"Lorsque quelqu'un affirme : « Il y a un Dieu », « L'inconscient est le fondement originaire du monde », « Il y a une entéléchie comme principe directeur du vivant », nous ne lui disons pas « Ce que tu dis est faux », mais nous lui demandons : « Qu'est-ce que tu signifies avec tes énoncés ? » Une démarcation très nette apparaît alors entre deux espèces d'énoncés : d'un côté les affirmations telles que les formules de la science empirique ; leur sens peut être constaté par l'analyse logique, plus précisément par le retour aux énoncés les plus simples portant sur le donné empirique. Les autres énoncés, parmi lesquels ceux que l'on vient de citer, se révèlent complètement dénués de signification quand on les prend au sens où l'entend le métaphysicien. Certes, on peut souvent les réinterpréter comme des énoncés empiriques ; mais alors, ils perdent le contenu émotionnel qui, dans la plupart des cas, est justement essentiel pour le métaphysicien. Le métaphysicien et le théologien, se méprenant eux-mêmes, croient dire quelque chose dans leurs énoncés, présenter un état de choses. L'analyse montre pourtant que ces énoncés ne disent rien, mais ne sont en quelque sorte que l'expression d'un sentiment de la vie. L'expression d'un tel sentiment de la vie constitue à coup sûr une tâche importante de la vie. Mais le moyen d'expression adéquat en est l'art, par exemple la poésie et la musique. Si, à leur place, on choisit l'habillement linguistique d'une théorie, cela comporte un danger : un contenu théorique est simulé là où il n'y en a pas. Si un métaphysicien ou un théologien persiste à prendre le langage pour habit, il doit en être conscient et faire savoir clairement qu'il ne s'agit pas d'une description, mais d'une expression, non d'une théorie, laquelle communique une connaissance, mais de poésie et de mythe. Quand un mystique affirme avoir des expériences qui se situent au-dessus ou au-delà de tous les concepts, on ne peut le lui contester. Mais il ne peut en dire quelque chose, car parler signifie capter [quelque chose] dans des concepts, réduire à des faits susceptibles d'être intégrés à la science".
Manifeste du Cercle de Vienne, La conception scientifique du monde, 1929, in Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, sous la direction d'Antonia Soulez, Paris, PUF, 1985, p. 116.
"Le sens d'un énoncé est la méthode de sa vérification. Un énoncé ne dit que ce qui est en lui vérifiable. C'est la raison pour laquelle il ne peut affirmer, s'il affirme vraiment quelque chose, qu'un fait empirique. Une chose située par principe au-delà de l'expérience (jenseits des Erfahren) ne saurait être énoncée, pensée, ni questionnée.
On peut ranger les énoncés (doués de sens) de la manière suivante : en premier lieu, ceux qui sont vrais en vertu de leur seule forme (ou « tautologies » d'après Wittgenstein, ils correspondent à peu près aux « jugements analytiques » kantiens). Ils ne disent rien sur le réel. À cette espèce appartiennent les formules de la logique et de la mathématique ; elles ne sont pas elles-mêmes des énoncés sur le réel, mais servent à leur transformation. En second, viennent les négations des premiers (ou « contradictions ») qui sont contradictoires, c'est-à-dire fausses en vertu de leur forme. Pour décider de la vérité ou fausseté de tous les autres énoncés, il faut s'en remettre aux énoncés protocolaires, lesquels (vrais ou faux) sont par là même des énoncés d'expérience (Erfahrungssätze), et relèvent de la science empirique. Si l'on veut construire un énoncé qui n'appartient pas à l'une de ces espèces, cet énoncé sera automatiquement dénué de sens.
Et puisque la métaphysique ne veut ni formuler d'énoncés analytiques ni se couler dans le domaine de la science empirique, elle est contrainte d'employer des mots en l'absence de tout critère, des mots qui sont de ce fait privés de signification, ou bien de combiner des mots doués de sens de sorte qu'il n'en résulte ni énoncés analytiques (éventuellement contradictoires) ni énoncés empiriques. Dans un cas comme dans l'autre, on obtient inévitablement des simili-énoncés.
