"Après s'être débarrassée de sa charge, la pourvoyeuse entame une sorte de ronde. Elle se met à trottiner à pas rapides sur le rayon, là où elle se trouve, en cercles étroits, changeant fréquemment les sens de sa rotation, décrivant de la sorte un ou deux arcs de cercle chaque fois, alternativement vers la gauche et vers la droite. Cette danse se déroule au milieu de la foule des abeilles, et est d'autant plus frappante et attrayante qu'elle est contagieuse. […]
Si l'on regarde attentivement une des ouvrières qui escortent la danseuse, on peut observer qu'elle se prépare à l'envol, fait un brin de toilette, se faufile vers le trou de vol et quitte la ruche. Dès lors, il ne faut pas longtemps pour que d'autres abeilles viennent s'associer, sur notre table d'expérience, à la première qui l'a découverte. Les nouvelles venues dansent aussi, lorsqu'elles rentrent chargées à la ruche, et plus les danseuses sont nombreuses, plus il y a d'abeilles qui se pressent vers la table. La relation ne peut être mise en doute : la danse annonce dans la ruche la découverte d'une riche récolte. Mais comment les abeilles qui en sont averties trouvent-elles l'endroit où il faut aller la chercher ? […]
Si nous nous arrangeons pour que des abeilles numérotées, appartenant à une ruche d'observation, aillent récolter au voisinage de celle-ci, et qu'au même moment d'autres bêtes marquées, de la même colonie, remplissent leur jabot à un endroit beaucoup plus éloigné, les rayons de la ruche seront le théâtre d'une scène surprenante : toutes les ouvrières qui butinent près de la ruche exécutent des rondes et toutes celles qui récoltent loin font des danses frétillantes.
Dans ce dernier cas, l'abeille court en ligne droite sur une certaine distance, décrit un demi-cercle pour retourner à son point de départ, court de nouveau en ligne droite, décrit un demi-cercle de l'autre côté et cela peut continuer au même endroit pendant plusieurs minutes. Ce qui distingue surtout cette danse de la ronde, ce sont de rapides oscillations de la pointe de l'abdomen, et elles sont toujours exécutées pendant le trajet en ligne droite (appelé pour cela trajet frétillant).
Si l'on éloigne progressivement le ravitaillement qu'on avait placé près de la ruche, on observe que quand il est distant de 50 à 100 mètres, les rondes des pourvoyeuses font place à des danses frétillantes. De même, si l'on rapproche petit à petit celui qui était loin, les danses frétillantes sont remplacées par des rondes lorsqu'on arrive à une distance de 100 à 50 mètres de la ruche. Les deux danses représentent donc deux expressions différentes de la langue des abeilles ; l'une indique la proximité d'une récolte, l'autre son éloignement, et, comme on peut le démontrer, c'est bien dans ce sens que les abeilles les interprètent. […]
Il serait de peu d'intérêt pour les abeilles d'apprendre qu'à 2 kilomètres de la ruche il y a un tilleul en fleur, si ne leur était communiquée en même temps la direction dans laquelle il faut chercher. Et effectivement, la danse frétillante comporte également des indications sous ce rapport. Celles-ci sont données par l'allure de cette danse, et en l'occurrence par la direction de son parcours rectiligne. Pour faire part de leurs directives, les abeilles recourent à deux méthodes bien distinctes, selon qu'elles exécutent leur danse sur le rayon disposé verticalement dans la ruche - cas le plus fréquent -, ou sur une surface horizontale, par exemple sur la planchette d'envol. […]
Nous nous souviendrons d'abord du rôle de boussole que joue le soleil. Si, pour voler de la ruche jusqu'au ravitaillement, l'ouvrière a le soleil sous un angle de 40° à gauche et vers l'avant, elle observe ce même angle par rapport au soleil lorsqu'elle danse, et stipule ainsi directement le lieu de la récolte. Les abeilles qui suivent la danseuse enregistrent sa position par rapport au soleil pendant le parcours rectiligne de sa danse ; si elles adoptent, en quittant la ruche, une position semblable relativement à l'astre du jour, elles volent bien dans la direction de l'endroit intéressant...
