"Quel fut le moyen de propagande le plus puissant de l'hitlérisme ? Etaient-ce les discours isolés de Hitler et de Goebbels, leur déclaration à tel ou tel sujet, leurs propos haineux sur le judaïsme, sur le bolchevisme ?
Non, incontestablement, car beaucoup de choses demeuraient incomprises par la masse ou l'ennuyaient du fait de leur éternelle répétition. Combien de fois dans les restaurants, du temps où, sans étoile, j'avais encore le droit d'y entrer, combien de fois à l'usine, pendant l'alerte aérienne, alors que les Aryens avaient leur salle à eux et les Juifs aussi, et c'était dans la pièce aryenne que se trouvait la radio (et le chauffage et la nourriture), combien de fois n'ai-je entendu le bruit des cartes à jouer qui claquaient sur la table et les conversations à voix haute au sujet des rations de viande et de tabac et sur le cinéma, tandis que le Führer ou l'un de ses paladins tenaient de prolixes discours, et après on lisait dans les journaux que le peuple tout entier les avait écoutés attentivement.
Non, l'effet le plus puissant ne fut pas produit par des discours isolés, ni par des articles ou des tracts, ni par des affiches ou des drapeaux, il ne fut obtenu par rien de ce qu'on été forcé d'enregistrer par la pensée ou par la perception.
Le nazisme s'insinua dans la chair et dans le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s'imposaient à des millions d'exemplaires et qui furent adoptés de façon mécanique et inconsciente. On a coutume de prendre ce discours de Schiller, qui parle de la « langue cultivée qui poétise et pense à ta place », dans un sens purement esthétique, et, pour ainsi dire, anodin. Un vers réussi, dans une « langue cultivée », ne prouve en rien la force poétique de celui qui l'a trouvé ; il n'est pas si difficile, dans une langue éminemment cultivée, de se donner l'air d'un poète et d'un penseur.
Mais la langue ne se contente pas de poétiser et de penser à ma place, elle dirige aussi mes sentiments, elle régit tout mon être moral d'autant plus naturellement que je m'en remets inconsciemment à elle. Et qu'arrive-t-il si cette langue cultivée est constituée d'éléments toxiques ou si l'on en fait le vecteur de substances toxiques ? Les mots peuvent être comme de minuscules doses d'arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu'après quelque temps l'effet toxique se fait sentir. Si quelqu'un, au lieu d' « héroïque et vertueux », dit pendant assez longtemps « fanatique », il finira par croire vraiment qu'un fanatique est un héros vertueux et que, sans fanatisme, on ne peut pas être un héros. Les vocables « fanatique » et « fanatisme » n'ont pas été inventés par le Troisième Reich, il n'a fait qu'en modifier la valeur et les a employés plus fréquemment en un jour que d'autres époques en des années. Le Troisième Reich n'a forgé, de son propre cru, qu'un très petit nombre des mots de sa langue, et peut-être même vraisemblablement aucun. La langue nazie renvoie pour beaucoup à des apports étrangers et, pour le reste, emprunte la plupart du temps aux Allemands d'avant Hitler. Mais elle change la valeur des mots et leur fréquence, elle transforme en bien général ce qui, jadis, appartenait à un seul individu ou à un groupuscule, elle réquisitionne pour le Parti ce qui, jadis, était le bien général et, ce faisant, elle imprègne les mots et les formes syntaxiques de son poison, elle assujettit la langue à son terrible système, elle gagne avec la langue son moyen de propagande le plus puissant, le plus public et le plus secret.
Mettre en évidence le poison de la LTI et mettre en garde contre lui, je crois que c'est plus que du simple pédantisme. Lorsque, aux yeux des Juifs orthodoxes, un ustensile de cuisine est devenu cruellement impur, ils le nettoient en l'enfouissant dans la terre. On devrait mettre beaucoup de vocables en usage chez les nazis, pour longtemps, et certains pour toujours, dans la fosse commune."
Victor Klemperer, LTI, La langue du IIIème Reich, 1947, tr. fr Elisabeth Guillot,
Pocket, 2002, p. 39-41.
