ; leur ignorance doit être absolument d'autant plus grande que leurs pensées seront plus limitées ; et ne comprend-on pas aisément que ceux qui auront assez de hardiesse pour donner l'effort aux leurs, et passer les bornes qu'on aura prescrites, ne pourront jamais porter leurs connaissances à une aussi grande perfection que s'il était libre à tout le monde de penser, ou qu'on fût animé, par quelque espérance, à donner l'effort à son imagination sur toutes sortes de sujets, et qu'il n'y en eut aucun de défendu. Autrement, les progrès qu'ils feront dans les sciences seront seulement proportionnés au degré de liberté de penser qu'on leur aura accordée.
C'est ainsi qu'avant le rétablissement des Belles-Lettres, tout le monde était plongé dans une affreuse ignorance, parce qu'on s'était soumis aux bornes que les prêtres avaient prescrites. Lorsque les hommes ont commencé à penser, leurs premières idées n'étaient encore que grossières et qu'imparfaites, et il leur a fallu bien du temps et des peines pour venir à ce point de justesse et de perfection où ils en sont arrivés aujourd'hui.
En effet, cela n'a été que par une succession de pensées, et qu'en passant d'une connaissance à une autre, qu'on a enfin découvert en astronomie que la Terre est de figure ronde, et que ce n'est le Soleil qui tourne autour d'elle, mais bien elle autour du Soleil. N'est-ce pas de la même manière qu'on en est venu à connaître démonstrativement l'existence d'un seul Dieu, avec cette juste idée, que c'est un Être qui n'est ni composé de parties, ni susceptible de passions ? Enfin, sans cette liberté de passer d'une pensée à une autre, on ignorerait encore aujourd'hui une infinité d'autres découvertes qu'on a faites par ce seul moyen."
Anthony Collins, Discours sur la liberté de penser, 1713, Section I, tr. fr. anonyme, 1714.
"Si l'intolérance est de droit naturel et de droit humain
Le droit naturel est celui que la nature indique à tous les hommes. Vous avez élevé votre enfant, il vous doit du respect comme à son père, de la reconnaissance comme à son bienfaiteur. Vous avez droit aux productions de la terre que vous avez cultivée par vos mains. Vous avez donné et reçu une promesse, elle doit être tenue.
Le droit humain ne peut être fondé en aucun cas que sur ce droit de nature ; et le grand principe, le principe universel de l'un et de l'autre, est, dans toute la terre : « Ne fais pas ce que tu ne voudrais pas qu'on te fit. » Or on ne voit pas comment, suivant ce principe, un homme pourrait dire à un autre : « Crois ce que je crois, et ce que tu ne peux croire, ou tu périras. » C'est ce qu'on dit en Portugal, en Espagne, à Goa. On se contente à présent, dans quelques autres pays, dire : « Crois, ou je t'abhorre ; crois, ou je te ferai tout le mal que je pourrai ; monstre, tu n'as pas ma religion, tu n'as donc point de religion : il faut que tu sois en horreur à tes voisins, à ta ville, à ta. province. »
S'il était de droit humain de se conduire ainsi, il faudrait donc que le Japonais détestât le Chinois, qui aurait en exécration le Siamois ; celui-ci poursuivrait les Gangarides[1], qui tomberaient sur les habitants de l'Indus ; un Mogol arracherait le cœur au premier Malabare[2] qu'il trouverait ; le Malabare pourrait égorger le Persan, qui pourrait massacrer le Turc : et tous ensemble se jetteraient sur les chrétiens, qui se sont si longtemps dévorés les uns les autres.
Le droit de l'intolérance est donc absurde et barbare : c'est le droit des tigres, et il est bien horrible, car les tigres ne déchirent que pour manger, et nous nous sommes exterminés pour des paragraphes."
Voltaire, Traité sur la tolérance, 1763, Chapitre VI, Librio, 2015, p. 29.
[1] Peuple de l'Inde, souvent évoqué par Voltaire dans ses contes philosophiques.
[2] Habitant du sud de l'Inde. L'Église de Malabar fut une des premières Églises chrétiennes, fondée d'après la tradition par l'apôtre Thomas.
"Mais quoi ! sera-t-il permis à chaque citoyen de ne croire que sa raison, et de penser ce que cette raison éclairée ou trompée lui dictera ? Il le faut bien, pourvu qu'il ne trouble point l'ordre : car il ne dépend pas de l'homme de croire ou de ne pas croire, mais il dépend de lui de respecter les usages de sa patrie ; et si vous disiez que c'est un crime de ne pas croire à la religion dominante, vous accuseriez donc vous-même les premiers chrétiens vos pères, et vous justifieriez ceux que vous accusez de les avoir livrés aux supplices.
Vous répondez que la différence est grande, que toutes les religions sont les ouvrages des hommes, et que l'Église catholique, apostolique et romaine, est seule l'ouvrage de Dieu. Mais en bonne foi, parce que notre religion est divine, doit-elle régner par la haine, par les fureurs, par les exils, par l'enlèvement des biens, les prisons, les tortures, les meurtres, et par les actions de grâces rendues à Dieu pour ces meurtres ? Plus la religion chrétienne est divine, moins il appartient à l'homme de la commander ; si Dieu l'a faite, Dieu la soutiendra sans vous. Vous savez que l'intolérance ne produit que des hypocrites ou des rebelles : quelle funeste alternative ! Enfin voudriez-vous soutenir par des bourreaux la religion d'un Dieu que des bourreaux ont fait périr, et qui n'a prêché que la douceur et la patience ?