L'analyse logique rend dès lors un verdict de non-sens contre toute prétendue connaissance qui veut avoir prise par-delà ou par-derrière l'expérience. Ce verdict atteint d'abord toute métaphysique spéculative, toute prétendue connaissance par pensée pure ou par intuition pure, qui croit pouvoir se passer de l'expérience. Mais le verdict s'applique aussi à cette métaphysique qui, issue de l'expérience, veut connaître au moyen d'inférences particulières ce qui se trouve hors de ou derrière l'expérience (ainsi, la thèse néovitaliste d'une « entéléchie » à l'œuvre dans les processus organiques et qui ne doit pas être conçue de manière physique ; ainsi, la question portant sur l'« essence de la causalité » par-delà la constatation de certaines régularités de succession ; ainsi, le discours sur la « chose en soi »). De plus, ce verdict vaut également pour toute philosophie des valeurs ou des normes, pour toute éthique, ou toute esthétique en tant que discipline normative. Car la validité objective d'une valeur ou d'une norme (et ce pour les philosophes des valeurs eux-mêmes) ne peut être vérifiée empiriquement ni déduite d'énoncés empiriques ; par suite, elle ne peut absolument pas être exprimée (par un énoncé doué de sens)."
Rudolf Carnap, "Le dépassement de la métaphysique", 1932, dans Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, trad. collective sous la direction d'Antonia Soulez, PUF, 1985, p. 172-173.
"Lorsque nous affirmons que les soi-disant énoncés de la métaphysique sont dépourvus de sens, cette expression doit être prise dan le sens le plus strict. Dans un usage plus relâché, « dépourvu de sens » se dit parfois d'une phrase ou question stérile (par exemple : « Quel est le poids des habitant de Vienne dont le numéro de téléphone se termine par un 3 ? »), ou bien encore d'une phrase qui est notoirement fausse (par exemple : « En 1910, Vienne comptait 6 habitants »), ou d'un phrase qui est fausse, non seulement empiriquement, mais aussi logiquement et qui est donc contradictoire (par exemple: « De ces deux personnes A et B, chacune a un an de plus que l'autre »). De telles propositions, qu'elles soient stériles ou fausses, n'en ont pas moins un sens ; on ne peut classer les phrases en (théoriquement) stériles ou fécondes, vraies ou fausses qu'à condition qu'elles aient un sens. Au sens strict, est dépourvue de sens une suite de mots qui ne constitue pas un énoncé à l'intérieur d'une certaine langue donnée. Il arrive qu'une telle suite de mots paraisse à première vue être un énoncé ; dans ce cas, nous l'appelons simili-énoncé. Nous soutenons donc la thèse que les prétendus énoncés de la métaphysique se révèlent à la lumière de l'analyse logique des simili-énoncés.
Une langue se compose d'un vocabulaire et d'une syntaxe, c'est-à-dire d'un stock de mots ayant une signification, et de règles de formation des phrases ; ces règles indiquent comment construire des phrases avec des mots d'espèces différentes. De ce fait, il y a deux sortes de simili-énoncés : soit il s'y trouve un mot, dont on a admis par simple erreur qu'il a une signification, soit les mots qui y figurent ont vraiment une signification mais ils forment un assemblage contraire à la syntaxe qui leur retire tout sens. Nous verrons, exemples à l'appui, que ces deux espèces de simili-énoncés se rencontrent dans la métaphysique. Puis nous devrons examiner sur quel fondement repose notre thèse, selon laquelle la métaphysique dans sa totalité consiste en pareils simili-énoncés. […]
En quoi consiste donc la signification d'un mot ? Concernant un mot que doit-on stipuler pour qu'il ait une signification ? […]
Pour un grand nombre de mots, et sans doute pour la majeure partie des mots usités dans la science, il est possible de donner leur signification par réduction à d'autres mots. […] De cette façon, chaque mot du langage est réduit à d'autres mots et finalement aux mots figurant dans les énoncés dits « d'observations » ou « énoncés protocolaires »[1]. Le mot reçoit sa signification de cette procédure de réduction. […] Il apparaît maintenant que beaucoup de mots métaphysiques ne remplissant pas la condition que nous venons d’indiquer, sont sans signification. […]
Il y a encore une deuxième sorte de simili-énoncés : les mots qui les composent sont doués de signification, mais agencés de telle sorte qu'il n'en résulte aucun sens. La syntaxe d'une langue indique les combinaisons de mots acceptables et celles qui ne le sont pas. Mais la syntaxe grammaticale des langues naturelles ne remplit pas partout la tâche d'exclure les combinaisons de mots sans significations. […]
Nous voulons maintenant indiquer quelques exemples de simili-énoncés métaphysiques sur lesquels on peut reconnaître avec une netteté toute particulière que la syntaxe logique est violée, bien que la syntaxe grammaticale traditionnelle y soit respectée. Nous choisissons quelques énoncés dans l'exposé de la doctrine métaphysique qui exerce actuellement en Allemagne la plus grande influence[2].
