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Texte à méditer :  La solution du problème de la vie, c'est une manière de vivre qui fasse disparaître le problème.  Wittgenstein
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Hors des sentiers battus
Le dialogue comme interaction sociale

  "Les énonciations ne sont pas logées dans des paragraphes, mais dans des tours de parole qui sont autant d'occasions temporaires d'occuper alternativement la scène. Les tours sont eux-mêmes naturellement couplés sous forme d'échanges bipar­tites. Les échanges sont liés les uns aux autres en suites marquées par une certaine thématicité. Une ou plusieurs suites thématiques forment le corps d'une conversation. Telle est la conception interactionniste, qui suppose que toute énonciation est ou bien une déclaration qui établit les paroles du locuteur suivant comme étant une réplique, ou bien une réplique à ce que le locuteur précédent vient d'établir, ou encore un mélange des deux. Les énonciations ne tiennent donc pas toutes seules et n'ont même souvent aucun sens ainsi entendues ; elles sont construites et minutées pour soutenir l'étroite collaboration sociale qu'implique la prise de tour de parole. Dans la nature, le mot prononcé ne se trouve que dans l'échange verbal, il est totalement fait pour cet habitat collectif."

 

Erving Goffman, Façons de parler, 1981, Chapitre II, tr. fr. Alain Kihm, Éditions de Minuit, 1992, p. 85.


 

  "Qu'est-ce donc que la parole envisagée du point de vue de l'interaction ? Un exemple de l'arrangement grâce auquel des individus se réunissent et traitent ensemble d'affaires ayant le pouvoir conjointement ratifié et actuel de retenir leur attention, en vertu de quoi ils se trouvent logés collectivement dans quelque monde mental intersubjectif. Les jeux en sont un autre exemple, pour autant que le mouvement consciemment accompli par un participant doit être pris en compte par les autres et a plus ou moins la même signification pour tous. L'arrangement peut encore avoir pour origine un événement soudain, « frappant ». À cet instant-là, en effet, et d'ordinaire seulement pour un instant, un foyer d'attention commun surgit, qui n'est manifestement le fait d'aucun des témoins, lesquels se voient mutuellement en être témoin, si bien que l'événement a ainsi le pouvoir de plonger dans une rencontre sociale momen­tanée des personnes qui n'étaient pas jusqu'alors dans l'état de se parler. Toutefois, rien n'est plus efficacement le fondement d'un engagement commun que la parole. Les mots sont le plus grand et le meilleur des moyens pour attirer locuteur et auditeur à l'intérieur du même foyer d'attention, dans le même schéma d'interprétation s'appliquant audit foyer. Il ne s'ensuit pas, cela dit, qu'ils soient l'unique moyen, ni que l'organisation sociale résultante soit de nature intrinsèquement verbale. Bien au contraire, c'est lorsque des individus se sont réunis pour entretenir un état de parole que les événements non linguistiques font le plus aisément fonction de mouvements dans une conver­sation. Il reste que la conversation constitue une rencontre d'un type particulier ; l'important n'y est pas le mouvement de pièces sur un échiquier, mais des énonciations, souvent faites pour en produire d'autres ou pour servir de réponses verbales à ces productions.
  Chaque fois qu'un individu est engagé à parler, donc, certai­nes de ses énonciations et une partie de son comportement non linguistique se verront prises comme pourvues d'une pertinence temporelle particulière en cela que, adressées aux autres per­sonnes présentes, elles constituent quelque chose que le locuteur entend être analysé, apprécié ou compris maintenant. C'est ce que j'ai appelé un mouvement. Il apparaît alors que, parfois, le locuteur et ses auditeurs comprennent ce mouvement comme étant principalement un commentaire sur ce qui vient d'être dit, auquel cas on est en droit de parler de réponse ; d'autres fois, ils y voient d'abord quelque chose qui appelle une réponse, et l'on peut dans cette mesure parler de déclaration.

