"SOCRATE : - Qu'on ne puisse bien diriger ses affaires qu'à l'aide de la raison, voilà qu'il n'était peut-être pas correct d'admettre ?
MÉNON : - Qu'entends-tu par là ?
- Voici. Je suppose qu'un homme, connaissant la route de Larisse ou de tout autre lieu, s'y rende et y conduise d'autres voyageurs, ne dirons-nous pas qu'il les a correctement dirigés ?
- Sans doute.
- Et si un autre, sans y être jamais allé et sans connaître la route, la trouve par une conjecture exacte, ne dirons-nous pas qu'il a encore guidé correctement ?
- Sans contredit.
- Et tant que ses conjectures seront exactes sur ce que l'autre connaît, il sera aussi un bon guide, avec son opinion vraie dénuée de science, que l'autre avec sa science.
- Tout aussi bon.
- Ainsi donc, l'opinion vraie n'est pas moins un bon guide que la science quant à la justesse de l'action, et c'est là ce que nous avions négligé dans notre examen des qualités de la vertu ; nous disions que seule la raison est capable de diriger l'action correctement ; or, l'opinion vraie possède le même privilège.
- C'est en effet vraisemblable.
- L'opinion vraie n'est pas moins utile que la science.
- Avec cette différence, Socrate, que l'homme qui possède la science réussit toujours et que celui qui n'a qu'une opinion vraie tantôt réussit et tantôt échoue".
Platon, Ménon, 97 a - 97 c.
"La valeur intellectuelle des idées réside évidemment dans les relations qu'elles entretiennent les unes par rapport aux autres dans les jugements, et non par rapport aux qualités qu'elles possèdent en elles-mêmes. Tout ce qui me paraît bleu pourrait me sembler rouge et vice versa, et cependant tout ce que je tiens actuellement pour vrai à propos de ces objets, il me faudra continuer de le tenir pour vrai si rien d'autre n'a été modifié. Les distinctions que je perçois dans les choses, il me faudra continuer de les percevoir. La signification intellectuelle des croyances est tout entière contenue dans les conclusions qui peuvent en être tirées, et en dernier ressort dans les effets qu'elles ont sur notre conduite. Car il ne semble pas qu'il y ait une importante distinction entre deux propositions qui ne puisse jamais se traduire dans des effets pratiques différents. Seule la différence dans l'aisance avec laquelle une conclusion peut être obtenue de deux propositions doit être considérée comme une différence dans leurs effets sur nos actions. Il apparaît ainsi que la signification intellectuelle de toute pensée réside en dernière instance dans ses effets sur nos actions."
Charles S. Peirce, Logique de 1873, in Collected Papers of Charles Sanders Peirce, Volume VII, Book II, Chapitre V, § 7, Havard University Press, 1958, p. 218-219.
"The intellectual value of ideas lies evidently in their relations to one another in judgments and not to their qualities in themselves. All that seems blue to me might seem red and vice versa and yet all that I now find true of those objects I should equally find true then, if nothing else were changed. I should still perceive the same distinctions of things that I do now. The intellectual significance of beliefs lies wholly in the conclusions which may be drawn from them, and ultimately in their effects upon our conduct. For there does not seem to be any important distinction between two propositions which never can yield different practical results. Only the difference in the facility with which a conclusion can be reached from two propositions must be regarded as a difference in their effects upon our actions."
Charles S. Peirce, The logic of 1873, in Collected Papers of Charles Sanders Peirce, Volume VII, Book II, Chapitre V, § 7, Havard University Press, 1958, p. 218-219.
"L'irritation du doute est le seul mobile qui nous fasse lutter pour arriver à la croyance. Il vaut certainement mieux pour nous que nos croyances soient telles, qu'elles puissent vraiment diriger nos actions de façon à satisfaire nos désirs. Cette réflexion nous fera rejeter toute croyance qui ne nous semblera pas de nature à assurer ce résultat. La lutte commence avec le doute et finit avec lui. Donc, le seul but de la recherche est d'établir une opinion. On peut croire que ce n'est pas assez pour nous, et que nous cherchons non pas seulement une opinion, mais une opinion vraie. Qu'on soumette cette illusion à l'examen, on verra qu'elle est sans fondement. Sitôt qu'on atteint une ferme croyance, qu'elle soit vraie ou fausse, on est entièrement satisfait. Il est clair que rien hors de la sphère de nos connaissances ne peut être l'objet de nos investigations, car ce que n'atteint pas notre esprit ne peut être un motif d'effort intellectuel. Ce qu'on peut tout au plus soutenir, c'est que nous cherchons une croyance que nous pensons vraie. Mais nous pensons que chacune de nos croyances est vraie, et le dire est réellement une pure tautologie."
Charles S. Peirce, "Comment se fixe la croyance", 1877, Revue Philosophique de la France et de l'étranger, vol. VI, juil.-déc. 1878.