"Le nazisme s'insinua dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s'imposaient à des millions d'exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente. On a coutume de prendre ce distique de Schiller, qui parle de la langue cultivée qui poétise et pense à ta place, dans un sens purement esthétique et, pour ainsi dire, anodin. Un vers réussi, dans une langue cultivée, ne prouve en rien la force poétique de celui qui l'a trouvé ; il n'est pas si difficile, dans une langue éminemment cultivée, de se donner l'air d'un poète et d'un penseur.
Mais la langue ne se contente pas de poétiser et de penser à ma place, elle dirige aussi mes sentiments, elle régit tout mon être moral d'autant plus naturellement que je m'en remets inconsciemment à elle. Et qu'arrive-t-il si cette langue cultivée est constituée d'éléments toxiques ou si l'on en a fait le vecteur de substances toxiques ? Les mots peuvent être comme de minuscules doses d'arsenic : on les avale sans y prendre garde, elles semblent ne faire aucun effet, et voilà qu'après quelque temps l'effet toxique se fait sentir. Si quelqu'un, au lieu d' « héroïque et vertueux », dit pendant assez longtemps « fanatique », il finira par croire vraiment qu'un fanatique est un héros vertueux et que, sans fanatisme, on ne peut pas être un héros. Les vocables fanatique et fanatisme n'ont pas été inventés par le Troisième Reich, il n'a fait qu'en modifier la valeur et les a employés plus fréquemment en un jour que d'autres époques en des années."
Victor Klemperer, LTI, La langue du IIIème Reich, 1947, tr. fr Elisabeth Guillot,
Albin Michel, p. 38, Pocket, 2002, p. 40.
"Il faut se représenter cette richesse [littéraire], florissante jusqu'en 1933 puis mourant brusquement, pour appréhender tout à fait la pauvreté de cet esclavage uniformisé, qui constitue une des caractéristiques principales la LTI [Lingua Tertii Imperii].
La raison de cette pauvreté paraît évidente. On veille, avec une tyrannie organisée dans ses moindres détails, à ce que la doctrine du national-socialisme demeure en tout point, et donc aussi dans sa langue, non falsifiée. Sur le modèle de la censure ecclésiastique, on peut lire sur la page de titre de livres concernant le Parti : « Aucune réserve de la part de la NSDAP ne s'oppose à la parution de cet ouvrage. Le président de la commission d'inspection officielle du Parti pour la protection du NS. » N'a la parole que celui qui appartient à la Chambre des publications du Reich [Reichsschrifttumskammer], et l'ensemble de la presse n'a le droit de publier que ce qui lui a été remis par un office central ; elle peut à la rigueur qualifier légèrement le texte imposé – mais ces modifications se limitent à l'habillage de clichés définis pour tous. Pendant les dernières années une habitude s'instaura selon laquelle, le vendredi soir, à la radio de Berlin, était lu le dernier article de Goebbels à paraître dans le Reich du lendemain. Ce qui revenait, chaque fois, à fixer dans l'esprit jusqu'à la semaine suivante ce qu'on devrait lire dans tous les journaux de la sphère d'influence nazie. Ainsi, quelques individus livraient à la collectivité le seul modèle linguistique valable. Oui, en dernière instance, ce n'était peut-être que le seul Goebbels qui définissait la langue autorisée, car il n'avait pas seulement sur Hitler l'avantage de la clarté mais aussi celui de la régularité, d'autant que le Führer parlait de moins en moins souvent, en partie pour garder le silence telle la divinité muette, en partie parce qu'il n'avait plus rien à dire de décisif ; et les nuances propres que Göring et Rosenberg trouvaient encore de temps à autre, le ministre de la Propagande les faisait passer dans la trame de son discours.