Voyez, je vous prie, les conséquences affreuses du droit de l'intolérance. S'il était permis de dépouiller de ses biens, de jeter dans les cachots, de tuer un citoyen qui, sous un tel degré de latitude, ne professerait pas la religion admise sous ce degré, quelle exception exempterait les premiers de l'État des mêmes peines ? La religion lie également le monarque et les mendiants : aussi plus de cinquante docteurs ou moines ont affirmé cette horreur monstrueuse qu'il était permis de déposer, de tuer les souverains qui ne penseraient pas comme l'Église dominante ; et les parlements du royaume n'ont cessé de proscrire ces abominables décisions d'abominables théologiens."
Voltaire, Traité sur la tolérance, 1763, Chapitre XI, Librio, 2015, p. 53.
"Prière à Dieu
Ce n'est donc plus aux hommes que je m'adresse ; c'est à toi, Dieu de tous les êtres, de tous les mondes et de tous les temps : s'il est permis à de faibles créatures perdues dans l'immensité, et imperceptibles au reste de l'univers, d'oser te demander quelque chose, à toi qui as tout donné, à toi dont les décrets sont immuables comme éternels, daigne regarder en pitié les erreurs attachées à notre nature ; que ces erreurs ne fassent point nos calamités. Tu ne nous as point donné un cœur pour nous haïr, et des mains pour nous égorger ; fais que nous nous aidions mutuellement à supporter le fardeau d'une vie pénible et passagère ; que les petites différences entre les vêtements qui couvrent nos débiles corps, entre tous nos langages insuffisants, entre tous nos usages ridicules, entre toutes nos lois imparfaites, entre toutes nos opinions insensées, entre toutes nos conditions si disproportionnées à nos yeux, et si égales devant toi ; que toutes ces petites nuances qui distinguent les atomes appelés hommes ne soient pas des signaux de haine et de persécution ; que ceux qui allument des cierges en plein midi pour te célébrer supportent ceux qui se contentent de la lumière de ton soleil ; que ceux qui couvrent leur robe d'une toile blanche pour dire qu'il faut t'aimer ne détestent pas ceux qui disent la même chose sous un manteau de laine noire ; qu'il soit égal de t'adorer dans un jargon formé d'une ancienne langue, ou dans un jargon plus nouveau ; que ceux dont l'habit est teint en rouge ou on violet, qui dominent sur une petite parcelle d'un petit tas de la boue de ce monde, et qui possèdent quelques fragments arrondis d'un certain métal, jouissent sans orgueil de ce qu'ils appellent grandeur et richesse, et que les autres les voient sans envie : car tu sais qu'il n'y a dans ces vanités ni de quoi envier, ni de quoi s'enorgueillir.
Puissent tous les hommes se souvenir qu'ils sont frères ! Qu'ils aient en horreur la tyrannie exercée sur les âmes, comme ils ont en exécration le brigandage qui ravit par la force le fruit du travail et de l'industrie paisible ! Si les fléaux de la guerre sont inévitables, ne nous haïssons pas, ne nous déchirons pas les uns les autres dans le sein de la paix, et employons l'instant de notre existence à bénir également en mille langages divers, depuis Siam jusqu'à la Californie, ta bonté qui nous a donné cet instant."
Voltaire, Traité sur la tolérance, 1763, Chapitre XI, Librio, 2015, p. 97.
"Vers l'an 1707, temps où les Anglais gagnèrent la bataille de Saragosse, protégèrent le Portugal, et donnèrent pour quelque temps un roi à l'Espagne, milord Boldmind, officier général, qui avait été blessé, était aux eaux de Barèges. Il y rencontra le comte Médroso, qui, étant tombe de cheval derrière le bagage, à une lieue et demie du champ de bataille, venait prendre les eaux aussi. Il était familier de l'Inquisition ; milord Boldmind n'était familier que dans la conversation ; un jour, après boire, il eut avec Médroso cet entretien :
BOLDMIND. Vous êtes donc sergent des Dominicains ? Vous faites là un vilain métier.
MÉDROSO. Il est vrai ; mais j'ai mieux aimé être leur valet que leur victime, et j'ai préféré le malheur de brûler mon prochain à celui d'être cuit moi-même.
BOLDMIND. Quelle horrible alternative ! Vous étiez cent fois plus heureux sous le joug des Maures, qui vous laissaient croupir librement dans toutes vos superstitions, et qui, tout vainqueurs qu'ils étaient, ne s'arrogeaient pas le droit inouï de tenir les âmes dans les fers.
MÉDROSO. Que voulez-vous ? Il ne nous est permis ni d'écrire, ni de parler, ni même de penser. Si nous parlons, il est aisé d'interpréter nos paroles, encore plus nos écrits. Enfin, comme on ne peut nous condamner dans un autodafé pour nos pensées secrètes, on nous menace d'être brûlés éternellement par l'ordre de Dieu même, si nous ne pensons pas comme les jacobins. Ils ont persuadé au gouvernement que si nous avions le sens commun, tout l'État serait en combustion, et que la nation deviendrait la plus malheureuse de la terre.