"The irritation of doubt causes a struggle to attain a state of belief. I shall term this struggle inquiry, though it must be admitted that this is sometimes not a very apt designation.
The irritation of doubt is the only immediate motive for the struggle to attain belief. It is certainly best for us that our beliefs should be such as may truly guide our actions so as to satisfy our desires; and this reflection will make us reject every belief which does not seem to have been so formed as to insure this result. But it will only do so by creating a doubt in the place of that belief. With the doubt, therefore, the struggle begins, and with the cessation of doubt it ends. Hence, the sole object of inquiry is the settlement of opinion. We may fancy that this is not enough for us, and that we seek, not merely an opinion, but a true opinion. But put this fancy to the test, and it proves groundless; for as soon as a firm belief is reached we are entirely satisfied, whether the belief be true or false. And it is clear that nothing out of the sphere of our knowledge can be our object, for nothing which does not affect the mind can be the motive for mental effort. The most that can be maintained is, that we seek for a belief that we shall think to be true. But we think each one of our beliefs to be true, and, indeed, it is mere tautology to say so."
Charles S. Peirce, "The fixation of belief", 1877, The Essential Writings, Prometheus Books, 1998, p. 126.
"Pour mettre fin à nos doutes, il faut donc trouver une méthode grâce à laquelle nos croyances ne soient produites par rien d'humain, mais par quelque chose d'extérieur à nous et d'immuable, quelque chose sur quoi notre pensée n'ait point d'effet. Quelques mystiques s'imaginent trouver une méthode de ce genre dans une inspiration personnelle d'en haut. Ce n'est là qu'une forme de la méthode de ténacité, avant que se soit développée la conception de la vérité comme bien commun à tous. Ce quelque chose d'extérieur et d'immuable dont nous parlons ne serait pas extérieur, à notre sens, si l'influence en était restreinte à un individu. Ce doit être quelque chose qui agisse ou puisse agir sur tous les hommes. Bien que ces actions soient nécessairement aussi variables que la condition des individus, la méthode doit pourtant être telle que chaque homme arrive à la même conclusion finale. Telle est la méthode scientifique.
Son postulat fondamental traduit en langage ordinaire est celui-ci : Il existe des réalités dont les caractères sont absolument indépendants des idées que nous pouvons en avoir. Ces réalités affectent nos sens suivant certaines lois, et bien que nos relations soient aussi variées que nos relations avec les choses, en nous appuyant sur les lois de la perception, nous pouvons connaître avec certitude, en nous aidant du raisonnement, comment les choses sont réellement ; et tous les hommes, pourvu qu'ils aient une expérience suffisante et qu'ils raisonnent suffisamment sur ses données, seront conduits à une seule et véritable conclusion.
Ceci implique une conception nouvelle, celle de la réalité. On peut demander d'où nous savons qu'il existe des réalités. Si cette hypothèse est la base unique de notre méthode d'investigation, notre méthode d'investigation ne peut servir à confirmer cette hypothèse. Voici ce que je répondrai :
1° Si l'investigation ne peut être considérée comme prouvant qu'il existe des choses réelles, du moins elle ne conduit pas à une conclusion contraire ; mais la méthode reste toujours en harmonie avec la conception qui en forme la base. Sa pratique ne fait donc pas naître des doutes sur notre méthode, comme cela arrive pour toutes les autres.
2° Le sentiment d'où naissent toutes les méthodes de fixer la croyance est une sorte de mécontentement de ne pouvoir faire accorder deux propositions. Mais alors on admet déjà vaguement qu'il existe un quelque chose à quoi puisse être conforme une proposition. Par conséquent, nul ne peut douter qu'il existe des réalités, ou, si l'on en doutait, le doute ne serait pas une cause de malaise. C'est donc là une hypothèse qu'admet toute intelligence.
3° Tout le monde emploie la méthode scientifique, dans un grand nombre de circonstances, et l'on n'y renonce que lorsqu'on ne voit plus comment l'appliquer.
4° L'usage de la méthode ne m'a pas conduit à douter d'elle ; au contraire, l'investigation scientifique a obtenu les plus merveilleux succès, quand il s'est agi de fixer les opinions.
Voilà pourquoi je ne doute ni de la méthode, ni de l’hypothèse qu’elle présuppose. N’ayant aucun doute, et ne croyant pas qu’une autre personne que je peux influencer en ait plus que moi, je crois qu’en dire plus long sur ce sujet ne serait qu’un verbiage inutile. Si quelqu’un a sur ce sujet un doute réel, qu’il l’examine."
Charles S. Peirce, "Comment se fixe la croyance", 1877, Revue Philosophique de la France et de l'étranger, vol. VI, juil.-déc. 1878.