La domination absolue qu'exerçait la norme linguistique de cette petite minorité, voire de ce seul homme, s'étendit sur l'ensemble de l'aire linguistique allemande avec une efficacité d'autant plus décisive que la LTI ne faisait aucune différence entre langue orale et écrite. Bien plus : tout en elle était discours, tout devait être harangue, sommation, galvanisation. Entre les discours et les articles du ministre de la Propagande n'existait aucune différence stylistique, et c'était d'ailleurs la raison pour laquelle ses articles se laissaient si bien déclamer. « Déclamer » [deklamieren] signifie littéralement « pérorer à voix haute », encore plus littéralement « brailler ». Le style obligatoire pour tout le monde était donc celui de l'agitateur charlatanesque.
Et ici, sous la raison apparente de cette pauvreté de la LTI, en surgit une autre, plus profonde. Elle n'était pas pauvre seulement parce que tout le monde était contraint de s'aligner sur le même modèle, mais surtout parce que, dans une restriction librement choisie, elle n'exprimait complètement qu'une seule face de 1'être humain.
Toute langue qui peut être pratiquée librement sert à tous les besoins humains, elle sert à la raison comme au sentiment, elle est communication et conversation, monologue et prière, requête, ordre et invocation. La LTI sert uniquement à l'invocation. À quelque domaine, privé ou public, que le sujet appartienne – non, c’est faux, la LTI ne fait pas plus de différence entre le domaine privé et le domaine public qu'elle ne distingue entre langue écrite et orale –, tout est discours et tout est publicité. « Tu n'es rien, ton peuple est tout », dit un de leurs slogans. Cela signifie : «Tu n'es jamais seul avec toi-même, jamais seul avec les tiens, tu te trouves toujours face à ton peuple. »
Voilà aussi pourquoi, si je disais que, dans tous les domaines, la LTI s'adresse exclusivement à la volonté, ce serait fallacieux. Car celui qui en appelle à la volonté en appelle toujours à l'individu, même si c'est à la communauté composée d'individus qu'il s'adresse. La LTI s'efforce par tous les moyens de faire perdre à l'individu son essence individuelle, d'anesthésier sa personnalité, de le transformer en tête de bétail, sans pensée ni volonté, dans un troupeau mené dans une certaine direction et traqué, de faire de lui un atome dans un bloc de pierre qui roule. La LTI est la langue du fanatisme de masse. Quand elle s'adresse à l'individu, et pas seulement à sa volonté mais aussi à sa pensée, quand elle est doctrine, elle enseigne les moyens de fanatiser et de pratiquer la suggestion de masse."
Victor Klemperer, LTI, La langue du IIIème Reich, 1947, tr. fr Elisabeth Guillot,
Pocket, 2002, , p. 48-50.
"« Comment ça va à l'usine ? lui demandai-je.
- Très bien ! répondit-il. Hier, c'était un très grand jour pour nous. Quelques communistes culottés s'étaient incrustés à Okrilla, alors nous avons organisé une expédition punitive [Strafexpedition]
- Vous avez fait quoi ?
– Eh bien, on les a fait passer par les verges, c'est-à-dire par nos matraques en caoutchouc, avec un peu de ricin, rien de sanglant mais très efficace tout de même, une expédition punitive, quoi.
Expédition punitive est le premier mot que j'ai ressenti comme spécifiquement nazi, c'est le tout premier de ma LTI et le tout dernier que j'ai entendu de la bouche de T. ; je raccrochai sans même prendre la peine de refuser son invitation.
Tout ce que je pouvais imaginer d'arrogance brutale et de mépris envers ce qui est étranger à soi se trouvait condensé dans ce mot expédition punitive ; il avait une résonance si coloniale qu'on imaginait un village nègre cerné de toutes parts et qu'on entendait le claquement du fouet en cuir d'hippopotame. Plus tard, mais hélas cela ne dura pas, ce souvenir eut aussi, en dépit de son amertume, quelque chose de réconfortant pour moi. Un peu de ricin : il était tellement clair que cette opération imitait les pratiques fascistes des Italiens; il me semblait que tout le nazisme n'était rien d'autre qu'une infection italienne. Mais cette consolation disparut devant la vérité qui se dévoilait, comme s'estompe une brume matinale ; le péché nazi, capital et mortel, était allemand et non italien.