BOLDMIND. Trouvez-vous que nous soyons si malheureux, nous autres Anglais qui couvrons les mers de vaisseaux, et qui venons gagner pour vous des batailles au bout de l'Europe ? Voyez-vous que les Hollandais, qui vous ont ravi presque toutes vos découvertes dans l'Inde, et qui aujourd'hui sont au rang de vos protecteurs, soient maudits de Dieu pour avoir donné une entière liberté à la presse, et pour faire le commerce des pensées des hommes ? L'empire romain en a-t-il été moins puissant parce que Cicéron a écrit avec liberté ?
MÉDROSO. Quel est ce Cicéron ? Je n'ai jamais entendu parler de cet homme-là ; il ne s'agit pas ici de Cicéron, il s'agit de notre saint-père le pape et de saint Antoine de Padoue, et j'ai toujours ouï-dire que la religion romaine est perdue si les hommes se mettent à penser.
BOLDMIND. Ce n'est pas à vous à le croire ; car vous êtes sûr que votre religion est divine, et que les portes de l'enfer ne peuvent prévaloir contre elle. Si cela est, rien ne pourra jamais la détruire.
MÉDROSO. Non, mais on peut la réduire à peu de chose ; et c'est pour avoir pensé que la Suède, le Danemark, toute votre île, la moitié de l'Allemagne gémissent dans le malheur épouvantable de n'être plus sujets du pape. On dit même que si les hommes continuent à suivre leurs fausses lumières, ils s'en tiendront bientôt à l'adoration simple de Dieu et à la vertu. Si les portes de l'enfer prévalent jamais jusque-là, que deviendra le Saint-Office ?
BOLDMIND. Si les premiers chrétiens n'avaient pas eu la liberté de penser, n'est-il pas vrai qu'il n'y eût point eu de christianisme ?
MÉDROSO. Que voulez-vous dire ? Je ne vous entends point.
BOLDMIND. Je le crois bien. Je veux dire que si Tibère et les premiers empereurs avaient eu des jacobins qui eussent empêché les premiers chrétiens d'avoir des plumes et de l'encre ; s'il n'avait pas été longtemps permis dans l'empire romain de penser librement, il eût été impossible que les chrétiens établissent leurs dogmes. Si donc le christianisme ne s'est formé que par la liberté de penser, par quelle contradiction, par quelle injustice voudrait-il anéantir aujourd'hui cette liberté sur laquelle seule il est fondé ?
Quand on vous propose quelque affaire d'intérêt, n'examinez-vous pas longtemps avant de conclure ? Quel plus grand intérêt y a-t-il au monde que celui de notre bonheur ou de notre malheur éternel ? Il y a cent religions sur la terre, qui toutes vous damnent si vous croyez à vos dogmes, qu'elles appellent absurdes et impies ; examinez donc ces dogmes.
MÉDROSO. Comment puis-je les examiner ? Je ne suis pas jacobin.
BOLDMIND. Vous êtes homme, et cela suffit.
MÉDROSO. Hélas! vous êtes bien plus homme que moi.
BOLDMIND. Il ne tient qu'à vous d'apprendre à penser ; vous êtes né avec de l'esprit ; vous êtes un oiseau dans la cage de l'inquisition ; le Saint-Office vous a rogné les ailes, mais elles peuvent revenir. Celui qui ne sait pas la géométrie peut l'apprendre ; tout homme peut s'instruire: il est honteux de mettre son âme entre les mains de ceux à qui vous ne confieriez pas votre argent ; osez penser par vous-même.
MÉDROSO. On dit que si tout le monde pensait par soi-même ce serait une étrange confusion.
BOLDMIND. C'est tout le contraire. Quand on assiste à un spectacle, chacun en dit librement son avis, et la paix n'est point troublée ; mais si quelque protecteur insolent d'un mauvais poète voulait forcer tous les gens de goût à trouver bon ce qui leur paraît mauvais, alors les sifflets se feraient entendre, et les deux partis pourraient se jeter des pommes à la tête, comme il arriva une fois à Londres. Ce sont ces tyrans des esprits qui ont causé une partie des malheurs du monde. Nous ne sommes heureux en Angleterre que depuis que chacun jouit librement du droit de dire son avis.
MÉDROSO. Nous sommes aussi fort tranquilles à Lisbonne, où personne ne peut dire le sien.
BOLDMIND. Vous êtes tranquilles, mais vous n'êtes pas heureux ; c'est la tranquillité des galériens, qui rament en cadence et en silence.
MÉDROSO Vous croyez donc que mon âme est aux galères ?
BOLDMIND. Oui ; et je voudrais la délivrer.
MÉDROSO. Mais si je me trouve bien aux galères ?
BOLDMIND. En ce cas vous méritez d’y être."
Voltaire, Dictionnaire philosophique, article "Liberté de penser", 1765.
"À la liberté de penser s'oppose, en premier lieu, la contrainte civile. On dit, il est vrai, que la liberté de parler ou d'écrire peut nous être ôtée par une puissance supérieure, mais non pas la liberté de penser. Mais penserions-nous beaucoup, et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d'autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres ? Aussi bien, l'on peut dire que cette puissance extérieure qui enlève aux hommes la liberté de communiquer publiquement leurs pensées, leur ôte également la liberté de penser – l'unique trésor qui nous reste encore en dépit de toutes les charges civiles et qui peut seul apporter un remède à tous les maux qui s'attachent à cette condition.
En second lieu, la liberté de penser est prise au sens où elle s'oppose à la contrainte exercée sur la conscience. C'est là ce qui se passe lorsqu'en matière de religion en dehors de toute contrainte externe, des citoyens se posent en tuteurs à l'égard d'autres citoyens et que, au lieu de donner des arguments, ils s'entendent, au moyen de formules de foi obligatoires et en inspirant la crainte poignante du danger d'une recherche personnelle, à bannir tout examen de la raison grâce à l'impression produite à temps sur les esprits.