"To satisfy our doubts, therefore, it is necessary that a method should be found by which our beliefs may be determined by nothing human, but by some external permanency -- by something upon which our thinking has no effect. Some mystics imagine that they have such a method in a private inspiration from on high. But that is only a form of the method of tenacity, in which the conception of truth as something public is not yet developed. Our external permanency would not be external, in our sense, if it was restricted in its influence to one individual. It must be something which affects, or might affect, every man. And, though these affections are necessarily as various as are individual conditions, yet the method must be such that the ultimate conclusion of every man shall be the same. Such is the method of science. Its fundamental hypothesis, restated in more familiar language, is this: There are Real things, whose characters are entirely independent of our opinions about them; those Reals affect our senses according to regular laws, and, though our sensations are as different as are our relations to the objects, yet, by taking advantage of the laws of perception, we can ascertain by reasoning how things really and truly are; and any man, if he have sufficient experience and he reason enough about it, will be led to the one True conclusion. The new conception here involved is that of Reality. It may be asked how I know that there are any Reals. If this hypothesis is the sole support of my method of inquiry, my method of inquiry must not be used to support my hypothesis. The reply is this: 1. If investigation cannot be regarded as proving that there are Real things, it at least does not lead to a contrary conclusion; but the method and the conception on which it is based remain ever in harmony. No doubts of the method, therefore, necessarily arise from its practice, as is the case with all the others. 2. The feeling which gives rise to any method of fixing belief is a dissatisfaction at two repugnant propositions. But here already is a vague concession that there is some one thing which a proposition should represent. Nobody, therefore, can really doubt that there are Reals, for, if he did, doubt would not be a source of dissatisfaction. The hypothesis, therefore, is one which every mind admits. So that the social impulse does not cause men to doubt it. 3. Everybody uses the scientific method about a great many things, and only ceases to use it when he does not know how to apply it. 4. Experience of the method has not led us to doubt it, but, on the contrary, scientific investigation has had the most wonderful triumphs in the way of settling opinion. These afford the explanation of my not doubting the method or the hypothesis which it supposes; and not having any doubt, nor believing that anybody else whom I could influence has, it would be the merest babble for me to say more about it. If there be anybody with a living doubt upon the subject, let him consider it."
Charles S. Peirce, The Fixation of Belief. Charles S. Peirce. Popular Science Monthly 12 (November 1877), 1-15. I.
"Tous les adeptes de la science […] sont pleinement convaincus que les procédés de l'investigation, pourvu seulement qu'on la pousse assez loin, fourniront une solution certaine de toutes les questions auxquelles on les appliquera. Un savant peut chercher quelle est la vitesse de la lumière en étudiant les passages de Vénus et les aberrations des étoiles ; un autre, en observant les oppositions de Mars et les éclipses des satellites de Jupiter ; un troisième emploiera la méthode de Fizeau, un autre celle de Foucault ; un autre encore fera usage des mouvements des courbes de Lissajoux ; d'autres enfin suivront diverses méthodes pour comparer les mesures obtenues au moyen de l'électricité statique et de l'électricité dynamique. Ils pourront d'abord obtenir des résultats différents ; mais chacun d'eux perfectionnant sa méthode et ses procédés, les résultats convergeront constamment vers un point central prédestiné. Ainsi pour toutes les recherches scientifiques. Des esprits très-divers peuvent se lancer dans les recherches avec des vues tout opposées ; mais, à mesure qu'avance l'investigation, une force extérieure à eux-mêmes les entraîne vers une seule et même conclusion. Cette activité de la pensée qui nous emporte, non pas où nous voulons, mais à un but fixé d'avance, semble être l'effet d'un arrêt du destin. Modification des points de vue, choix d'autres faits comme sujets d'étude, inclination naturelle de l'esprit même, rien ne permet d'échapper à l'opinion fatale[1]. Cette grande loi est contenue dans la notion de vérité et de réalité. L'opinion prédestinée à réunir finalement tous les chercheurs est ce que nous appelons le vrai, et l'objet de cette opinion est le réel. C'est ainsi que j'expliquerais la réalité."
Charles S. Peirce, "Comment rendre nos idées claires", 1878, Revue Philosophique de la France et de l’étranger, vol. VI, janv.-juin 1879.
"All the followers of science are fully persuaded that the processes of investigation, if only pushed far enough, will give one certain solution to every question to which they can be applied. One man may investigate the velocity of light by studying the transits of Venus and the aberration of the stars; another by the oppositions of Mars and the eclipses of Jupiter's satellites; a third by the method of Fizeau; a fourth by that of Foucault; a fifth by the motions of the curves of Lissajous; a sixth, a seventh, an eighth, and a ninth, may follow the different methods of comparing the measures of statical and dynamical electricity. They may at first obtain different results, but, as each perfects his method and his processes, the results will move steadily together toward a destined centre. So with all scientific research. Different minds may set out with the most antagonistic views, but the progress of investigation carries them by a force outside of themselves to one and the same conclusion. This activity of thought by which we are carried, not where we wish, but to a foreordained goal, is like the operation of destiny. No modification of the point of view taken, no selection of other facts for study, no natural bent of mind even, can enable a man to escape the predestinate opinion. This great law is embodied in the conception of truth and reality. The opinion which is fated to be ultimately agreed to by all who investigate, is what we mean by the truth, and the object represented in this opinion is the real. That is the way I would explain reality."