Même le souvenir de ce mot nazi (ou fasciste) qu'était « expédition punitive » se serait certainement envolé, pour moi comme pour des millions d'autres gens, s'il n'avait été associé à un événement personnel. Car cette expression n'appartient qu'aux débuts du Troisième Reich, elle a été rendue caduque par la simple institution de ce régime, comme la flèche est rendue caduque par la bombe. Les expéditions punitives, semi-privées et exécutées en amateur, furent immédiatement remplacées par l'action policière, régulière et officielle, et le ricin par les camps de concentration. Et, six ans après le commencement du Troisième Reich, le tumulte des expéditions punitives à l'intérieur de l'Allemagne, devenues actions policières, fut couverte par le vacarme de la guerre mondiale que ses instigateurs avaient également conçue comme un genre d'expédition punitive contre tous les peuples méprisés. C'est ainsi que les mots disparaissent."
Victor Klemperer, LTI, La langue du IIIème Reich, 1947, tr. fr Elisabeth Guillot,
Albin Michel, p. 71-72, Pocket, 2002, p. 73-74.
"[…] de même que le titre de Führer n'est qu'une germanisation de Duce, la chemise brune une variation de la chemise noire italienne, et le salut allemand une imitation du salut fasciste, de même l'intégralité de ces scènes enregistrées comme moyen de propagande et la scène même du discours du Führer devant le peuple rassemblé ont été, en Allemagne, copiées sur le modèle italien. Dans les deux cas, il s'agit de mettre le dirigeant en contact immédiat avec le peuple lui-même, avec tout le peuple et non pas uniquement avec ses représentants.
Si l'on remonte jusqu'à l'origine de cette pensée, on tombe inéluctablement sur Rousseau, en particulier sur son Contrat social. Rousseau étant citoyen de Genève, c'est-à-dire ayant sous les yeux, lorsqu'il écrit, l'exemple d'une ville libre, c'est une chose presque forcément naturelle pour son imagination que de donner à la politique une forme antique et de la cantonner entre les murs d'une cité – la politique, n'est-ce pas l'art de diriger une polis, une ville ? Pour Rousseau, l'homme d'État c'est l'orateur qui s'adresse au peuple, à celui qui est rassemblé sur la place du marché ; pour lui, les manifestations sportives et artistiques auxquelles participe la communauté du peuple sont des institutions politiques et des moyens de propagande. Ce fut la grande idée de la Russie soviétique – grâce à l'emploi des nouvelles inventions techniques, grâce au film et à la radio – que d'étendre à un espace illimité la méthode des Anciens et de Rousseau, qui était limitée dans l'espace, et de permettre à l'homme d'État dirigeant de s'adresser réellement personnellement « à tous », quand bien même il s'agirait de millions, quand bien même des milliers de kilomètres sépareraient les groupes humains entre eux. Ainsi fut restituée au discours, parmi l'ensemble des moyens et des devoirs de l'homme d'État, l'importance qu'il avait eue à Athènes, voire une importance accrue, car désormais se trouvait à la place d'Athènes tout un pays et même davantage qu'un seul pays.
Mais, à présent, le discours n'était pas seulement devenu plus important qu'avant, il s'était aussi, par nécessité, radicalement transformé. En s'adressant à tous et non plus à des représentants élus du peuple, il devait aussi être compris de tous et, par conséquent devenir plus populaire. Ce qui est populaire, c'est le concret ; plus un discours s'adresse aux sens, moins il s'adresse à l'intellect, plus il est populaire. Il franchit la frontière qui sépare la popularité de la démagogie ou de la séduction d'un peuple dès lors qu'il passe délibérément du soulagement de l'intellect à sa mise hors circuit et à son engourdissement.