En troisième lieu, la liberté de penser signifie que la raison ne se soumette à aucune autre loi que celle qu'elle se donne à elle-même. Et son contraire est la maxime d'un usage sans loi de la raison — afin, comme le génie en fait le rêve, de voir plus loin qu'en restant dans les limites de ses lois. Il s'ensuit comme naturelle conséquence que, si la raison ne veut point être soumise à la loi qu'elle se donne à elle-même, il faut qu'elle s'incline sous le joug des lois qu'un autre lui donne ; car sans la moindre loi, rien, pas même la plus grande absurdité ne pourrait se maintenir bien longtemps. Ainsi l'inévitable conséquence de cette absence explicite de loi dans la pensée ou d'un affranchissement des restrictions imposées par la raison, c'est que la liberté de penser y trouve finalement sa perte. Et puisque ce n'est nullement la faute d'un malheur quelconque, mais d'un véritable orgueil, la liberté est perdue par étourderie au sens propre de ce terme."
Kant, Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ?, 1786, tr. fr. Philonenko, Vrin, p. 86-87.
"Les non-catholiques (quelques-uns de vous, Messieurs, l'ignorent peut-être) n'ont reçu de l'Édit de novembre 1787[1] que ce qu'on n'a pu leur refuser. Oui, ce qu'on n'a pu leur refuser je ne le répète pas sans quelque honte, mais ce n'est point une inculpation gratuite, ce sont les propres termes de l'Édit. Cette loi, plus célèbre que juste, fixe les formes d'enregistrer leurs naissances, leurs mariages et leurs morts ; elle leur permet en conséquence de jouir des effets civils, et d'exercer leurs professions... et c'est tout.
C'est ainsi, Messieurs, qu'en France, au XVIIIe siècle, on a gardé la maxime des temps barbares, de diviser une Nation en une caste favorisée, et une caste disgraciée ; qu'on a regardé comme un des progrès de la législation, qu'il fût permis à des Français, proscrits depuis cent ans, d'exercer leurs professions, c'est-à-dire, de vivre, et que leurs enfants ne fussent plus illégitimes. Encore les formes auxquelles la loi les a soumis sont-elles accompagnées de gênes et d'entraves ; et l'exécution de cette loi de grâce a porté la douleur et le désordre dans les provinces où il existe des protestants. C'est un objet sur lequel je me propose de réclamer lorsque vous serez parvenus à l'article des Lois. Cependant, Messieurs (telle est la différence qui existe entre les Français et les Français) ; cependant les protestants sont privés de plusieurs avantages de la société: cette croix, prix honorable du courage et des services rendus à la patrie, il leur est défendu de la recevoir ; car, pour des hommes d'honneur, pour des Français, c'est être privé du prix de l'honneur que de l'acheter par l'hypocrisie. Enfin, Messieurs, pour compte d'humiliation et d'outrage, proscrits dans leurs pensées, coupables dans leurs opinions, ils sont privés de la liberté de professer leur culte. Les lois pénales (et quelles lois que celles qui sont posées sur ce principe, que l'erreur est un crime !), les lois pénales contre leur Culte n'ont point été abolies ; en plusieurs provinces ils sont réduits à le célébrer dans les déserts, exposés à toute l'intempérie des saisons, à se dérober comme des criminels à la tyrannie de la loi, ou plutôt à rendre la loi ridicule par son injustice, en l'éludant, en la violant chaque jour.
Ainsi, Messieurs, les protestants font tout pour la patrie et la patrie les traite avec ingratitude : ils la servent en citoyens; ils en sont traités en proscrits : ils la servent en hommes que vous avez rendus libres; ils en sont traités en esclaves. Mais il existe enfin une Nation française, et c'est à elle que j'en appelle en faveur de deux millions citoyens utiles, qui réclament aujourd'hui leur droit de Français : je ne lui fais pas l'injustice de penser qu'elle puisse prononcer le mot d'intolérance ; il est banni de notre langue, ou il n'y subsistera que comme un des mots barbares et surannés dont on ne se sert plus, parce que l'idée qu'il représente est anéantie. Mais, Messieurs, ce n'est pas même la tolérance que je réclame ; c'est la liberté. La Tolérance ! Le support ! Le pardon ! La clémence ! Idées souverainement injustes envers les dissidents, tant qu'il sera vrai que la différence de religion, que la différence d'opinion n'est pas un crime. La Tolérance ! Je demande qu'il soit proscrit à son tour, et il le sera, ce mot injuste qui ne nous présente que comme des Citoyens dignes de pitié, comme des coupables auxquels on pardonne, ceux que le hasard souvent et l'éducation ont amenés à penser d'une autre manière que nous. L'erreur, Messieurs n'est point un crime ; celui qui la professe la prend pour la vérité; elle est la vérité pour lui ; il est obligé de la professer, et nul homme, nulle société n'a le droit de le lui défendre.
Eh ! Messieurs, dans ce partage d'erreurs et de vérités que les hommes se distribuent, ou se transmettent, ou se disputent, quel est celui qui oserait assurer qu'il ne s'est jamais trompé, que la vérité est constamment chez lui, et l'erreur constamment chez les autres ?