Charles S. Peirce, "How to make our ideas clear", 1877, The Essential Writings, Prometheus Books, 1998, p. 154-155.
[1] Par fatal, nous entendons simplement ce qui doit inévitablement arriver. C'est une superstition que de croire que certains évènements peuvent être fatals, et c'est une erreur de supposer que le mot fatal ne puisse jamais être exempt d'une teinte de superstition. Nous mourrons tous, cela est fatal. [Note de Peirce.]
"Origine de la logique. – D'où la logique est-elle née dans la tête des hommes ? Certainement de l'illogisme dont le domaine a dû être immense à l'origine. Mais d'innombrables êtres, qui concluaient autrement que nous ne le faisons maintenant, dépérirent : il se pourrait que ce fût encore plus vrai qu'on ne pense ! Qui, par exemple, ne savait discerner assez souvent l'« identique », quant à la nourriture ou quant aux animaux dangereux pour lui ; qui par conséquent était trop lent à classer, trop circonspect dans le classement, avait moins de chances de survivre que celui qui concluait immédiatement du semblable à l'identique. Mais la tendance prédominante à considérer le semblable comme l'identique – tendance illogique, car il n'y a rien d'identique en soi – cette tendance a créé le fondement même de la logique. Il fallait de même, pour que pût se développer le concept de substance qui est indispensable à la logique – encore que rien de réel ne lui corresponde au sens le plus rigoureux –, que durant fort longtemps la mutabilité des choses restât inaperçue et ne fût pas appréhendée ; les êtres ne voyant pas suffisamment avaient une avance sur ceux qui percevaient toutes choses « dans un flux perpétuel ». Toute extrême circonspection à conclure, toute tendance sceptique constituent à elles seules un grand danger pour la vie. Nul être vivant ne se serait conservé, si la tendance contraire à affirmer plutôt qu'à suspendre le jugement, à errer et à imaginer plutôt qu'à attendre, à approuver plutôt qu'à nier, à juger plutôt qu'à être juste – n'avait été stimulée de façon extraordinairement forte. Le processus des pensées et des conclusions logiques dans notre cerveau actuel répond à un processus et à une lutte d'impulsions qui par elles-mêmes sont toutes fort illogiques et injustes : l'antique mécanisme se déroule à présent en nous de façon si rapide et si dissimulée que nous ne nous apercevons jamais que du résultat de la lutte."
Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, 1882, Livre III, § 111, tr. fr. Pierre Klossowski, Gallimard, Folio essais, 1996, p. 141-142.
"Notre définition de la vérité est une définition de vérités au pluriel, de processus de guidage qui se réalisent in rebus[1], et n'ont pour unique qualité commune que d'être payants. Ils sont payants dans la mesure où ils nous guident vers ou jusqu'à un point dans un système qui plonge en maints endroits dans les percepts sensoriels que nous pouvons éventuellement copier mentalement, mais avec lesquels en tous cas nous sommes dans une relation qu'on pourrait vaguement qualifier de « vérification ». Pour nous, la vérité n'est qu'un nom collectif qui désigne divers processus de vérification, tout comme la santé, la richesse, la force, etc., ne sont que des noms qui recouvrent d'autres processus liés à la vie, et que l'on recherche également parce que cela est payant. La vérité se fait, tour comme la santé, la richesse et la force se font au fil de l'expérience."
William James, Le Pragmatisme, 1907, trad. Nathalie Ferron, Champs Flammarion, 2007, p. 23.
[1] In rebus : dans les choses, en latin.
“Our account of truth is an account of truths in the plural, of processes of leading, realized in rebus, and having only this quality in common, that they pay. They pay by guiding us into or towards some part of a system that dips at numerous points into sense-percepts, which we may copy mentally or not, but with which at any rate we are now in the kind of commerce vaguely designated as verification. Truth for us is simply a collective name for verification-processes, just as health, wealth, strength, etc., are names for other processes connected with life, and also pursued because it pays to pursue them. Truth is made, just as health, wealth and strength are made, in the course of experience.”
William James, Pragmatism, 1907, Lecture VI : “Pragmatism’s Conception of Truth”, in Pragmatism and The Meaning of Truth, Harvard University Press, 2000, p. 104.
"La vérité, vous dira n'importe quel dictionnaire, est une propriété que possèdent certaines de nos idées : elle consiste dans ce fait qu'elles sont « d'accord », de même que l'erreur consiste dans ce fait qu'elles sont « en désaccord », avec la réalité. Les pragmatistes et les intellectualistes s'entendent pour admettre cette définition comme une chose qui va de soi. Ils ne cessent de s'entendre qu'au moment ou l'on soulève la question de savoir exactement ce que signifie le terme « accord », et ce que signifie le terme « réalité » – lorsque l'on voit dans la réalité quelque chose avec quoi nos idées doivent « s'accorder ». [...]