En un certain sens, on peut considérer la place du marché solennellement décorée, la grande salle ou l'arène ornée de bannières et de banderoles, dans lesquelles on parle à la foule comme une partie constitutive du discours lui-même, comme son corps. Le discours est incrusté et mis en scène dans un tel cadre, il est une œuvre d'art totale qui s'adresse simultanément à l'oreille et à l'œil, et à l'oreille doublement, car le grondement de la foule, ses applaudissements, ses protestations agissent sur l'auditeur aussi fortement, si ce n'est plus, que le discours en soi. D'autre part, le ton même du discours subit incontestablement une influence, prend incontestablement une plus forte couleur sensitive grâce à une telle mise en scène. Le film parlant retransmet cette œuvre d'art totale dans son intégralité ; la radio remplace le spectacle par une présentation qui correspond au récit du messager de l'Antiquité, mais elle rend fidèlement le double effet auditif galvanisant, le répons spontané de la masse. (« Spontané » est un des mots préférés de la LTI […])."
Victor Klemperer, LTI, La langue du IIIème Reich, 1947, tr. fr Elisabeth Guillot,
Pocket, 2002, , p. 82-84.
"Dans chaque discours, dans chaque bulletin, le Führer se gargarise de deux mots d'origine étrangère qui sont absolument inutiles et nullement répandus ni compris partout : diskriminieren (il dit régulièrement diskrimieren) et diffamieren [...]
[La LTI] recourt sans besoin au mot d'origine étrangère. En parlant de Terror (de Luftterror [terreur aérienne], de Bombenterror, et naturellement aussi de Gengenterror [contre-terreur] et d'Invasion, elle suit du moins des sentiers fréquentés depuis bien longtemps, mais les Invasoren [envahisseurs] sont nouveaux et les Agressoren sont parfaitement superflus, et pour liquidieren, on a tant de choses à disposition : töten, morden, beseitigen, hinrichten, etc. Il aurait même été facile de remplacer le Kriegspotential -potentiel de guerre- qui traîne partout soit par Rüstungsgrad ou par Rüstungsmöglichkeit [degré ou possibilité d'armement] [...]
Quelles sont donc les raisons de cette prédilection, que je n'ai illustrée ici que de quelques exemples, pour le mot d'origine étrangère si ronflant ? C'est justement et en premier lieu son caractère ronflant, et, lorsqu'on suit les différents motifs jusqu'au dernier, c'est toujours et encore son caractère ronflant et la volonté de couvrir certaines choses indésirables.
Hitler est un autodidacte et il n'a pas cinquante mais tout au plus dix pour cent de culture générale [...] En tant que Führer, il est à la fois fier de ne pas se soucier de la « prétendue culture d'autrefois » et fier du savoir qu'il a acquis par lui-même. Tout autodidacte fait parade de mots étrangers et, d'une manière ou d'une autre, ceux-ci se vengent.
Mais ce serait faire tort au Führer que d'expliquer sa prédilection pour ce genre de mots par la seule vanité et la seule connaissance de ses propres manques. Ce que Hitler connaît avec une terrible précision et ce dont il tient compte, c'est toujours la psyché de la masse qui ne pense pas et doit être maintenue dans l'incapacité de penser. Le mot étranger impressionne, il impressionne d'autant plus qu'il est moins compris ; n'étant pas compris, il déconcerte et anesthésie, il couvre la pensée, Schlechtmachen [dire du mal], tous les Allemands comprendraient ; diffamieren est compris de moins de gens, mais sur tous, sans exception, il fait un effet plus solennel et plus fort que schlechtmachen. (Qu'on pense à l'effet produit par la liturgie latine dans le service divin catholique.)"
Victor Klemperer, LTI, La langue du IIIème Reich, 1947, tr. fr. Elisabeth Guillot,
Pocket, 2002, p. 322-324.
"- Vous n'appréciez pas réellement le novlangue, Winston, dit-il presque tristement. Même quand vous écrivez, vous pensez en ancilangue. J'ai lu quelques-uns des articles que vous écrivez parfois dans le Times. Ils sont assez bons, mais ce sont des traductions. Au fond vous auriez préféré rester fidèle à l'ancien langage, à son imprécision et ses nuances inutiles. Vous ne saisissez pas la beauté qu'il y a dans la destruction des mots. Savez-vous que le novlangue est la seule langue dont le vocabulaire diminue chaque année ?
