"La sotte envie de discourir vient d'une habitude qu'on a contractée de parler beaucoup et sans réflexion. Un homme qui veut parler, se trouvant assis proche d'une personne qu'il n'a jamais vue et qu'il ne connaît point, entre d'abord en matière, l'entretient de sa femme et lui fait son éloge, lui conte son songe, lui fait un long détail d'un repas où il s'est trouvé sans oublier le moindre mets ni un seul service. Il s'échauffe ensuite dans la conversation, déclame contre le temps présent, et soutient que les hommes qui vivent présentement ne valent point leurs pères. De là il se jette sur ce qui se débite au marché, sur la cherté du blé, sur le grand nombre d'étrangers qui sont dans la ville ; il dit qu'au printemps, où commencent les Bacchanales, la mer devient navigable ; qu'un peu de pluie serait utile aux biens de la terre, et ferait espérer une bonne récolte ; qu'il cultivera son champ l'année prochaine, et qu'il le mettra en valeur ; que le siècle est dur, et qu'on a bien de la peine à vivre. Il apprend à cet inconnu que c'est Damippe qui a fait brûler la plus belle torche devant l'autel de Cérès à la fête des Mystères, il lui demande combien de colonnes soutiennent le théâtre de la musique, quel est le quantième du mois ; il lui dit qu'il a eu la veille une indigestion ; et si cet homme à qui il parle a la patience de l'écouter, il ne partira pas d'auprès de lui : il lui annoncera comme une chose nouvelle que les Mystères se célèbrent dans le mois d'août, les Apaturies au mois d'octobre ; et à la campagne dans le mois de décembre, les Bacchanales. Il n'y a avec de si grands causeurs qu'un parti à prendre, qui est de fuir, si l'on veut du moins éviter la fièvre ; car quel moyen de pouvoir tenir contre des gens qui ne savent pas discerner ni votre loisir ni le temps de vos affaires ?"
Théophraste, "De l'impertinent ou du diseur de rien", Des Caractères, vers 319 av. JC, tr. fr. du grec Jean de La Bruyère.
"C'est pour la philosophie une cure difficile à entreprendre et à mener à bonne fin que celle du bavardage. Le moyen de se guérir de cette maladie c'est d'écouter.
Or les bavards n'écoutent jamais. Ils parlent toujours ; et le premier mal de leur intempérance de langue, c'est qu'elle les empêche de rien entendre. Leur surdité est volontaire. Ils ont l'intention, je pense, de protester ainsi contre la nature, qui ne nous a donné qu'une seule langue en même temps qu'elle nous a pourvus de deux oreilles. Si donc Euripide a eu raison de dire à un auditeur peu intelligent :
« Je ne saurais remplir ton cerveau toujours vide,
Ni verser la raison dans une âme stupide »,
on dirait plus judicieusement encore au bavard, ou plutôt à propos du bavard :
« Je ne saurais remplir oreille toujours vide,
Ni verser la raison dans une âme stupide ».
Disons mieux : « ni verser des paroles dans les oreilles d'un homme qui parle sans être écouté et qui n'écoute pas quand on lui parle. »
Si par hasard il prête un instant son attention, ce n'est qu'un mouvement de reflux : car il va bientôt redonner au centuple ce qu'il a reçu. À Olympie on montre un portique qui répète plusieurs fois les mots, et qu'on appelle l'heptaphone. Que l'oreille du bavard reçoive une seule parole, sur-le-champ il en répète mille, et ainsi « Dans l'âme fait vibrer mille cordes muettes ».
Ne se peut-il pas que les oreilles de ces sortes de gens soient percées non pas dans la direction du cerveau, mais dans celle de la langue ? Au lieu de conserver les paroles qu'ils entendent les bavards les laissent s'écouler aussitôt. Ce sont des vases pleins de sons et vides de sens, qui vont et viennent.
Que si donc il paraît convenable de ne négliger aucune tentative, disons au bavard :
« Sache te taire, enfant : le silence a du bon. »
Ce qu'il a de bon, avant tout, et de très bon, c'est que, grâce à lui, on écoute et l'on se fait écouter : double avantage dont ne sauraient profiter les bavards puisqu'ils sont toujours préoccupés de la même manie. Les autres maladies de l'âme, telles que l'avarice, la passion de la gloire, l'amour des plaisirs, peuvent du moins réaliser l'accomplissement de leurs convoitises. Mais voyez combien les bavards sont malheureux ! Ils voudraient des auditeurs et ils n'en trouvent point. Chacun les fuit en toute hâte. Est-on assis dans un salon, circule-t-on dans une promenade ; si l'on voit venir à soi un bavard on se donne le mot pour décamper sur-le-champ. De même que lorsque le silence règne dans une assemblée on dit : « Mercure vient d'entrer », de même lorsque dans un repas ou dans une réunion d'amis a pénétré un bavard, tous se taisent, ne voulant pas lui donner occasion de parler. Si le premier il commence à ouvrir la bouche, soudain, semblables aux matelots qui avant l'orage n'attendent pas
« Les fureurs de Borée autour du promontoire »,
tous, prévoyant la bourrasque et le mal de mer, lèvent le siège. Aussi les bavards ne trouvent-ils personne qui soit empressé à se placer auprès d'eux à table, à partager leur tente, à les accompagner en voyage ou sur un vaisseau : il faut qu'on y soit forcé. Le bavard vous poursuit partout. Il vous prend par vos vêtements, par votre barbe ; il vous creuse les côtes avec sa main. Contre un tel homme
« Les pieds sont très-utiles »,
selon la remarque d'Archiloque, et même, il faut le dire, suivant celle du sage Aristote. Un jour celui-ci était importuné par un bavard qui le fatiguait de récits absurdes, et qui lui disait à chaque instant : « N'est-ce pas merveilleux, Aristote ? » — « Ce ne sont pas tes histoires qui sont étonnantes, dit le philosophe : c'est la résignation d'un homme qui, ayant des pieds, consent à te supporter ». Un autre homme du même genre lui ayant dit, après l'avoir longtemps entretenu : « Je vous ai bien fatigué de mon bavardage, cher philosophe ? » — « Non vraiment, répondit Aristote, je n'écoutais pas ». Quand, de guerre lasse, le bavard a obtenu la parole, les auditeurs se laissent bien verser autour des oreilles les flots de son babil, mais ils se replient sur eux-mêmes : leur esprit se recueille et se concentre sur ses propres pensées. De cette manière le bavard n'est pas plus écouté qu'on ne croit à ce qu'il dit. Car comme l'on tient pour assuré que la semence de ceux qui se rapprochent trop souvent des femmes n'a pas de vertu générative, ainsi le parler de ces grands babillards est stérile et ne porte point de fruit."