L'opinion courante, là-dessus, c'est qu'une idée vraie doit être la copie de la réalité correspondante. De même que d'autres conceptions courantes, celle-ci est fondée sur une analogie que fournit l'expérience la plus familière. Lorsqu'elles sont vraies, nos idées des choses sensibles reproduisent ces dernières, en effet. Fermez les yeux, et pensez à cette horloge, là-bas, sur le mur : vous avez bien une copie ou reproduction vraie du cadran. Mais l'idée que vous avez du « mouvement d'horlogerie », à moins que vous ne soyez un horloger, n'est plus, à beaucoup près au même degré, une copie, bien que vous l'acceptiez comme telle, parce qu'elle ne reçoit de la réalité aucun démenti. Se réduisît-elle à ces simples mots, « mouvement d'horlogerie », ces mots font pour vous l'office de mots vrais. Enfin, quand vous parlez de l'horloge comme ayant pour « fonction » de « marquer l'heure », ou quand vous parlez de « l'élasticité » du ressort, il est difficile de voir au juste de quoi vos idées peuvent bien être la copie !
Vous voyez qu'il y a ici un problème. Quand nos idées ne peuvent pas positivement copier leur objet, qu'est-ce qu'on entend par leur « accord » avec cet objet ? Quelques idéalistes semblent dire qu'elles sont vraies toutes les fois qu'elles sont ce qui, dans les intentions de Dieu, doit être pensé par nous sur l'objet. D'autres s'en tiennent résolument à la théorie de l'« idée-image » et s'expriment, à cet égard, comme si nos idées étaient plus ou moins vraies, suivant qu'elles se rapprochent plus ou moins du point où elles reproduiraient exactement la pensée éternelle de l'Absolu.
Ces conceptions exigent d'être discutées au point de vue pragmatique. Or, le grand principe des intellectualistes est que la vérité consiste dans une relation toute statique, inerte. Une fois que l'idée vraie d'une chose est en vous, tout est dit. Vous l'avezen votre possession ; vous détenez une connaissance : vous avez rempli votre destinée de sujet pensant. Vous êtes intellectuellement là où vous avez le devoir d'être ; vous avez obéi à votre « impératif catégorique » : il n'y a plus rien qui doive venir après ce point culminant de votre destinée d'être raisonnable. Sur le terrain épistémologique ou dans l'ordre du savoir, vous avez atteint un état d'équilibre stable.
Le pragmatisme, lui, pose ici sa question habituelle : « étant admis qu'une idée, qu'une croyance est vraie, quelle différence concrète va-t-il en résulter dans la vie que nous vivons ? De quelle manière cette vérité va-t-elle se réaliser ? Quelles expériences vont se produire, au lieu de celles qui se produiraient si notre croyance était fausse? Bref, quelle valeur la vérité a-t-elle, en monnaie courante, en termes ayant cours dans l'expérience ? »
En posant cette question, le pragmatisme voit aussitôt la réponse qu'elle comporte : les idées vraies sont celles que nous pouvons nous assimiler, que nous pouvons valider, que nous pouvons corroborer de notre adhésion et que nous pouvons vérifier. Sont fausses les idées pour lesquelles nous ne pouvons pas faire cela. Voilà quelle différence pratique il y a pour nous dans le fait de posséder des idées vraies ; et voilà donc ce qu'il faut entendre par la vérité, car c'est là tout ce que nous connaissons sous ce nom !
Telle est la thèse que j'ai à défendre. La vérité d'une idée n'est pas une propriété qui se trouverait lui être inhérente et qui resterait inactive. La vérité est un événement qui se produit pour une idée. Celle-ci devient vraie : elle est rendue vraie par certains faits. Elle acquiert sa vérité par un travail qu'elle effectue, par le travail qui consiste à se vérifier elle-même, qui a pour but et pour résultat sa vérification. Et, de même, elle acquiert sa validité en effectuant le travail ayant pour but et pour résultat sa validation."
William James, Le Pragmatisme, 1907, traduction de E. Le Brun, Flammarion, p. 142-144.
"Truth, as any dictionary will tell you, is a property of certain of our ideas. It means their 'agreement,' as falsity means their disagreement, with 'reality.' Pragmatists and intellectualists both accept this definition as a matter of course. They begin to quarrel only after the question is raised as to what may precisely be meant by the term 'agreement,' and what by the term 'reality,' when reality is taken as something for our ideas to agree with.
