"En voulant aller d'Angleterre en Hollande j'ai été retenu quelque temps dans la Tamise par les vents contraires. En ce temps-là, ne sachant que faire et n'ayant personne dans le vaisseau des mariniers, je méditais sur ces choses-là et surtout je songeais à mon vieux dessein d'une langue en écriture rationnelle dont le moindre effet serait l'universalité et la communication des différentes notions. Son véritable usage serait de peindre, non pas la parole, comme dit M. de Brébœuf, mais les pensées, et de parler à l'entendement plutôt qu'aux yeux. Car si nous l'avions telle que je la conçois, nous pourrions raisonner en métaphysique et en morale à peu près comme en géométrie et en analyse, parce que les caractères fixeraient, nos pensées trop vagues et trop volatiles en ces matières, où l'imagination ne nous aide point si ce ne serait, par le moyen de caractères. Ceux qui nous ont donné des méthodes, donnent sans doute de fort beaux préceptes, mais non pas le moyen de les observer. Il faut, disent-ils, comprendre toute chose clairement et distinctement, il faut procéder des choses simples aux composées, il faut diviser nos pensées, etc. Mais cela ne sert pas beaucoup, si on ne nous dit rien davantage. Car, lorsque la division de nos pensées n'est pas bien faite, elle brouille plus qu'elle n'éclaire. Il faut qu'un écuyer tranchant sache les jointures, sans cela il déchirera les viandes au lieu de les couper. M. Descartes a été grand homme sans doute, mais je crois que ce qu'il nous a donné de cela est plutôt un effet de son génie que de sa méthode, parce que je ne sais pas que ses sectateurs fassent des découvertes. La véritable méthode nous doit fournir un filum Ariadnes, c'est-à-dire un certain moyen sensible et grossier, qui conduit l'esprit, comme sont les lignes tracées en géométrie, et les formes des opérations qu'on prescrit aux apprentis en arithmétique. Sans cela notre esprit ne saurait faire un long chemin sans s'égarer. Nous le voyons clairement dans l'analyse, et si nous avions des caractères tels que je les conçois en métaphysique et en morale, et ce qui en dépend, nous pourrions mettre les avantages et désavantages en ligne de compte, lorsqu'il s'agit d'une délibération, et nous pourrions estimer les degrés de probabilité, à peu près comme les angles d'un triangle. Mais il est presque impossible d'en venir à bout sans cette caractéristique[1]."
Leibniz, Lettre à Gallois, septembre 1677.
[1] Caractéristique : ensemble de caractères, c'est-à-dire de signes. Leibniz entend ici un système de signes, autrement dit une langue.
"Une langue universelle est celle qui exprime par des signes, soit des objets réels, soit ces collections bien déterminées qui, composées d'idées simples et générales, se trouvent les mêmes, ou peuvent se former également dans l'entendement de tous les hommes ; soit enfin les rapports généraux entre ces idées, les opérations de l'esprit humain, celles qui sont propres à chaque science, ou les procédés des arts. Ainsi, les hommes qui connaîtraient ces signes, la méthode de les combiner, et les lois de leur formation, entendraient ce qui est écrit dans cette langue, et l'exprimeraient avec une égale facilité dans la langue commune du pays.
On voit que cette langue pourrait être employée pour exposer, ou la théorie d'une science, ou les règles d'un art ; pour rendre compte d'une expérience ou d'une observation nouvelle, de l'invention d'un procédé, de la découverte, soit d'une vérité, soit d'une méthode ; que comme l'algèbre, lorsqu'elle serait obligée de se servir de signes nouveaux, ceux qui seraient déjà connus donneraient les moyens d'en expliquer la valeur.
Une telle langue n'a pas l'inconvénient d'un idiome scientifique différent du langage commun. Nous avons observé déjà que l'usage de cet idiome partagerait nécessairement les sociétés en deux classes inégales entre elles : l'une composée des hommes qui, connaissant ce langage, auraient la clef de toutes les sciences ; l'autre de ceux qui, n'ayant pu l'apprendre, se trouveraient dans l'impossibilité presque absolue d'acquérir des lumières. Ici, au contraire, la langue universelle s'y apprendrait avec la science même, comme celle de l'algèbre ; on connaîtrait le signe en même temps que l'objet, l'idée, l'opération qu'il désigne. Celui qui, ayant appris les éléments d'une science, voudrait y pénétrer plus avant, trouverait dans les livres, non seulement les vérités qu'il peut entendre à l'aide des signes dont il connaît déjà la valeur, mais l'explication des nouveaux signes dont on a besoin pour s'élever à d'autres vérités.
Nous montrerons que la formation d'une telle langue, si elle se borne à exprimer des propositions simples, précises, comme celles qui forment le système d'une science, ou de la pratique d'un art, ne serait rien moins qu'une idée chimérique ; que l'exécution même en serait déjà facile pour un grand nombre d'objets ; que l'obstacle le plus réel qui l'empêcherait de l'étendre à d'autres, serait la nécessité un peu humiliante de reconnaître combien peu nous avons d'idées précises, de notions bien déterminées, bien convenues entre les esprits.