À l'intérieur de la ruche, il fait sombre et le ciel est totalement invisible : en outre, les rayons sont disposés verticalement, ce qui contribue à exclure toute possibilité d'indication du genre de celle que nous venons de décrire. Dans de telles conditions, les abeilles utilisent leur seconde méthode, d'ailleurs très remarquable. Elles reproduisent par rapport à la verticale l'angle que faisait la direction du butin avec celle du soleil ; pour ce faire, elles recourent au code que voici : si le parcours rectiligne de la danse est orienté vers le haut, cela signifie que le butin se trouve dans la direction du soleil ; ce même parcours orienté vers le bas indique la direction opposée ; un angle de 60° à gauche en haut, toujours par rapport à la verticale, envoie les abeilles vers une récolte située à 60° à gauche du soleil, etc. Les indications perçues ainsi par rapport à la verticale, dans l'obscurité de la ruche et grâce à leur fine sensibilité, les ouvrières qui suivent la danseuse les reporteront plus tard dans l'espace en se servant du soleil comme repère. […]
La danse frétillante et son parcours rectiligne plein de fougue, la ronde et ses orbites circulaires, semblent inviter à l'action avec une clarté tellement symbolique qu'elle nous étonne ; la première incite les abeilles à se précipiter au loin, la seconde à chercher dans les environs immédiats de la ruche. Celles qui doivent partir au loin reçoivent, selon un système parfaitement établi, des indications précises quant au but de leur course. Mais lorsque des centaines d'ouvrières se mettent en route, obéissent aux directives reçues, il y en a généralement quelques-unes qui font autrement que les autres ; quelques-unes qui, après des rondes, s'en vont chercher au loin, ou qui restent dans les environs de la ruche après des danses frétillantes, ou encore qui partent dans une mauvaise direction. N'auraient-elles pas compris le langage de leurs compagnes ? Ou sont-ce de mauvaises têtes, qui n'en veulent faire qu'à leur guise ? Quel que puisse être le motif de leur « fausse manoeuvre », il s'agit de très utiles originales, si l'on envisage la question sur le plan de la communauté. En effet, lorsqu'au sud se met à fleurir un champ de colza, il est évidemment indiqué d'y envoyer en groupes nourris les pourvoyeuses, mais il est encore intéressant d'aller voir à ce même moment s'il n'y a pas autre part un champ de colza dont les boutons sont en train de s'ouvrir. C'est grâce à ces originales, dont le comportement n'est pas conforme à celui des autres abeilles, que toutes les sources de butin qui se trouvent à la portée de la colonie sont tellement vite découvertes."
Karl Von Frisch, Vie et moeurs des abeilles, 1927, tr. fr. André Dalcq, éditions J'ai Lu, 1974, p. 152-182.
"Appliquée au monde animal, la notion de langage n'a cours que par un abus de termes. On sait qu'il a été impossible jusqu'ici d'établir que des animaux disposent, même sous une forme rudimentaire, d'un mode d'expression qui ait les caractères et les fonctions du langage humain. Toutes les observations sérieuses pratiquées sur les communautés animales, toutes les tentatives mises en œuvre au moyen de techniques variées pour provoquer ou contrôler une forme quelconque de langage assimilable à celui des hommes ont échoué. Il ne semble pas que ceux des animaux qui émettent des cris variés manifestent, à l'occasion de ces émissions vocales, des comportements d'où nous puissions inférer qu'ils se transmettent des messages « parlés ». Les conditions fondamentales d'une communication proprement linguistique semblent faire défaut dans le monde des animaux même supérieurs.
La question se pose autrement pour les abeilles, ou du moins on doit envisager qu'elle puisse se poser désormais. Tout porte à croire – et le fait est observé depuis longtemps – que les abeilles ont le moyen de communiquer entre elles. […]
La danse en cercle annonce que l'emplacement de la nourriture doit être cherché à une faible distance, dans un rayon de cent mètres environ autour de la ruche. Les abeilles sortent alors et se répandent autour de la ruche jusqu'à ce qu'elles l'aient trouvé. L'autre danse, que la butineuse accomplit en frétillant et en décrivant des huit (wagging-dance), indique que le point est situé à une distance supérieure, au-delà de cent mètres et jusqu'à six kilomètres. Ce message fournit deux indications distinctes, l'une sur la distance propre, l'autre sur la direction. La distance est impliquée par le nombre de figures dessinées en un temps déterminé ; elle varie toujours en raison inverse de leur fréquence. Par exemple, l'abeille décrit neuf à dix « huit » complets en quinze secondes quand la distance est de cent mètres, sept pour deux cent mètres, quatre et demi pour un kilomètre, et deux seulement pour six kilomètres. Plus la distance est grande, plus la danse est lente. […]
Les abeilles apparaissent capables de produire et de comprendre un véritable message, qui enferme plusieurs données. Elles peuvent donc enregistrer des relations de position et de distance ; elles peuvent les conserver en « mémoire » ; elles peuvent les communiquer en les symbolisant par divers comportements somatiques. Le fait remarquable est d'abord qu'elles manifestent une aptitude à symboliser : il y a bien correspondance « conventionnelle » entre leur comportement et la donnée qu'il traduit. Ce rapport est perçu par les autres abeilles dans les termes où il leur est transmis et devient moteur d'action. Jusqu'ici, nous trouvons, chez les abeilles, les conditions mêmes sans lesquelles aucun langage n'est possible, la capacité de formuler et d'interpréter un «signe », qui renvoie à une certaine « réalité », la mémoire de l'expérience et l'aptitude à la décomposer.
