"Les générations passent, mais la langue demeure ; chaque génération la trouve déjà là, plus forte et plus puissante qu'elle n'est ; elle n'en prend jamais la mesure, et la laisse après elle à la génération suivante. Son caractère et son originalité ne peuvent être connus qu'à travers la succession de toutes les générations, mais c'est elle, la langue, qui les relie et toutes se présentent en elle. On voit ce qu'elle doit à des époques particulières, à des hommes singuliers, mais ce qu'eux tous lui doivent reste à jamais indéfinissable. Au fond, la langue, non pas telle qu'elle parvient à la postérité en sons et en œuvres fragmentaires, mais dans son existence alerte et vivante, non seulement dans son extériorité, mais aussi dans son intériorité, dans son identité à la pensée qu'elle rend possible, la langue est la nation même, à proprement parler elle est bien la nation. Car qu'est-ce que la langue sinon l'épanouissement auquel aspire toute la nature corporelle et spirituelle de l'homme, en quoi tout ce qui n'est que confus et hésitant commence à prendre figure, quelque chose de plus subtil et de plus éthéré que l'action, qui est toujours plus intimement mêlé au terrestre ? Mais elle est aussi l'épanouissement de l'organisme de la nation entière. Car l'homme peut tout aussi peu la produire tout seul que la recevoir purement et simplement des autres, et le mystère de son origine réside dans le mystère d'une individualité divisée et pourtant indéniablement réunie à nouveau en un sens plus élevé."
Wilhelm von Humboldt, "De l'influence de la diversité de caractère des langues sur la littérature et la culture de l'esprit", 1822, tr. fr. Denis Thouard, in Sur le caractère national des langues et autres écrits sur le langage, Points essais, 2000, p. 123-125.
"Il y a eu jusqu'à présent un désaccord entre l'hétérogénéité constatée et l'approche structuraliste du langage, car plus les linguistes étaient frappés de l'existence de structures dans le langage, plus ils étayaient cette observation au moyen d'arguments déductifs quant aux avantages fonctionnels d'une structure, et plus le passage d'un état de langue à un autre leur devenait mystérieux. En effet, s'il est nécessaire qu'une langue soit structurée pour fonctionner efficacement, comment les gens peuvent-ils continuer à parler pendant qu'elle se transforme, c'est-à-dire pendant qu'elle traverse des périodes de moindre systématicité ? Nous soutenons que la solution de ce problème consiste à rompre l'identification entre structure et homogénéité. La clé d'une conception rationnelle du changement linguistique - et, en fait, du langage lui-même - est la possibilité de décrire une différenciation ordonnée au sein d'une langue utilisée par une communauté. Nous soutenons qu'une maîtrise quasi innée de structures hétérogènes n'a rien à voir avec la connaissance de plusieurs dialectes ni avec la simple performance mais fait partie de la compétence linguistique de l'individu unilingue. L'un des corollaires de ce point de vue est que, pour une langue utilisée par une communauté complexe (c'est-à-dire réelle), c'est l'absence d'une hétérogénéité structurée qui se révélerait dysfonctionnelle.""
U. Weinreich, "Fondements empiriques d'une théorie du changement linguistique", in W. P. Lehmann et Y. Malkiel (ed.), Directions for Historical Linguistics, Austin, University of Texas Press, 1968.
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