Nous indiquerons comment, se perfectionnant sans cesse, acquérant chaque jour plus d'étendue, elle servirait à porter sur tous les objets qu'embrasse l'intelligence humaine, une rigueur, une précision qui rendrait la connaissance de la vérité facile, et l'erreur presque impossible. Alors la marche de chaque science aurait la sûreté de celle des mathématiques, et les propositions qui en forment le système, toute la certitude géométrique, c'est-à-dire, toute celle que permet la nature de leur objet et de leur méthode."
Condorcet, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, 1793, Éditions sociales, 1966, p. 279-281.
"Il est évident que la langue parfaite de la science – la métalangue – ne correspond à aucune des langues effectivement parlées dans des sociétés réelles. La métalangue, parlée si l'on ose dire par les machines, ne serait qu'accidentellement utilisée par des hommes ; elle ne pourrait même pas se « parler » avec les lèvres, la bouche humaine, le souffle. Ce serait une construction « pure », plus proche d'une élaboration logique poussée jusqu'à son terme que de « l'expression » naturelle et spontanée des sentiments, émotions, passions, images. Il se pourrait par exemple (hypothèse dont nous verrons plus tard sur quoi elle se fonde) que cette langue parfaitement rationnelle se caractérise par le déplacement ou l'élimination des « stops », des « blancs », des coupures, des pauses, qui jalonnent le langage parlé ou écrit. Ce jalonnement segmente et découpe notre « expression » dans la langue ; il introduit des articulations mais aussi des arrêts, des incertitudes, sans doute des choix plus ou moins arbitraires (entre les mots, les tournures, les façons de composer le discours). Certaines de ces coupures, certains de ces arrêts, proviennent de la physiologie (nécessité pour la vue et l'ouïe de discerner, pour le « parleur » de reprendre souffle, etc.) plutôt que de l'intellect et des opérations mentales. Une démonstration mathématique n'est évidemment pas découpée et agencée comme un discours. L'enchaînement se poursuit sans lacunes, de façon continue, bien qu'il y ait reprise ou introduction d'éléments distincts (bien définis).
Ainsi la recherche du langage parfait, celui de la certitude (scientifique) ébranle la confiance dans le langage (courant, parlé)."
Henri Lefebvre, Le Langage et la société, 1966, 1er chapitre, Gallimard, p. 14-15.
"L'impossibilité de la traduction parfaite tient à l'irréductibilité des langues entre elles et, corrélativement, aux innombrables ambiguïtés induites par la matérialité du son ainsi que l'environnement culturel qui accompagne chaque langue. Comme une réponse à la malédiction de Babel, le projet de pallier cette imperfection de la langue naturelle, source d'incompréhension, a occupé au cours des siècles les esprits les plus brillants.
Parmi les multiples tentatives pour remédier aux lacunes de cet outil aussi nécessaire qu'imparfait qu'est la langue, le projet que Leibniz élabore dans sa dissertation sur l'art combinatoire est certainement le plus radical et le plus impressionnant. Il a en effet imaginé une langue qui, d'une part, permettrait de résoudre toutes sortes de problèmes tant juridiques, que politiques et même théologiques, parce qu'elle serait exempte de toute ambiguïté, et qui, d'autre part, forcerait la concorde par son degré d'évidence et de nécessité ; son universalité réglerait en outre tout problème de traduction.
Partant du principe que toute proposition, vraie ou fausse, consiste toujours en l'attribution d'un prédicat à un sujet, Leibniz pensait, après avoir déterminé précisément l'ensemble des concepts et leurs possibles relations entre eux, réduire tout problème formulé habituellement dans une langue particulière et floue à une formule calculable, faite de nombres premiers, pour la résolution de laquelle il existerait toujours un algorithme permettant de décider si cette formule est soit vraie, soit fausse : un tel formalisme algébrique binaire aurait rendu impossible l'erreur et la divergence des points de vue dans l'utilisation de cette Lingua characteristica universalis. Ce projet n'est pas mort avec Leibniz puisque la logique formelle du vingtième siècle n'a cessé de chercher des formalisations possibles d'un maximum de propositions de la langue naturelle (des tentatives intuitionnistes aux contextes d'attitude propositionnelle par exemple). Toutes ces tentatives se sont heurtées au même problème: la langue universelle, désincarnée, n'appartenant à aucun individu ou groupe, n'est justement pas une langue."
Philippe Descamps, Science et vie, Hors série : Du langage aux langues, Trimestriel N°227. Juin 2004, p. 159.
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Date de création : 12/12/2016 @ 18:31
Dernière modification : 18/03/2018 @ 10:39
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