  Or ces deux éventualités en autorisent parfaitement une troisième, à savoir celle d'un mélange qui ôte toute valeur à la distinction. Tout aussi pendants sont le statut de la référence ainsi que la question de savoir si le mouvement met en jeu de l'action, de la parole ou les deux. Que nous reste-t-il donc, si ce n'est le mouvement conversationnel et la référence qu'il se taille, l'un et l'autre pouvant être, mais pas nécessairement, verbaux ? La conversation prend dès lors la forme d'une suite continue de référenciations telles que chacune possède en général, souvent de façon retorse, quelque connexion rétrospec­tivement perceptible avec la précédente.
  Proposant ainsi d'envisager la conversation comme une suite de mouvements référence-réponse de la part des participants, ainsi faite qu'on ne peut connaître le choix de la référence avant qu'il ne soit effectué (et qu'on ne peut savoir qui sera le prochain locuteur avant qu'il ne se manifeste), je n'entends pas réfuter les analyses de type formaliste. Si tortueux que puisse être le lien entre ce qu'a dit la personne précédente et l'énoncia­tion du locuteur actuel, il convient de l'étudier sous le signe du déterminisme, comme si tous les degrés de liberté offerts à quiconque va prendre la parole pouvaient, d'une façon ou d'une autre, être conceptualisés et mis en ordre, saisis et soumis à l'effet schématisant de l'analyse. S'il est possible de grouper les contextes en catégories selon la manière dont ils rendent inap­plicable la force ordinaire d'une énonciation et de développer ainsi les principes en vertu desquels cette signification se voit mise de côté, cela doit être entrepris. Il convient de même de prévoir et de décrire les mises en séquence. C'est ainsi que le détournement humoristique par le locuteur actuel de la signifi­cation ordinaire au profit d'une signification ordinairement exclue peut produire un grognement appréciatif simultané chez les autres participants, avant que tout le monde ne retrouve son sérieux ; ou bien le calembour peut devenir temporairement la règle, en sorte que le locuteur suivant se voit encouragé à répondre lui aussi d'un jeu de mots. Il y a bien là des séquences admises, qui toutefois ne relèvent pas du niveau des déclara­tions et des répliques, mais plutôt d'un niveau supérieur, celui de la portée et de l'appréciation de ce vers quoi tend cette portée. (Compliment et insulte diffèrent, semble-t-il, totale­ment ; il y a pourtant une ressemblance dès lors que chacun est provoqué par son semblable.) C'est ainsi qu'il devient possible de découvrir des uniformités concernant le choix de la réfé­rence, y compris la façon dont les énonciations ordinaires s'analysent comme bases de référence pour la réponse. Par là, reconnaître que la parole est pleine de tours et de détours n'empêche en rien de continuer à en étudier les séquences de routine. On peut donc considérer que les mouvements conver­sationnels produisent ou, au moins, permettent autant de mouvements et de contre-mouvements affirmatifs, aller-retour auquel le nom de jeu mutuel conviendrait sans doute mieux que celui de dialogue."

 

Erving Goffman, Façons de parler, 1981, Chapitre I, tr. fr. Alain Kihm, Éditions de Minuit, 1992, p. 81-82.


 

  "De mes deux mains, j'entends tenir ici trois objets d'étude. D'abord, le processus de « ritualisation » – s'il m'est permis de refondre légèrement la version éthologique de ce terme. Les mouvements, regards et bruits vocaux que nous produisons sans intention en même temps que nous parlons et écoutons ne restent jamais, à ce qu'il semble, innocents. Au cours de notre vie, ces actes assument à des degrés divers un rôle communicatif spécialisé au sein du flux de notre comportement, désormais attendus et produits en liaison avec la manifestation de nos prises de position à l'égard des événements en cours. On regarde simplement pour voir, puis on voit les autres regarder, on voit qu'on est vu regardant, et l'on apprend bientôt à reconnaître à coup sûr les emplois indicatifs de l'apparence de regard. On se racle la gorge, on se tait pour réfléchir, on considère la tâche suivante, et voilà ces actes bientôt spécialisés et accomplis sans contrainte ressentie, précisément là où les autres membres de la communauté gestuelle les accompliraient et, comme eux, indépendamment du mobile utilitaire premier. De fait, les conventions gestuelles, une fois posées dans une communauté, peuvent être acquises directement, de telle sorte que le caractère initialement non communicatif de la pratique (s'il existe) sert uniquement de guide pour l'acquisition, afin qu'il ne soit pas dit qu'on apprend entièrement par cœur à être expressif sans y penser. Bien entendu, le terme d'« expression » ne permet nullement de saisir le but et les fonctions de ces manifestations ; il est nécessaire d'examiner à fond les consé­quences ordinaires de chaque geste dans des échantillons d'occurrences réelles, sans oublier de prendre en compte ce qui, dans le contexte, aurait été transmis si le geste n'avait pas été fait.
  Ensuite, il y a le « cadre de participation ». Chaque fois qu'un mot est prononcé, tous ceux qui se trouvent à portée de l'événement possèdent, par rapport à lui, un certain statut de participation. La codification de ces diverses positions et la spécialisation normative de ce qui est une conduite convenable au sein de chacune constituent un arrière-plan essentiel pour l'analyse de l'interaction – dans notre société comme (je sup­pose) dans toute autre.