Plutarque, Sur le bavardage, tr. fr. Victor Bétolaud, Œuvres complètes de Plutarque - Œuvres morales, t. I, Paris, Hachette, 1870.
"Qu'est-ce que le bavardage ? Parler […] signifie d'abord communiquer. Toute communication vise à faire participer celui qui écoute à la parole de celui qui parle. Bavarder c'est parler pour parler, sans comprendre de quoi l'on parle : « On comprend la parole, on ne comprend qu'approximativement l'objet de la parole ». Or, en s'attachant davantage au parlant qu'au parlé, la communication cesse de communiquer. […] Le discours oublie le rapport d'être à l'étant dont il parle et la communication se réduit à répéter le discours lui-même. […]. Quand ce qui se transmet n'est que la répétition du discours dans l'oubli total de l'objet de ce qui est dit, alors nous avons le bavardage. Le bavardage ne se contente pas de répéter l'ouï-dire, il n'est pas seulement répétition verbale, mais aussi répétition écrite comme lors de lectures faites machinalement par exemple. Le lecteur moyen, dans ce cas, « comprend tout », sauf ce qui a été créé et conquis par l'écrivain.– La scission entre les mots et les choses, entre le discours et son objet, voilà donc ce qui constitue le bavardage. Le bavardage est une répétition de mots. Il croit tout comprendre, mais il n'est que vacuité : « Le bavardage est la possibilité de tout comprendre sans appropriation préalable de la chose ». Et puisqu'il n'y a rien à comprendre, tout le monde peut comprendre ! D'où le succès des bavards auprès du public ! Ce qui se dit en se répétant, se généralise et en se généralisant accroît l'écart entre le parlant et le parlé. Cela transforme le révélé en dissimulé. Et cette dissimulation n'est pas feinte, elle n'est pas consciente, elle est naturelle au bavardage."
Hervé Pasqua, Introduction à la lecture de "Être et Temps" de Martin Heidegger, éd. L'Âge d'Homme, Lausanne, 1993, p. 80-81.
"Le bavardage est une très bonne chose comme propédeutique à une parole de vérité. D'abord, on bavarde, c'est-à-dire qu'on parle de tout sauf de l'essentiel, avant que de parler de l'essentiel. Le problème est que lorsque le bavardage s'installe, il devient un obstacle à toute parole de vérité. Bavarder, c'est baver, mais parce que nous ne sommes pas des bœufs, nous accompagnons notre bave de mots. Bavarder, c'est parler pour ne rien dire. Les commères sous le marché couvert le vendredi matin cancanent, elles clabaudent, elles piaillent, elles se rengorgent, gloussent, etc. Les compères au marché couvert eux aussi ragotent, cancanent, canardent, etc. Et les deux ennemis principaux du bavardage, ce sont la polémique et le silence. Aussi pour éviter toute polémique, tout dissensus, les bavards évitent-ils soigneusement tous les sujets qui pourraient fâcher, et fuient le silence, qui risquerait de révéler la profondeur extrême de l'âme de chacun, comme la peste. Mais le bavardage ne suffit pas à dissimuler l'étrangeté de notre aventure, et sans doute faut-il commencer par se taire pour que l'essentiel puisse se dire. Le silence est une des manifestations de l'essentiel, mais nous avons peur du silence. Nos sociétés modernes sont obsédées par la peur du silence car le silence risque de révéler l'abîme. Et voilà pourquoi on essaie de le meubler.
Ainsi la parfaite maîtresse de maison doit-elle éviter à tout prix deux choses : la polémique et le silence, c'est-à-dire les conversations politiques et le silence. Et si le silence arrive à se glisser, que va-t-elle dire ? « Tiens, un ange passe » et elle ne va pas le laisser parler […]. L'ange plane, l'ange attend que nous cessions de bavarder pour dire l'essentiel. Et au moment où il se dit : « ça y est, je peux parler, moi, l'ange », eh bien on s'empresse de lui clouer le bec en disant « Tiens, un ange passe », avant que de tenter de relancer la conversation en faisant mine de s'intéresser à ce qui n'intéresse pas »."
Éric Fiat, "Le bavardage", in Figures ordinaires de l'extrême (Collectif, sous la direction de François Pommier), Publication des Universités de Rouen et du Havre, 2009, p. 44-45.
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