[…] The popular notion is that a true idea must copy its reality. Like other popular views, this one follows the analogy of the most usual experience. Our true ideas of sensible things do indeed copy them. Shut your eyes and think of yonder clock on the wall, and you get just such a true picture or copy of its dial. But your idea of its 'works' (unless you are a clock-maker) is much less of a copy, yet it passes muster, for it in no way clashes with the reality. Even tho it should shrink to the mere word 'works,' that word still serves you truly; and when you speak of the 'time-keeping function' of the clock, or of its spring's 'elasticity,' it is hard to see exactly what your ideas can copy.
You perceive that there is a problem here. Where our ideas cannot copy definitely their object, what does agreement with that object mean? Some idealists seem to say that they are true whenever they are what God means that we ought to think about that object. Others hold the copy-view all through, and speak as if our ideas possessed truth just in proportion as they approach to being copies of the Absolute's eternal way of thinking.
These views, you see, invite pragmatistic discussion. But the great assumption of the intellectualists is that truth means essentially an inert static relation. When you've got your true idea of anything, there's an end of the matter. You're in possession; you know; you have fulfilled your thinking destiny. You are where you ought to be mentally; you have obeyed your categorical imperative; and nothing more need follow on that climax of your rational destiny. Epistemologically you are in stable equilibrium.
Pragmatism, on the other hand, asks its usual question. "Grant an idea or belief to be true," it says, "what concrete difference will its being true make in anyone's actual life? How will the truth be realized? What experiences will be different from those which would obtain if the belief were false? What, in short, is the truth's cash-value in experiential terms?"
The moment pragmatism asks this question, it sees the answer: True ideas are those that we can assimilate, validate, corroborate and verify. False ideas are those that we cannot. That is the practical difference it makes to us to have true ideas; that, therefore, is the meaning of truth, for it is all that truth is known-as.
This thesis is what I have to defend. The truth of an idea is not a stagnant property inherent in it. Truth happens to an idea. It becomes true, is made true by events. Its verity is in fact an event, a process : the process namely of its verifying itself, its veri-fication. Its validity is the process of its valid-ation."
William James, Pragmatism: A new name for some old ways of thinking, 1907, Lecture VI, New York: Longman Green and Co, pp. 77-78, in Pragmatism and The meaning of truth, Harvard University Press, 2000, pp. 96-97.
"Prenons, par exemple, cet objet, là-bas, sur le mur. Pour vous et pour moi, c'est une horloge et pourtant aucun de nous n'a vu le mécanisme caché qui fait que c'est bien une horloge. Nous acceptons cette idée comme vraie, sans rien faire pour la vérifier. Si la vérité est essentiellement un processus de vérification, ne devrions-nous pas regarder comme nées avant terme des vérités non vérifiées comme celle-ci ? Non, car elles forment l'écrasante majorité des vérités qui nous font vivre. Tout « passe », tout compte également, en fait de vérification, qu'elle soit directe ou qu'elle ne soit qu'indirecte. Que le témoignage des circonstances soit suffisant, et nous marchons sans avoir besoin du témoignage de nos yeux. Quoique n'ayant jamais vu le Japon, nous admettons tous qu'il existe, parce que cela nous réussit d'y croire, tout ce que nous savons se mettant d'accord avec cette croyance, sans que rien se jette à la traverse ; de même, nous admettons que l'objet en question est une horloge. Nous nous en servons comme d'une horloge, puisque nous réglons sur lui la durée de cette Leçon. Dire que notre croyance est vérifiée, c'est dire, ici, qu'elle ne nous conduit à aucune déception, à rien qui nous donne un démenti. Que l'existence des rouages, des poids et du pendule soit vérifiable, c'est comme si elle était vérifiée. Pour un cas où le processus de la vérité va jusqu'au bout, il y en a un million dans notre vie où ce processus ne fonctionne qu'ainsi, à l'état naissant. Il nous oriente vers ce qui serait une vérification ; nous mène dans ce qui est l'entourage de l'objet ; alors, si tout concorde parfaitement, nous sommes tellement certains de pouvoir vérifier, que nous nous en dispensons ; et les événements, d'ordinaire, nous donnent complètement raison.
En fait, la vérité vit à crédit, la plupart du temps. Nos pensées et nos croyances « passent » comme monnaie ayant cours, tant que rien ne les fait refuser, exactement comme les billets de banque tant que personne ne les refuse. Mais tout ceci sous-entend des vérifications, expressément faites quelque part, des confrontations directes avec les faits - sans quoi tout notre édifice de vérités s'écroule, comme s'écroulerait un système financier à la base duquel manquerait toute réserve métallique."
William James, Le Pragmatisme,1907, traduction de E. Le Brun, Flammarion, p. 147-148.