Winston l'ignorait, naturellement. Il sourit avec sympathie, du moins il l'espérait, car il n'osait se risquer à parler.
Syme prit une autre bouchée de pain noir, la mâcha rapidement et continua :
- Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n'y aura plus de mots pour l'exprimer. Tous les concepts nécessaires seront exprimés chacun exactement par un seul mot dont le sens sera rigoureusement délimité. Toutes les significations subsidiaires seront supprimées et oubliées. Déjà, dans la onzième édition, nous ne sommes pas loin de ce résultat. Mais le processus continuera encore longtemps après que vous et moi nous serons morts. Chaque année, de moins en moins de mots, et le champ de la conscience de plus en plus restreint. Il n'y a plus, dès maintenant, c'est certain, d'excuse ou de raison au crime par la pensée. C'est simplement une question de discipline personnelle, de maîtrise de soi-même. Mais même cette discipline sera inutile en fin de compte. La Révolution sera complète quand le langage sera parfait. Le novlangue est l'angsoc et l'angsoc est le novlangue, ajouta-t-il avec une sorte de satisfaction mystique. Vous est-il jamais arrivé de penser, Winston, qu'en l'année 2050, au plus tard, il n'y aura pas un seul être humain vivant capable de comprendre une conversation comme celle que nous tenons maintenant ?
- Sauf…, commença Winston avec un accent dubitatif, mais il s'interrompit.
Il avait sur le bout de la langue les mots : « Sauf les prolétaires », mais il se maîtrisa. Il n'était pas absolument certain que cette remarque fût tout à fait orthodoxe. Syme, cependant, avait deviné ce qu'il allait dire.
- Les prolétaires ne sont pas des êtres humains, dit-il négligemment. Vers 2050, plus tôt probablement, toute connaissance de l'ancienne langue aura disparu. Toute la littérature du passé aura été détruite. Chaucer, Shakespeare, Milton, Byron n'existeront plus qu'en version novlangue. Ils ne seront pas changés simplement en quelque chose de différent, ils seront changés en quelque chose qui sera le contraire de ce qu'ils étaient jusque-là. Même la littérature du Parti changera. Même les slogans changeront. Comment pourrait-il y avoir une devise comme « La Liberté c'est l'esclavage » alors que le concept même de liberté aura été aboli ? Le climat total de la pensée sera autre. En fait, il n'y aura pas de pensée telle que nous la comprenons maintenant. Orthodoxie signifie non-pensant, qui n'a pas besoin de pensée. L'orthodoxie, c'est l'inconscience."
George Orwell, 1984, 1948, 1ère partie, Chapitre V, tr. fr. Amélie Audiberti, Folio, 2000, p. 79-81.