« Ce que la recherche doit pénétrer, c'est simplement l'étant, et en dehors de cela – rien – uniquement l'étant, outre cela – rien : exclusivement l'étant, et au-delà – rien. Qu'en est-il de ce Néant ? N'y a-t-il le Néant que parce qu'il y a le « non », c'est-à-dire la négation ? ou bien est-ce le contraire? N'y a-t-il la négation et le « non » que parce qu'il y a le Néant ? [...] Nous affirmons ceci : le Néant est plus originaire que le « non » et la négation [...] Où cherchons-nous le Néant ? Comment trouvons-nous le Néant ? – Nous connaissons le Néant [...] L'angoisse révèle le Néant [...] Ce devant quoi et pourquoi nous nous angoissions n'était ici « proprement » [...] rien. En effet : le Néant lui-même – comme tel – était là [...] Qu'en est-il du Néant ? [...] Le Néant lui-même qui néantit ».
Pour montrer que la possibilité de former des simili-énoncés repose sur une carence logique du langage, nous établissons le schéma ci-dessous.
I. Énoncés pourvus de sens de la langue usuelle
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II. Formation du non-sens à partir de ce qui est pourvu de sens dans la langue usuelle
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III. Langue logiquement correcte
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A. Qu'y a-t-il dehors ?
d (?)
Dehors il y a la pluie
d (P1)
B. Qu'en est-il de la pluie ?
(c'est-à-dire : que fait la pluie ? ou que peut-on dire encore de cette pluie ?
?(P1)
1. 1. Nous connaissons la pluie.
c(P1)
2. 2. La pluie pleut.
pl(P1)
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A. Qu'y a-t-il dehors ?
d(?)
Dehors, il n'y a rien
d(N)
B. « Qu'en est-il de ce Néant ?
(N)
1. « Nous cherchons le néant »,
« Nous trouvons le Néant »,
« Nous connaissons le Néant. »
c(N)
2. « Le Néant néantit. »
n(N)
3. « Il y a le Néant seulement parce que… »
ex(N)
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A. Il n'y a (il n'existe, il ne se trouve) pas de chose qui soit dehors
d(x)
B. Toutes ces formes ne peuvent même pas être construites.
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Les énoncés de la colonne I sont grammaticalement aussi bien que logiquement irréprochables ; ils sont donc pourvus de sens. Les énoncés de la colonne II (à l'exception de B3) son tout à fait analogues du point de vue grammatical à ceux de la colonne I. La forme propositionnelle II A (la question et la réponse) ne satisfait pas, il est vrai, aux exigences d'une langue logiquement correcte. Elle est néanmoins douée de sens, car elle peut être traduite dans une langue correcte, comme le montre l'énoncé III A qui a le même sens que II A. La forme propositionnelle II A s'avère inadéquate du fait que, à partir d'elle, moyennant des opérations grammaticales irréprochables, nous pouvons parvenir aux formes propositionnelles II B dépourvues de sens, qui figurent dans la citation d'Heidegger. On ne peut même pas construire des formes dans la langue correcte de la colonne III. Néanmoins, on ne remarque pas au premier coup d'œil qu'elles sont dépourvues de sens, car on se laisse facilement abuser par l'analogie trompeuse avec les énoncés pourvus de sens de la colonne I B. Le défaut ici constaté de notre langue consiste donc ne en ceci que, contrairement à un langue logiquement correcte, la nôtre admet la même forme grammaticale aussi bien pour les suites de mots pourvues de sens que pour celles qui sont dépourvues de sens. À tout énoncé verbal se trouve associée une formule correspondante dans la manière d'écrire logistique ; ces formules permettent de reconnaître tout particulièrement combien l'analogie entre I A et II A sur laquelle repose l'engendrement des formes II B dénuées de sens, manque de pertinence."
Rudolf Carnap, "Le dépassement de la métaphysique", 1932, dans Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, trad. collective sous la direction d'Antonia Soulez, PUF, 1985, p. 156, 158, 163 et 164-166.