  Enfin, il y ale fait évident mais insuffisamment apprécié que les mots que nous prononçons ne sont souvent pas les nôtres, du, moins au moment considéré. Qui peut parler est limité aux présents (et souvent moins que cela), et qui le fait à chaque instant est presque toujours tout à fait clair. Mais s'il est vrai que celui qui parle est ainsi délimité situationnellement, il n'en va sûrement pas de même de celui au nom de qui l'on parle. Les paroles énoncées ont des énonciateurs ; les énonciations, en revanche, ont des sujets (implicites ou explicites) et, quoique ceux-ci puissent désigner l'énonciateur, rien dans la syntaxe des énonciations ne requiert une telle coïncidence. Il est aussi commode de citer quelqu'un d'autre (directement ou non) que de parler en son nom propre. (Cette capacité enchâssante relève d'une aptitude plus générale : l'aptitude linguistique à parler d'événements indéfiniment éloignés dans l'espace et le temps du présent localisé.)
  Trois thèmes, donc: la ritualisation, les cadres de participation et l'enchâssement. C'est de leur jeu mutuel qu'il va être question. Toute énonciation et son audition s'accompagnent de gestes, plus ou moins contrôlés par les acteurs. Toute énoncia­tion et son audition portent la marque du cadre de participation au sein duquel elles ont lieu. Ces marquages, nous pouvons les mimer et les rejouer, non sans prendre des libertés. Ainsi, nous pouvons en parlant insérer dans un cadre de participation ce qui est structurellement marqué comme appartenant à un autre, incarnant ce faisant une bonne douzaine de voix. (Par exemple, décrivant une conversation, nous pouvons, comme locuteur, représenter une réponse informulée que nous avons eue comme auditeur)."

 

Erving Goffman, Façons de parler, 1981, Avant-propos, tr. fr. Alain Kihm, Éditions de Minuit, 1992, p. 8-10.


 

  "Cette notion de contraintes rituelles nous aide à jeter un pont entre les particularités des situations sociales et notre tendance à envisager le traitement du jeu conversationnel en termes de règles générales. Elle nous permet de surmonter l'argument selon lequel toute généralisation dans ce domaine est vouée à échouer parce que chaque situation sociale est différente de toutes les autres. Bref, elle nous permet de voir ce qui, dans les différentes situations sociales, les rend pertinemment différen­tes pour ce qui est du traitement de la parole.
  Par exemple, s'il est vrai que la demande d'un café autorise le serveur à élider une réponse et à passer directement à sa propre question : « Du lait et du sucre ? », il va de soi que cela n'est possible que dans un petit nombre d'environnements stratégiques. Interrogé pour savoir s'il a en stock quelque objet important - tel une voiture à boîte automatique ou une maison avec jardin -, le vendeur va probablement supposer qu'il n'a là encore qu'un client potentiel, et qu'omettre le « Oui » pour aller tout droit au niveau supérieur de précision (« Quelle couleur ? », « Combien de pièces ? ») risquerait d'être senti comme désinvolte. C'est qu'un achat de cette ampleur requiert d'ordinaire du temps et de la réflexion. Le vendeur part donc du principe que, quoi qu'il entende d'abord, son travail consiste à établir une relation commerciale, en même temps que cette ambiance teintée de sociabilité et d'intérêt mutuel qu'exige tout exercice de vente un peu long. L'ouverture du client est ainsi pour lui un appel à entreprendre quelque chose d'assez impor­tant et non une simple prière d'information. À l'autre extrême, une question comme « Est-ce que vous avez l'heure?» est destinée à ne jamais recevoir une réponse qui rende nécessaire une autre énonciation telle que « Pouvez-vous me la dire ? » – au point que susciter cette seconde demande devient un moyen de plaisanterie ou d'insulte délibérée."

 

Erving Goffman, Façons de parler, 1981, Chapitre I, tr. fr. Alain Kihm, Éditions de Minuit, 1992, p. 26.

 

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Date de création : 16/02/2017 @ 10:11
Dernière modification : 16/02/2017 @ 10:11
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