Le message transmis contient trois données, les seules identifiables jusqu'ici : l'existence d'une source de nourriture, sa distance, sa direction. On pourrait ordonner ces éléments d'une manière un peu différente. La danse en cercle indique simplement la présence du butin, impliquant qu'il est à faible distance. Elle est fondée sur le principe mécanique du « tout ou rien ». L'autre danse formule vraiment une communication ; cette fois, c'est l'existence de la nourriture qui est implicite dans les deux données (distance, direction) expressément énoncées. [...]
Mais les différences sont considérables et elles aident à prendre conscience de ce qui caractérise en propre le langage humain. Celle-ci, d'abord, essentielle, que le message des abeilles consiste entièrement dans la danse, sans intervention d'un appareil « vocal », alors qu'il n'y a pas de langage sans voix. D'où une autre différence, qui est d'ordre physique. N'étant pas vocale mais gestuelle, la communication chez les abeilles s'effectue nécessairement dans des conditions qui permettent une perception visuelle, sous l'éclairage du jour ; elle ne peut avoir lieu dans l'obscurité. Le langage humain ne connaît pas cette limitation.
Une différence capitale apparaît aussi dans la situation où la communication a lieu. Le message des abeilles n'appelle aucune réponse de l'entourage, sinon une certaine conduite, qui n'est pas une réponse. Cela signifie que les abeilles ne connaissent pas le dialogue, qui est la condition du langage humain. Nous parlons à d'autres qui parlent, telle est la réalité humaine. Cela révèle un nouveau contraste. Parce qu'il n'y a pas dialogue pour les abeilles, la communication se réfère seulement à une certaine donnée objective. Il ne peut y avoir de communication relative à une donnée « linguistique » ; déjà parce qu'il n'y a pas de réponse, la réponse étant une réaction linguistique à une manifestation linguistique ; mais aussi en ce sens que le message d'une abeille ne peut être reproduit par une autre qui n'aurait pas vu elle-même les choses que la première annonce. On n'a pas constaté qu'une abeille aille par exemple porter dans une autre ruche le message qu'elle a reçu dans la sienne, ce qui serait une manière de transmission ou de relais. On voit la différence avec le langage humain, où, dans le dialogue, la référence à l'expérience objective et la réaction à la manifestation linguistique s'entremêlent librement et à l'infini. L'abeille ne construit pas de message à partir d'un autre message. [...] Or, le caractère du langage est de procurer un substitut de l'expérience apte à être transmis sans fin dans le temps et l'espace, ce qui est le propre de notre symbolisme et le fondement de la tradition linguistique.
Si nous considérons maintenant le contenu du message, il sera facile d'observer qu'il se rapporte toujours et seulement à une donnée, la nourriture, et que les seules variantes qu'il comporte sont relatives à des données spatiales. Le contraste est évident avec l'illimité des contenus du langage humain. De plus, la conduite qui signifie le message des abeilles dénote un symbolisme particulier qui consiste en un décalque de la situation objective, de la seule situation qui donne lieu à un message, sans variation ni transposition possible. Or, dans le langage humain, le symbole en général ne configure pas les données de l'expérience, en ce sens qu'il n'y a pas de rapport nécessaire entre la référence objective et la forme linguistique. Il y aurait ici beaucoup de distinctions à faire au point de vue du symbolisme humain dont la nature et le fonctionnement ont été peu étudiés. Mais la différence subsiste.
Un dernier caractère de la communication chez les abeilles l'oppose fortement aux langues humaines. Le message des abeilles ne se laisse pas analyser. Nous n'y pouvons voir qu'un contenu global, la seule différence étant liée à la position spatiale de l'objet relaté. Mais il est impossible de décomposer ce contenu en ses éléments formateurs, en ses «morphèmes », de manière à faire correspondre chacun de ces morphèmes à un élément de l'énoncé. Le langage humain se caractérise justement par là. Chaque énoncé se ramène à des éléments qui se laissent combiner librement selon des règles définies, de sorte qu'un nombre assez réduit de morphèmes permet un nombre considérable de combinaisons, d'où naît la variété du langage humain, qui est capacité de tout dire. Une analyse plus approfondie du langage montre que ces morphèmes, éléments de signification se résolvent à leur tour en phonèmes, éléments d'articulation dénués de signification, moins nombreux encore, dont l'assemblage sélectif et distinctif fournit les unités signifiantes. Ces phonèmes « vides », organisés en systèmes, forment la base de toute langue. Il est manifeste que le langage des abeilles ne laisse pas isoler de pareils constituants ; il ne se ramène pas à des éléments identifiables et distinctifs."
Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, t. 1, 1963, Gallimard tel, 2001, p. 56-62.
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