Je demande donc, Messieurs, pour les protestants français, pour tous les non-catholiques du Royaume, ce que vous demandez pour vous : la liberté, l'égalité de droits. Je le demande pour ce peuple arraché de l'Asie[2], toujours errant, toujours proscrit, toujours persécuté depuis près de dix-huit siècles, qui prendrait nos mœurs et nos usages, si, par nos Lois, il était incorporé avec nous, et auquel nous ne devons point reprocher sa morale, parce qu'elle est le fruit de notre barbarie et de l'humiliation à laquelle nous l'avons injustement condamné.
Je demande, Messieurs, tout ce que vous demandez pour vous : que tous les non-catholiques français soient assimilés en tout, et sans réserve aucune, à tous les autres citoyens, parce qu'ils sont Citoyens aussi, et que la Loi, et que la liberté, toujours impartiales, ne distribuent point inégalement les actes rigoureux de leur exacte justice.
Et qui de vous, Messieurs (permettez-moi de vous le demander), qui de vous oserait, qui voudrait, qui mériterait de jouir de la liberté, s'il voyait deux millions de citoyens contraster, par leur servitude, avec le faste imposteur d'une liberté qui ne serait plus, parce qu'elle serait inégalement répartie ? Qu'auriez-vous à leur dire, s'ils vous reprochaient que vous tenez leur âme dans les fers, tandis que vous vous réservez la liberté ? Et que ferait, je vous prie, cette aristocratie d'opinions, cette féodalité de pensées, qui réduirait à un honteux servage deux millions de citoyens, parce qu'ils adorent votre Dieu d'une autre manière que vous ?
Je demande pour tous les non-catholiques ce que vous demandez pour vous : l'égalité des droits, la liberté ; la liberté de leur Religion, la liberté de leur Culte, la liberté de le célébrer dans des maisons consacrées à cet objet, la certitude de n'être pas plus troublés dans leur religion que vous ne l'êtes dans la vôtre, et l'assurance parfaite d'être protégés comme vous, autant que vous, et de la même manière que vous, par la commune Loi.
[...] Enfin, Messieurs, je reviens à mes principes, ou plutôt à vos principes ; car ils sont à vous ; vous les avez conquis par votre courage, et vous les avez consacrés à la face du monde en déclarant que tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux. Les droits de tous les Français sont les mêmes, tous les Français sont Égaux en droits. Je ne vois donc aucune raison pour qu'une partie des Citoyens dise à l'autre : « Je serai libre, mais vous ne le serez pas. » Je ne vois aucune raison pour qu'une partie des Français dise à l'autre : « Vos droits et les nôtres sont inégaux ; nous sommes libres dans notre conscience, mais vous ne pouvez pas l'être dans la vôtre, parce que nous ne le voulons pas. »
Je ne vois aucune raison pour que la patrie opprimée ne puisse lui répondre : « Peut-être ne parleriez-vous pas ainsi si vous étiez le plus petit nombre ; votre volonté exclusive n'est que la loi du plus fort, et je ne suis point tenu d'y obéir. » Cette loi du plus fort pouvait exister sous l'empire despotique d'un seul, dont la volonté faisait l'unique loi ; elle ne peut exister sous un peuple libre et qui respecte les droits de chacun. Non plus que vous, Messieurs, je ne sais ce que c'est qu'un droit exclusif ; je ne puis reconnaître un privilège exclusif en quoi que ce soit ; mais le privilège exclusif en fait d'opinion et de culte me paraît le comble de l'injustice. Vous ne pouvez pas avoir un seul droit que je ne l'aie ; si vous l'exercez, je dois l'exercer ; si vous êtes libres, je dois être libre; si vous pouvez professer votre culte, je dois pouvoir professer le mien ; si vous ne devez pas être inquiétés, je ne dois pas être inquiété ; et si, malgré l'évidence de ces principes, vous nous défendiez de professer notre culte commun, sous prétexte que vous êtes beaucoup et que nous sommes peu, ce ne serait que la loi du plus fort, ce serait une souveraine injustice, et vous pécheriez contre vos propres principes."
Jean-Paul Rabaut Saint-Étienne, Discours à l'Assemblée nationale, 23 août 1789.
[1] Par cet édit, daté du 29 novembre 1787, le roi Louis XVI accorde aux protestants un état civil. Il leur assure le droit d’exister dans le royaume sans y être troublés sous le prétexte de religion.
[2] Il s'agit des Juifs.
"Si tous les hommes moins un partageaient la même opinion, ils n'en auraient pas pour autant le droit d'imposer silence à cette personne, pas plus que celle-ci, d'imposer silence aux hommes si elle en avait le pouvoir. Si une opinion n'était qu'une possession personnelle, sans valeur pour d'autres que son possesseur; si d'être gêné dans la jouissance de cette possession n'était qu'un dommage privé, il y aurait une différence à ce que ce dommage fût infligé à peu ou à beaucoup de personnes. Mais ce qu'il y a de particulièrement néfaste à imposer silence à l'expression d'une opinion, c'est que cela revient à voler l'humanité : tant la postérité que la génération présente, les détracteurs de cette opinion davantage encore que ses détenteurs. Si l'opinion est juste, on les prive de l'occasion d'échanger l'erreur pour la vérité ; si elle est fausse, ils perdent un bénéfice presque aussi considérable : une perception plus claire et une impression plus vive de la vérité que produit sa confrontation avec l'erreur."
John Stuart Mill, De la liberté, 1859, Chapitre II : De la liberté de pensée et de discussion.
