"Qu'est-ce en fin de compte que l'on appelle « commun » ? Les mots sont des symboles sonores pour désigner des idées, mais les idées sont des signes imagés, plus ou moins précis, de sensations qui reviennent fréquemment et simultanément, de groupes de sensations. Il ne suffit pas, pour se comprendre mutuellement, d'employer les mêmes mots ; il faut encore employer les mêmes mots pour désigner la même sorte d'expériences intérieures, il faut enfin avoir en commun certaines expériences. C'est pourquoi les gens d'un même peuple se comprennent mieux entre eux que ceux qui appartiennent à des peuples différents, même si ces derniers usent de la même langue ; ou plutôt, quand des hommes ont longtemps vécu ensemble dans des conditions identiques, sous le même climat, sur le même sol, courant les mêmes dangers, ayant les mêmes besoins, faisant le même travail, il en naît quelque chose qui « se comprend » : un peuple. Dans toutes les âmes un même nombre d'expériences revenant fréquemment a pris le dessus sur des expériences qui se répètent plus rarement : sur elles on se comprend vite, et de plus en plus vite - l'histoire du langage est l'histoire d'un processus d'abréviation."
Nietzsche, Par-delà le Bien et le mal, § 268, tr. fr. H. Albert, édition Bouquins, tome 2, p.719-720.
"Pour accorder le discours aux multiples situations de fait, toutes les langues ont besoin d'exprimer, à des degrés divers, les notions de durée, d'intensité et telle ou telle tendance particulière. La caractéristique du groupe G.L.E.T. [Groupe des langues européennes types] et peut-être de nombreux autres types de langues est de les exprimer métaphoriquement, et ce, en termes d'extension spatiale, c'est-à-dire de taille, de nombre, de position, de forme, et de mouvement. Nous exprimons la durée par « long, court, grand, beaucoup, rapide, lent », etc. ; l'intensité par « large, grand, beaucoup, lourd, léger, haut, bas, vif, faible », etc. ; la tendance par « plus, augmenter, croître, tourner, devenir, approcher, aller, venir, s'élever, tomber, s'arrêter, aplanir, niveler, accélérer, ralentir ». Ce ne sont là que quelques exemples, car la liste est presque inépuisable des métaphores que nous reconnaissons difficilement comme telles, étant donné qu'elles sont virtuellement les seuls véhicules linguistiques disponibles. En l'occurrence, les termes non métaphoriques, comme « tôt, tard, bientôt, durable, intense, très, tendant à », sont peu nombreux et ne suffisent nullement aux nécessités de l'expression.
Il est clair que cet état de choses correspond à la structure des langues G.L.E.T. Ces termes prennent place dans la configuration générale de la langue, qui tend à l'OBJECTIVATION : à la SPATIALISATION fictive de qualités et de potentiels qui sont dépourvus de tout caractère spatial (pour autant que puisse le détecter notre équipement sensoriel relatif à la perception spatiale). Pour nous, la signification que revêt un substantif est basée sur la correspondance établie entre des corps physiques et des référents d'un tout autre genre. Etant donné que les corps physiques et leur configuration dans l'ESPACE PERÇU sont exprimés par des termes ayant trait à leur forme et à leurs dimensions et recensés par des nombres cardinaux et l'emploi du pluriel, ces modèles de signification et de recensement s'étendent aux symboles dont le contenu est dépourvu de tout caractère spatial, et suggèrent par là un es ace IMAGINAIRE. Les formes physiques « se déplacent, s'arrêtent, s'élèvent, s'abaissent, se rapprochent », etc., dans l'espace perçu. Pourquoi ces autres référents n'en feraient-ils pas autant dans leur espace imaginaire ? Cela va si loin qu'il nous est devenu presque impossible d'évoquer la situation non spatiale la plus simple sans recourir constamment à des métaphores physiques. Je « saisis » le « fil » du raisonnement de mon interlocuteur, mai si le « niveau » me « dépasse » mon attention peut « s'égarer » et « perdre de vue » le but poursuivi, de sorte que lorsque la personne qui parle en « arrive » à la conclusion, nos opinions diffèrent « grandement » et nos « points de vue » sont à ce point « divergents » que les « choses » qu'elle dit « paraissent » fort arbitraires, ou même un « tas » d'inepties !"
Benjamin Lee Whorf, "Rapports de la pensée avec le langage", tr. fr. Claude Carme, in Linguistique et anthropologie, Paris, Denoël, 1971, p. 92-94.
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