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Texte à méditer :  Avant notre venue, rien de manquait au monde ; après notre départ, rien ne lui manquera.   Omar Khayyâm
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Hors des sentiers battus
La communication dans le dialogue

  "Dans l’expérience du dialogue, il se constitue entre autrui et moi un terrain commun, ma pensée et la sienne ne font qu’un seul tissu, mes propos et ceux de mon interlocuteur sont appelés par l’état de la discussion, ils s’insèrent dans une opération commune dont aucun de nous n’est le créateur. Il y a là un être à deux, et autrui n’est plus ici pour moi un simple comportement dans mon champ transcendantal, ni d’ailleurs moi dans le sien, nous sommes l’un pour l’autre collaborateurs dans une réciprocité parfaite, nos perspectives glissent l’une dans l’autre, nous coexistons à travers un même monde. Dans le dialogue présent, je suis libéré de moi-même, les pensées d’autrui sont bien des pensées siennes, ce n’est pas moi qui les forme, bien que je les saisisse aussitôt nées ou que je les devance, et même, l’objection que me fait l’interlocuteur m’arrache des pensées que je ne savais pas posséder, de sorte que si je lui prête des pensées, il me fait penser en retour. C’est seulement après coup, quand je me suis retiré du dialogue, et m’en souviens, que je puis le réintégrer à ma vie, en faire un épisode de mon histoire privée, et qu’autrui rentre dans son absence, ou, dans la mesure où il me reste présent, est senti comme une menace pour moi."

 

Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1945, deuxième partie, IV, Gallimard tel, p. 407.



  "Autrui me transforme en objet et me nie, je transforme autrui en objet et le nie, dit-on. En réalité le regard d'autrui ne me transforme en objet, et mon regard ne le transforme en objet, que si l'un et l'autre nous nous retirons dans le fond de notre nature pensante, si nous nous faisons l'un et l'autre regard inhumain, si chacun sent ses actions, non pas reprises et comprises, mais observées comme celles d'un insecte. C'est par exemple ce qui arrive quand je subis le regard d'un inconnu. Mais même alors, l'objectivation de chacun par le regard de l'autre n'est ressentie comme pénible que parce qu'elle prend la place d'une communication possible. Le regard d'un chien sur moi ne me gêne guère. Le refus de communiquer est encore un mode de communication. La liberté protéiforme, la nature pensante, le fond inaliénable, l'existence non qualifiée, qui en moi et en autrui marque les limites de toute sympathie, suspend bien la communication, mais ne l'anéantit pas. Si j'ai affaire à un inconnu qui n'a pas encore dit un seul mot, je peux croire qu'il vit dans un autre monde où mes actions et mes pensées ne sont pas dignes de figurer. Mais qu'il dise un mot, ou seulement qu'il ait un geste d'impatience, et déjà il cesse de me transcender : c'est donc là sa voix ce sont là ses pensées, voilà donc le domaine que je croyais inaccessible. Chaque existence ne transcende définitivement les autres que quand elle reste oisive et assise sur sa différence naturelle. Même la méditation universelle qui retranche le philosophe de sa nation, de ses amitiés, de ses partis pris, de son être empirique, en un mot du monde, et qui semble le laisser absolument seul, est en réalité acte de parole, et par conséquent dialogue. Le solipsisme ne serait rigoureusement vrai que de quelqu'un qui réussirait à constater tacitement son existence sans être rien et sans rien faire, ce qui est bien impossible, puisque exister c'est être au monde. Dans sa retraite réflexive, le philosophe ne peut manquer d'entraîner les autres, parce que, dans l'obscurité du monde, il a appris pour toujours à les traiter comme des « consortes » (personnes qui partagent le même sort) et que toute sa science est bâtie sur cette donnée de l'opinion. La subjectivité transcendantale est une subjectivité révélée, savoir à elle-même et à autrui, et à ce titre elle est intersubjectivité."

 

Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1945, deuxième partie, IV, Gallimard tel, 1979, p. 414-415.



  "Une des caractéristiques essentielles du langage, c'est que nous en sommes foncièrement inconscients. La formation du concept de lan­gage présuppose la conscience du langage. Mais cela est le résultat d'un mouvement de réflexion dans lequel celui qui, en réfléchissant, pense, sort de l'accomplissement inconscient du parler et prend une certaine distance par rapport à lui-même. L'énigme véritable du langage réside justement en ceci que nous ne pouvons jamais accomplir tout à fait ce mouvement de réflexion; au contraire, toute pensée sur le langage est toujours déjà rejointe par le langage. Nous ne pouvons penser qu'à l'aide du langage, et cette habitation de notre pensée dans le langage est précisément la profonde énigme que le langage soumet à la pensée.
  Le langage n'est pas l'un des moyens par lesquels la conscience se met en présence du monde. Il ne représente pas, à côté du signe et de l'outil – qui appartiennent certainement aussi à la caractéristique essentielle de l'homme – un troisième instrument. Le langage n'est pas du tout un instru­ment, un outil; car il appartient à l'essence de l'outil que nous sachions dominer son utilisation, ce qui veut dire que nous le prenions en main, et que nous le déposions lorsqu'il a accompli son service. Il n'en va pas de même lorsque nous prononçons les mots qu'une langue met à notre disposition, et que nous les laissons retourner, une fois qu'ils ont servi, dans la réserve générale de mots dont nous disposons.