"Le premier qui, à peu près une génération avant le baptisme, deux générations avant Roger Williams, réclama pour des raisons semblables une tolérance absolue et la séparation de l'Église et de l'État, fut probablement John Browne. La première déclaration en ce sens d'une communauté de fidèles semble être la Résolution des baptistes anglais à Amsterdam, en 1612 ou 1613 : « The magistrate is not to meddle with [1321 religion or matters of conscience [...] because Christ is the King and Lawgiver of the Church and conscience. » Le premier document officiel par lequel une communauté religieuse ait revendiqué comme un droit la protection positive, par l'État, de la liberté de conscience, fut probablement l'article 44 de la Confession of the Particular Baptists de 1644.
Une remarque encore, pour souligner avec vigueur le caractère erroné de l'idée, parfois avancée, selon laquelle la tolérance en tant que telle serait à porter au crédit du capitalisme. La tolérance religieuse n'est ni spécifiquement moderne ni occidentale. Pendant de longues périodes, en Chine, dans l'Inde, dans les grands empires de l'Asie antérieure, à l'époque hellénistique, dans l'Empire romain, dans les empires islamiques, elle a régné à un degré qui n'a été limité que par la raison d'État (qui, de nos jours encore lui assigne des limites!). Le monde n'a pas connu pareille tolérance aux XVIe et XVIIe siècles, en particulier dans les territoires dominés par le puritanisme, tels que la Hollande et la Zélande à l'époque de leur essor politique et économique ou dans l'ancienne et la nouvelle Angleterre puritaines. Avant comme après la Réforme, l'intolérance religieuse fut particulièrement caractéristique de l'Occident - comme de l'Empire sassanide. De même, elle a régné à certaines époques en Chine, au Japon et dans l'Inde, pour des raisons politiques la plupart du temps. Ainsi la tolérance en tant que telle n'a certainement rien à voir avec le capitalisme. Tout dépendait de qui y trouvait avantage."
Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 1904-1905, tr. fr. Jacques Chavy, Pocket, 1994, p. 151 (note).
"La liberté des opinions ne peut être sans limites. Je vois qu'on la revendique comme un droit tantôt pour une propagande, tantôt pour une autre. Or, on comprend pourtant bien qu'il n'y a pas de droit sans limites ; cela n'est pas possible, à moins que l'on ne se place dans l'état de liberté et de guerre, où l'on peut bien dire que l'on se donne tous les droits, mais où, aussi, l'on ne possède que ceux que l'on peut maintenir par sa propre force. Mais dès que l'on fait société avec d'autres, les droits des uns et des autres forment un système équilibré ; il n'est pas dit du tout que tous auront tous les droits possibles; il est dit seulement que tous auront les mêmes droits ; et c'est cette égalité des droits qui est sans doute la forme de la justice ; car les circonstances ne permettent jamais d'établir un droit tout à fait sans restriction ; par exemple il n'est pas dit qu'on ne barrera pas une rue dans l'intérêt commun ; la justice exige seulement que la rue soit barrée aux mêmes conditions pour tout le monde. Donc je conçois bien que l'on revendique comme citoyen, et avec toute l'énergie que l'on voudra y mettre, un droit dont on voit que les autres citoyens ont la jouissance. Mais vouloir un droit sans limites, cela sonne mal."
Alain, Propos d'un Normand n° 1794, 1911, rééd. Propos sur les pouvoirs (Gallimard, Folio-Essais), VII, I, p. 287-288.
"[…] on méconnaît, […] on mésinterprète totalement la tolérance dont la philosophie des Lumières proclame la nécessité, en lui donnant un sens purement négatif. La tolérance est autre chose que la recommandation d'une attitude laxiste et indifférente à l'égard des questions religieuses. On ne trouve que chez quelques penseurs insignifiants, de dernier ordre, une forme de défense de la tolérance qui se résolve dans un indifférentisme pur et simple. Dans l'ensemble, c'est la tendance inverse qui prévaut : le principe de la liberté de croyance et de conscience est l'expression d'une nouvelle force religieuse positive qui est, pour le siècle des Lumières, réellement déterminante et caractéristique. La conscience religieuse y prend une forme nouvelle afin de s'affirmer clairement et fermement. Cette forme ne pouvait se réaliser sans un renversement complet du sentiment religieux et des fins de la religion. Ce changement décisif se produit au moment où apparaît, à la place du pathos religieux qui agitait les siècles précédents, les siècles des guerres de religion, un pur éthos religieux. La religion ne doit plus être quelque chose qu'on subit ; elle doit jaillir de l'action même et recevoir de l'action ses déterminations essentielles. L'homme ne doit plus être dominé par la religion comme par une force étrangère ; il doit l'assumer et la créer lui-même dans sa liberté intérieure. La certitude religieuse n'est plus le don d'une puissance surnaturelle, de la grâce divine, c'est à l'homme seul de s'élever jusqu'à cette certitude et d'y demeurer."
Ernst Cassirer, La Philosophie des Lumières, 1932, tr. fr. Pierre Quillet, Fayard, 1983, p. 178-179.