"Toute correspondance sur le sujet [l'extermination des Juifs d'Europe] était soumise à des « règles de langage » très strictes et, exception faite pour les rapports des Einsatzgruppen, on trouve rarement, dans les documents des mots crus tels qu' « extermination », « liquidation » ou « tuerie ». À leur place, des noms de code étaient prescrits : pour « tuerie» on devait dire « Solution finale », « évacuation» (Aussiedling) ou « traitement spécial » (Sonderbehandlung) ; quand il ne s'agissait pas des Juifs qu'on envoyait à Theresienstadt, le « ghetto des vieillards » pour les juifs privilégiés – on parlait alors d'un « changement de résidence » – la déportation était rebaptisée « réinstallation » (Umsiedlung) ou encore « travail à l'Est » (Arbeitsensatz um Osten), dans la mesure où les Juifs ont souvent été temporairement réinstallés dans des ghettos tout comme une certaine partie d'entre eux fut temporairement utilisée pour le travail forcé. Dans certaines circonstances, il s'avéra nécessaire d'apporter de légères modifications aux règles de langage. C'est ainsi qu'un haut responsable des Affaires étrangères proposa que, dans toute correspondance avec le Vatican, on parle du meurtre des Juifs en termes de « solution radicale » ; l'idée était ingénieuse, car le gouvernement catholique fantoche de Slovaquie, mis en place avec l'appui du Vatican, n'avait pas été, aux yeux des nazis, « suffisamment radical » dans sa législation antijuive : il ait commis l' « erreur fondamentale » de promulguer des lois contre les Juifs et d'en exclure les Juifs baptisés. Les « porteurs de secrets » ne pouvaient donc parler un langage non codé qu'entre eux, et il est peu probable qu'ils l'aient fait pendant qu'ils vaquaient à leurs tâches meurtrières quotidiennes, ou devant leurs sténodactylos et autres employés de bureau. Quelle que fut la raison de ces « règles de langage», elles contribuèrent considérablement au maintien de l'ordre et de l'équilibre mental dans les nombreux services spécialisés dans les fonctions les plus diverses dont la coopération était indispensable en la matière. Mieux encore, l'expression « règles de langage » (Sprachregelung) était elle-même un nom de code ; en langage ordinaire, on appellerait cela un mensonge. En effet, lorsqu'un « porteur de secrets » était envoyé à la rencontre de quelqu'un venant du monde extérieur, on lui donnait, en même temps que les ordres, ses « règles de langage » – comme, par exemple, Eichmann, lorsqu'il fit visiter le ghetto de Theresienstadt aux représentants suisses de la Croix-Rouge internationale. Dans ce dernier cas, il s'agissait d'un mensonge à propos d'une soi-disant épidémie de typhus qui aurait fait rage au camp de concentration de Bergen-Belsen que ces messieurs voulaient aussi visiter. L'effet exact produit par ce système de langage n'était pas d'empêcher les gens de savoir ce qu'ils faisaient, mais de les empêcher de mettre leurs actes en rapport avec une ancienne notion « normale » du meurtre et du mensonge. Par sa grande sensibilité aux expressions toutes faites et aux slogans, ainsi que par son incapacité à s'exprimer en langage ordinaire, Eichmann était le sujet idéal pour les « règles de langage »."
Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, 1963, tr. fr. Anne Guérin, Gallimard Quarto, 2002, p. 1100-1101.
"D'où peut venir la sollicitude, envers la langue, de l'autorité politique, appuyant ou relevant l'interrogation savante ? D'où vient que normaliser la langue, réformer son vocabulaire soient des activités politiques et non pas seulement d'innocents jeux d'amoureux des phrases et des mots ? [...]
Le régime soviétique en est encore un exemple frappant, lui qu'on a pu qualifier de « logocratie ». Il convient, en fait, d'analyser un terme linguistiques cette fameuse « langue de bois », définie ici et là comme un style par lequel on s'assure le contrôle de tout, en masquant le réel sous les mots. La novlangue d'Orwell dans 1984 visait, mais dans la fiction, à extirper toute pensée non orthodoxe en bannissant les noms mêmes qui pouvaient lui servir de support. Les mots y devenaient leurs propres défunts. Dans les textes soviétiques officiels, on constate un emploi largement inférieur de verbes par rapport aux noms dérivés de verbes, type de nomination dont le russe est abondamment pourvu. Le grand nombre des nominalisations permet d'esquiver par le discours l'affrontement du réel, auquel correspondrait l'emploi de verbes. Ainsi, on peut présenter comme évident et réalisé ce qui n'est ni l'un ni l'autre. Pour prendre un exemple français, quand on passe de mes thèses sont justes ou les peuples luttent contre l'impérialisme à la justesse de mes thèses ou la lutte des peuples contre l'impérialisme, on passe de l'assertion à l'implicite. L'énonceur élude ainsi la prise en charge, aussi bien que l'objection. Car l'auditeur, s'il peut interrompre à la fin d'une phrase mes thèses sont justes, le peut beaucoup moins après une portion de phrase inachevée la justesse de mes thèses."
Claude Hagège, L'Homme de paroles, 1985, Fayard, p. 201-202.
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