"Take, for instance, yonder object on the wall. You and I consider it to be a 'clock,' altho no one of us has seen the hidden works that make it one. We let our notion pass for true without attempting to verify. If truths mean verification-process essentially, ought we then to call such unverified truths as this abortive? No, for they form the overwhelmingly large number of the truths we live by. Indirect as well as direct verifications pass muster. Where circumstantial evidence is sufficient, we can go without eye-witnessing. Just as we here assume Japan to exist without ever having been there, because it works to do so, everything we know conspiring with the belief, and nothing interfering, so we assume that thing to be a clock. We use it as a clock, regulating the length of our lecture by it. The verification of the assumption here means its leading to no frustration or contradiction. Verifiability of wheels and weights and pendulum is as good as verification. For one truth-process completed there are a million in our lives that function in this state of nascency. They turn us towards direct verification; lead us into the surroundings of the objects they envisage; and then, if everything runs on harmoniously, we are so sure that verification is possible that we omit it, and are usually justified by all that happens.
Truth lives, in fact, for the most part on a credit system. Our thoughts and beliefs 'pass,' so long as nothing challenges them, just as bank-notes pass so long as nobody refuses them. But this all points to direct face-to-face verifications somewhere, without which the fabric of truth collapses like a financial system with no cash-basis whatever."
William James, Pragmatism: A new name for some old ways of thinking, 1907, Lecture VI, New York: Longman Green and Co, pp. 80-81, in Pragmatism and The meaning of truth, Harvard University Press, 2000, pp. 99-100.
"Je dois d'abord vous rappeler ce fait que posséder des pensées vraies, c'est, à proprement parler, posséder de précieux instruments pour l'action. Je dois aussi vous rappeler que l'obligation d'acquérir ces vérités, bien loin d'être une creuse formule impérative tombée du ciel, se justifie, au contraire, par d'excellents raisons pratiques.
Il n'est que trop évident qu'il nous importe, dans la vie, d'avoir des croyances vraies en matière de faits. Nous vivons au milieu de réalités qui peuvent nous être infiniment utiles ou infiniment nuisibles. Doivent être tenues pour vraies, dans le premier domaine de la vérification, les idées nous disant quelle sorte de réalités, tantôt avantageuses pour nous, tantôt funestes, sont à prévoir. Et le premier devoir de l'homme est de chercher à les acquérir. Ici, la possession de la vérité, au lieu, tant s'en faut ! d'être à elle-même sa propre fin, n'est qu'un moyen préalable à employer pour obtenir d'autres satisfactions vitales […]
Mais, maintenant, que faut-il entendre par l' « accord » que la définition courante exige à l'égard de la réalité ? C'est ici que le pragmatisme et l'intellectualisme commencent à se fausser compagnie. Le fait d'être d' « accord », au sens le plus large du mot, avec une réalité, ne peut être que le fait, ou bien d'être conduit tantôt tout droit à elle, tantôt dans son entourage, ou bien d'être mis en contact effectif et agissant avec elle, de façon à mieux opérer soit sur elle-même, soit sur un intermédiaire, que s'il y avait désaccord […] J'en viens donc à dire, pour résumer tout cela : le « vrai » consiste tout simplement dans ce qui est avantageux pour notre pensée, de même que le « juste » consiste simplement dans ce qui est avantageux, pour notre conduite. »
William James, Le Pragmatisme, 1907, VI, trad. É. Lebrun, Flammarion, 1968, p. 145-146.
"La vérité scientifique est celle qui nous donne la plus forte somme de satisfactions, y compris celles du goût, mais son accord avec les vérités acquises, comme avec un fait nouveau, reste ici la plus impérieuse des exigences [...]. De quoi nous sommes-nous occupés ? Non pas de la vérité, mais de vérités, au pluriel, de certaines idées directrices, de certains processus se réalisant au milieu des choses elles-mêmes, et n'ayant pour caractère commun que d'être, toutes, des idées qui paient. Elles paient, en nous conduisant, si elles ne nous y font pas pénétrer, vers quelques parties d'un système intellectuel qui plonge, en de nombreux points, dans les perceptions sensibles. Ces dernières, il nous arrive de les copier ou de les reproduire mentalement ; mais, alors même qu'il n'en est pas ainsi, on se trouve avoir avec elles cette sorte de commerce que l'on désigne du nom vague de vérification. Bref, le mot « vérité » n'est pour nous qu'un nom collectif, absolument comme « santé », « richesse », « force » sont des noms désignant d'autres processus relatifs à la vie, d'autres processus qui paient eux aussi. La vérité est une chose qui se fait, de même que la santé, la richesse et la force, au cours de notre existence [...].
J'en viens donc à dire, pour résumer tout cela : le vrai consiste simplement dans ce qui est avantageux pour notre pensée, de même que le juste consiste simplement dans ce qui est avantageux pour notre conduite. Je veux dire : avantageux à peu près de n'importe quelle manière, avantageux à longue échéance et dans l'ensemble ; car ce qui est avantageux à l'égard de l'expérience actuellement en vue ne le sera pas nécessairement au même degré à l'égard des expériences ultérieures."