"Le paradoxe de la tolérance est moins connu : une tolérance illimitée a pour conséquence fatale la disparition de la tolérance. Si l'on est d'une tolérance absolue, même envers les intolérants, et qu'on ne défende pas la société tolérante contre leurs assauts, les tolérants seront anéantis, et avec eux la tolérance. Je ne veux pas dire par là qu'il faille toujours empêcher l'expression de théories intolérantes. Tant qu'il est possible de les contrer par des arguments logiques et de les contenir avec l'aide de l'opinion publique, on aurait tort de les interdire. Mais il faut revendiquer le droit de le faire, même par la force si cela devient nécessaire, car il se peut fort bien que les tenants de ces théories se refusent à toute discussion logique et ne répondent aux arguments que par la violence. Il faudrait alors considérer que, ce faisant, ils se placent hors la loi et que l'incitation à l'intolérance est criminelle au même titre que l'incitation au meurtre, par exemple."
Karl Popper, La Société ouverte et ses ennemis, tome 1, 1945, note 2 du chapitre 7, tr. fr. Jacqueline Bernard et Jacques Monod, Points essais, 2048, p. 299.
"Le sixième commandement énonce : « Tu ne tueras pas ! » Cela implique l'éthique dans presque sa totalité. La manière dont Schopenhauer, par exemple, formule l'éthique, n'est que l'extension du sixième commandement. Schopenhauer est simple, direct, clair. Il dit : « Ne porte préjudice à personne, mais aide chacun du mieux que tu peux. »
Mais que s'est-il passé quand Moïse descendit la première fois du mont Sinaï avec les tables de la loi, avant même qu'il n'ait pu proclamer le sixième commandement ? Il a découvert une « hérésie digne de la mort », l'hérésie du Veau d'Or. Il a oublié le sixième commandement et a crié (je cite en substance la traduction de Luther) : « Que vienne à moi, celui qui appartient au Seigneur, le Dieu d'Israël : que chacun ceigne son glaive à ses côtés, que chacun étrangle qui son frère, qui son ami et qui son proche. Et ainsi tombèrent du peuple, en ce jour, trois mille hommes. »
Ainsi peut-être tout a commencé. Mais il est certain que cela s'est perpétué, particulièrement après l'instauration du christianisme en religion d'État. C'est l'histoire effrayante des persécutions religieuses, persécutions au nom de l'orthodoxie. Plus tard - surtout aux XVIIe et XVIIIe siècles - s'ajoutèrent d'autres convictions idéologiques pour justifier la persécution, la barbarie et la terreur : la nationalité, la race, l'orthodoxie politique.
Dans l'idée d'orthodoxie et d'hérésie se cachent les vices les plus mesquins ; ces vices auxquels les intellectuels sont particulièrement sujets : l'arrogance, l'ergotage, la certitude, la vanité intellectuelle. Ce sont des vices mesquins - moins importants que la cruauté.
Le titre de ma conférence, « Tolérance et responsabilité intellectuelle », fait allusion à un argument de Voltaire à propos de la tolérance. Voltaire demande : « Qu'est-ce que la tolérance ? » Et il répond (je traduis librement) : « La tolérance est la conséquence nécessaire de la conscience que nous avons d'être faillibles. L'erreur est humaine, et nous faisons tous sans cesse des fautes. Pardonnons-nous réciproquement nos bêtises. C'est la première loi de la nature. »
Voltaire en appelle à notre honnêteté intellectuelle. Nous devons assumer nos faiblesses, notre ignorance. Voltaire sait parfaitement qu'il y a des fanatiques à la conviction inébranlable. Mais leur conviction est-elle tout à fait honnête ? Ont-ils eux-mêmes examiné honnêtement leurs convictions et les raisons de ces dernières ? Et l'examen critique de soi n'est-il pas une composante de toute honnêteté intellectuelle ? Le fanatisme n'est-il pas un essai pour couvrir notre propre incroyance inavouée, que nous avons réprimée et qui, pour cette raison, ne nous est seulement qu'à moitié consciente ?
L'appel de Voltaire à notre humilité intellectuelle, et avant tout son appel à notre honnêteté intellectuelle, a en son temps fortement impressionné les intellectuels. Je voudrais renouveler ici cet appel."
Karl Popper, "Tolérance et responsabilité intellectuelle", Conférence à l'Université de Tübingen, 1981.
"Le tronc commun de tous les usages du terme « tolérance » dans le français d'aujourd'hui ne prête guère à ambiguïté. Nous lisons dans le Robert au mot tolérance, sens 1 : « fait de tolérer quelque chose, de ne pas interdire ou exiger alors qu'on le pourrait ; liberté qui résulte de cette abstention.
L'abstention est le trait marqué. Mais abstention de qui ? Qui pourrait ne pas s'abstenir ? Et comment passe-t-on de l'abstention à la liberté qui en résulte ? Quelle liberté ? Le dictionnaire s'abstient de le préciser, car c'est la question posée par la diversité des domaines d'application. Ne quittons pas le dictionnaire sans noter un sens n°2 du mot tolérance, qui devient curieusement sens n° 1 du mot intolérance. Alors que le sens n° 1 semblait viser des institutions, des autorités, qui restent précisément indistinguées, le sens n° 2 vise le comportement individuel : « attitude qui consiste à admettre chez autrui une manière de penser ou d'agir différente de celle qu'on adopte soi-même ». En passant de l'institution, présumée par le sens n°1, à l'individu, visé par le sens n°2, nous sommes passés de l'abstention à l'admission ; de l'abstention d'interdire ou d'exiger de la part de qui le pourrait à l'admission de la différence de la part de chacun.