"Comme Hume, je divise toutes les propositions authentiques en deux classes : celles qui, dans sa terminologie, concernent les « relations d'idées » et celles qui concernent les « matières de fait » (matter of fact). La première classe comprend les propositions a priori de la logique et des mathématiques pures, que je ne considère comme nécessaires et certaines, que parce qu'elles sont analytiques. Je maintiens, en effet, que la raison pour laquelle ces propositions ne peuvent être démenties par l'expérience, est qu'elles ne font aucune assertion au sujet du monde empirique, mais indiquent simplement notre détermination d'user de symboles d'une certaine manière. Par contre, les propositions empiriques concernant les matières de fait, je soutiens qu'elles sont des hypothèses qui peuvent être probables, mais jamais certaines. Et en exposant la méthode de leur validation, je prétends aussi élucider la nature de la vérité.
Pour vérifier (to test) si une proposition exprime une hypothèse empirique authentique, j'adopte ce que l'on pourrait appeler un principe de vérification modifié. Car j'exige d'une hypothèse empirique, non qu'elle soit vérifiable, en effet, d'une manière concluante, mais qu'une expérience sensible (sense-experience) puisse être invoquée de façon pertinente (relevant) pour la détermination de sa vérité ou de sa fausseté. Si une proposition présumée[3] échoue à satisfaire ce principe, et n'est pas une tautologie, alors je soutiens qu'il s'agit d'une proposition métaphysique, et qu'étant métaphysique, elle n'est ni vraie ni fausse mais littéralement dénuée de sens (senseless). On découvrira que, selon ce critère, une grande partie de ce qui passe pour de la philosophie est de la métaphysique, et, en particulier, que des affirmations telles qu'il y a un monde non-empirique de valeurs ou que les hommes ont des âmes immortelles, ou qu'il y a un Dieu transcendant sont vides de sens."
A. J. Ayer, Langage, vérité et logique, 1936, Préface à la 1ère édition, tr. fr. J. Ohana, Flammarion, 1956, p. 48.
"La stérilité de la tentative pour transcender les limites de l'expérience sensible sera déduite non d'une hypothèse psychologique concernant la constitution réelle de l'esprit humain, mais de la règle qui détermine la signification littérale du langage. Notre charge contre le métaphysicien n'est pas qu'il essaie d'user de l'entendement dans un domaine où il ne peut profitablement s'aventurer, mais qu'il produit des énonciations (sentences) qui ne sont pas conformes aux conditions sous lesquelles seule une énonciation peut avoir un sens littéral. Et nous ne sommes pas obligés nous-mêmes de dire des non-sens (to talk non-sense) pour montrer que toutes les énonciations d'un certain type sont nécessairement dépourvues de sens. Nous n'avons besoin que de formuler le critère qui nous rend capables d'affirmer si une phrase (sentence) exprime une proposition authentique au sujet d'une matière de fait (matter of fact) et de montrer que les énoncés considérés n'y satisfont pas. […]
Le critère que nous emploierons pour éprouver l'authenticité des affirmations factuelles apparentes est le critère de vérifiabilité. Nous disons qu'une énonciation a factuellement un sens pour une personne donnée si et seulement si elle sait comment vérifier la proposition qu'elle vise à exprimer, c'est-à-dire si elle sait quelles observations la conduiraient, sous certaines conditions, à accepter la proposition comme vraie ou à la rejeter comme fausse. Si, d'un autre côté, la proposition supposée est de telle nature que l'affirmation de sa vérité ou de sa fausseté n'est liée à aucune affirmation quelconque concernant la nature de son expérience future, alors, pour autant qu'il s'agit de cette personne, elle est, si ce n'est pas une tautologie, une pure pseudo-proposition. L'énonciation qui l'exprime peut avoir un sens émotionnel pour elle, mais elle n'a pas de sens littéral."
Alfred Jules Ayer, Langage, vérité et logique, 1936, tr. fr. J. Ohana, Paris, Flammarion, p. 42.
[1] Les énoncés d’observations, ou énoncés protocolaires, sont des énoncés décrivant qu'une certaine sensation a été ressentie à tel lieu et tel moment par telle personne.
[2] Il s'agit de la philosophie de Martin Heidegger, telle qu'il l'a développe dans son livre Être et temps (1927). Les citations que prend Carnap sont toutefois tirées d'un autre texte de Heidegger, Qu'est-ce que la métaphysique ? (1929).
[3] Une phrase présumée être une proposition (a putative proposition).
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