  La première caractéristique du langage est l'oubli de soi qui lui est propre. [...]
  Plus la langue est un accomplissement vivant, moins on en est conscient. De l'oubli de soi dans son fonctionnement comme caractéris­tique du langage, il ressort que l'être propre de celui-ci réside dans ce qui est dit en lui et qui constitue le monde commun dans lequel nous vivons et auquel appartient également la très longue tradition qui parvient jusqu'à nous à partir de la littérature des langues étrangères, mortes ou vivantes.
  […] Celui qui parle une langue que personne ne comprend ne parle pas. Parler signifie parler à quelqu'un.
  En ce sens, le parler n'appartient pas à la sphère du « je », mais à elle du « nous ». [ ... ]
  La réalité spirituelle du langage est, en effet, celle du pneuma, de l'esprit qui unit je et tu. La réalité du parler réside dans le dialogue, comme on l'a remarqué depuis longtemps. Sur chaque dialogue règne un esprit, bon ou mauvais, un esprit de paralysie et d'arrêt ou un esprit de communication et d'échange plénier entre je et tu. [ ... ] Ainsi, là où un dialogue a réussi, l'on est, comme on dit, accompli par lui. Et le jeu du discours et de la réplique se poursuit dans le dialogue intérieur de l'âme avec elle-même ; c'est que Platon a si bien nommé pensée.
  À cela il faut rattacher un troisième trait caractéristique de l'être du langage ; je l'appellerai volontiers l'universalité du langage. Le langage n'est pas un domaine clos du dicible, en face duquel il y aurait d'autres domaines, ceux de l'indicible, mais, au contraire, le langage englobe tout. Il n'y a rien qui, en principe soit soustrait à la possibilité d'être dit, à la seule condition que la pensée pense quelque chose. Le pouvoir-dire va infatigablement du même pas que  cette universalité de la raison.  Chaque dialogue possède ainsi également une infinité interne, et n'a pas de fin. […]
  Dans ces conditions, le langage est le véritable milieu de l'être de l'homme, pour autant qu'on le considère uniquement dans le domaine qu'il est seul apte à remplir – le domaine des relations humaines, le domaine de l'accord, celui de l'entente qui croît sans cesse – domaine qui est aussi indispensable à la vie humaine que l'air que nous respirons. L'homme est vraiment, comme l'a dit Aristote, l'être qui possède le langage. C'est pourquoi tout ce qui est humain, nous devons nous le laisser dire."

 

Hans Georg Gadamer, L'Art de comprendre, Écrits II, 1990, tr. fr. J. Schouwey, Aubier 1991, p. 61-67.



  "Une parole qui ne viserait que l'écoute est une parole de captation : elle enjoint, elle ordonne, elle séduit, elle charme, elle agit de bien d'autres façons encore, ou du moins elle cherche à le faire, mais elle s'excepte et se retire du dialogue de vérité ou en vérité. Je ne vise l'écoute que comme un moment de la réponse, que comme la condition d'un autre acte de parole. Parler, c'est d'abord dire, articuler un sens selon lequel nous pouvons exister ensemble dans le monde, et même une parole de révélation, avec tout ce qu'elle a de critique, de décisif et d'impérieux, ne peut avoir ce poids que parce qu'elle dit quelque chose de Dieu, du monde, de leur rapport, et donc appelle à ce dire une réponse nôtre, sans laquelle elle ne serait pas elle-même. Un cri s'impose à l'écoute, il nous saisit comme malgré nous, mais il ne forme pas le premier moment d'un dialogue. Il montre quelque chose, il dévoile la joie, la souffrance, l'horreur, la surprise, dont, si je l'entends, je dois répondre, mais il ne dit proprement rien. La parole vit de l'étouffement des cris, elle les interdit pour pouvoir elle-même dire, ce qui ne signifie pas, bien au contraire, qu'elle en nie ou en méconnaisse le saisissement comme une possibilité essentielle de la voix humaine [...] Seule la parole, en disant, et non pas en se mettant à hurler à son tour, écoute vraiment les cris, car seule elles exauce, en soutenant, ce qui est sa charge propre, ce qu'ils ont d'insoutenable, et en le soutenant comme tel, à savoir sans le dénier. L'écoute ne peut donc se séparer de la réponse et de la reprise."

 

Jean-Louis Chrétien, L'Arche de la parole, 1998, PUF, « Épiméthée », p. 15-16.
 

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Date de création : 16/10/2016 @ 13:25
Dernière modification : 15/03/2017 @ 15:36
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