Mais quel chacun ? Le citoyen ? L'homme privé ? Le membre d'une Église ou d'une communauté de pensée ? Dans quelles circonstances passe-t-on de l'abstention d'interdire à l'admission des différences ? Comme je le disais par anticipation, il est remarquable que, dans la définition du terme intolérance, l'attitude individuelle prenne le pas sur la règle publique ou commune. Sens n° 1 : « tendance à ne pas supporter, à condamner ce qui déplaît dans les opinions ou la conduite d'autrui ». C'est bien à ce niveau qu'est poussé le cri ambigu : « Intolérable ! « Ce n'est qu'en seconde place que l'intolérance est définie comme le négatif de la tolérance au sens premier, c'est-à-dire institutionnel : « disposition hostile à la tolérance ecclésiastique ou civile ». Voilà du même coup les deux instances nommées : instance ecclésiastique, instance civile.
Eh bien, l'analyse que je propose consistera à distinguer les niveaux d'application des concepts de tolérance et d'intolérance, en prenant chaque fois pour pierre de touche l'authenticité ou l'inauthenticité du cri d'indignation : intolérable ! »
Paul Ricœur, Lecture 1 : autour du politique, 1991, Points Essais, 1999, p. 296-297.
"Si en effet la tolérance est un phénomène si tardif dans l'histoire des mentalités, c'est parce qu'elle demande des sacrifices qu'il est difficile à chaque camp en présence de consentir. Elle met en effet en jeu à un niveau beaucoup plus profond que les institutions, les attitudes foncières à l'égard d'autrui.
Si la tolérance, prise à ce niveau de profondeur, est si coûteuse, c'est parce qu'elle heurte une autre attitude qui en vérité la précède et qu'elle vient corriger, rectifier, réfréner, à savoir non pas la conviction en tant que telle – je veux dire : l'adhésion ferme d'un individu ou d'une communauté à une manière de penser, de sentir, et d'agir – mais un principe mauvais qui s'y mêle : l'impulsion à imposer à autrui nos propres conviction.
Cela est vrai qu'il y a quelque chose de potentiellement intolérant dans la conviction : nous n'admettons pas facilement que ceux qui ne pensent pas comme nous aient le même droit que nous à professer leurs convictions, parce que, pensons-nous, ce serait donner un droit égal à la vérité et à l'erreur. Quelle est alors l'idée assez forte pour limiter la sorte de violence qui s'immisce au cœur de la conviction ?
Nous ne pouvons plus nous en tenir aux principes de justice dont nous avons souligné le caractère formel, étranger à la problématique même de la vérité et de l'erreur. Il faut trouver un motif positif à cette retenue, à cette abstention d'interdire ou d'exiger inscrite dans nos constitutions libérales. Ce motif est certainement le plus difficile à assumer : c'est la présomption que l'adhésion d'autrui à ses croyances est elle-même libre. Seule cette liberté présumée place la croyance sous la catégorie de la personne et non de la chose, et du même coup la rend digne de respect. Le respect est ainsi, au plan concret des rapports d'homme à homme, ce que les principes de justice sont au plan abstrait des structures institutionnelles."
Paul Ricœur, Lecture 1 : autour du politique, 1991, Points Essais, 1999, p. 304-305.
"À l'origine, en Europe, la tolérance est religieuse. Au sein même du christianisme, plusieurs groupes de fidèles s'affrontent : orthodoxes, catholiques, protestants ; des guerres de religion éclatent qui conduisent à des massacres, bien éloignés de l'esprit chrétien dont tous se réclament. Le mouvement des populations et des idées s'accélérant, les chrétiens se trouvent mis en contact avec des juifs, des musulmans, des païens ou, dans leurs propres pays, des athées. Peut-on, simultanément, persister dans sa propre foi, croire donc qu'on est du côté de la vérité et du bien, et, néanmoins, respecter la foi des autres ? Oui, si l'on accepte de pratiquer la tolérance. Tolérer des croyances autres que la nôtre signifie qu'on admette une sorte d'égalité entre les différents groupes humains et qu'on accorde à chacun le droit de chercher et de formuler soi-même son idéal ; cela signifie que tout, dans une société, n'est pas soumis au contrôle des lois ou du pouvoir, mais qu'une partie des activités humaines sont laissées à la libre disposition des groupes ou des individus. Cette liberté ne se limite pas à la religion, elle s'étend progressivement à l'ensemble des moeurs : je tolère la manière dont mon voisin s'habille, mange ou organise sa journée.
Dire que tout ne doit pas être réglementé signifie-t-il que rien ne doit l'être ? Évidemment non. La tolérance est circonscrite par deux limites, le refus de la réglementation uniforme, d'une part, de l'intolérable, de l'autre. L'intolérable, c'est un ensemble de comportements que la société exclut du libre choix des individus et des groupes, parce qu'elle les juge dangereux pour son existence même. La tolérance n'est louable que si elle se conjugue avec l'idée d'un bien public, dont le refus constitue le seuil de l'intolérable. Si la tolérance était illimitée, elle consacrerait le « droit » du plus fort et se détruirait d'elle-même : la tolérance pour les violeurs signifie l'intolérance pour les femmes.
La tolérance est une acceptation - conditionnelle - de la différence entre groupes et individus, au sein d'une société ; sa pratique, à son tour, devient une caractéristique positive des démocraties modernes."
Tzvetan Todorov, "Tolérance", Guide républicain, 2004, Delagrave, p. 77.
Date de création : 19/01/2006 @ 13:37
Dernière modification : 16/10/2023 @ 08:17
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