William James, Le Pragmatisme, 1907, éd. Flammarion, p. 199-203.
"La vérité [...] est une propriété de certaines de nos idées. Elle exprime l'accord, de même que la fausseté le désaccord, de ces idées avec la réalité. Pragmatistes et intellectualistes acceptent sans conteste cette définition.
Mais lorsque nos idées ne sont pas la copie fidèle d'un objet, que faut-il entendre par leur accord avec cet objet ? [...] Le pragmatisme pose ici la question qui lui est habituelle. "Supposons vraie telle idée ou telle croyance, dit-il, le fait qu'elle soit vraie apportera-t-il un changement palpable, réel à l'existence de quelqu'un ? Qu'éprouverait-on de différent de ce que l'on éprouverait si la croyance était fausse ? Comment la vérité se manifestera-t-elle ?"
Bref, quelle est, en termes d'expérience, la valeur monétaire de la vérité ? Dès que le pragmatisme a posé la question, il en donne la réponse : "Les idées vraies sont celles que nous pouvons assimiler, valider, corroborer et vérifier. Les idées fausses sont celles qui ne se prêtent pas à ces opérations".
Telle est pour nous la différence pratique qui résulte du fait d'avoir des idées vraies, telle est donc la justification du mot vérité, car c'est tout ce que nous connaissons comme vérité.
La vérité d'une idée n'est pas quelque chose d'inerte, une propriété qu'elle possède une fois pour toute. La vérité survient à une idée. L'idée devient vraie, elle est rendue vraie par les événements. La vérité est, en fait, un événement, un processus par lequel elle se vérifie, sa vérification. Sa validité consiste dans le processus de sa validation. Être d'accord, au sens le plus large du mot, avec une réalité ne peut donc signifier que ceci : être conduit directement vers cette réalité ou dans son voisinage, ou bien être mis à même d'agir sur elle de façon à manier cette réalité, ou quelque chose qui soit en rapport avec elle, mieux que si l'accord n'existait pas.
À la manier, [...] toute idée qui, soit au point de vue pratique, soit au point de vue intellectuel, nous aide dans nos rapports avec la réalité ou avec ce qui s'y rattache, qui n'entrave pas notre marche en avant en nous réservant des déceptions, qui convient en fait et adapte notre vie à l'agencement total de la réalité, répondra suffisamment à ce qu'on exige d'elle. En ce qui concerne cette réalité, elle sera vraie.
William James, L'Idée de vérité, 1909, préface, trad. M. Veil, Félix Alcan, 1913, p. I-III.
"’Truth’ […] is a property of certain of our ideas. It means their agreement, as falsity means their disagreement, with reality. Pragmatists and intellectualists both accept this definition as a matter of course.
’Where our ideas [do] not copy definitely their object, what does agreement with that object mean ? ... Pragmatism asks its usual question. “Grant an idea or belief to be true,” it says, “what concrete difference will its being true make in any one’s actual life ? What experiences [may] be different from those which would obtain if the belief were false ? How will the truth be realized ? What, in short, is the truth's cash-value in experiential terms ?” The moment pragmatism asks this question, it sees the answer : True ideas are those that we can assimilate, validate, corroborate and verify. False ideas are those that we cannot. That is the practical difference it makes to us to have true ideas; that therefore is the meaning of truth, for it is all that truth is known as.
’The truth of an idea is not a stagnant property inherent in it. Truth happens to an idea. It becomes true, is made true by events. Its verity is in fact an event, a process, the process namely of its verifying itself, its veri-fication. Its validity is the process of its valid-ation.
’To agree in the widest sense with a reality can only mean to be guided either straight up to it or into its surroundings, or to be put into such working touch with it as to handle either it or something connected with it better than if we disagreed. Better either intellectually or practically .... Any idea that helps us to deal, whether practically or intellectually, with either the reality or its belongings, that doesn’t entangle our progress in frustrations, that fits, in fact, and adapts our life to the reality’s whole setting, will agree sufficiently to meet the requirement. It will be true of that reality."
William James, Pragmatism, 1907, Lecture VI : Pragmatism's conception of truth, in Pragmatism and The meaning of truth, Harvard University Press, 2000, pp. 96-98 (repris dans la Préface de The meaning of truth, pp. 169-170).
"Ma théorie de la vérité est réaliste, et fidèle au dualisme épistémologique du sens commun. Supposez que je vous dise : « La chose existe » ; — cela est-il vrai ou non ? Comment pouvez-vous le dire ? Tant que mon assertion n'a pas développé plus avant sa signification, elle n'est déterminée ni comme vraie, ni comme fausse, ni comme inapplicable à la réalité. Mais si maintenant vous me demandez : « Quelle chose ? » et que je réponde : « Un pupitre » ; si vous me demandez : « Où ? » et que je désigne un endroit ; si vous me demandez : « Existe-t-il matériellement, ou seulement en imagination? » et que je dise : « Matériellement » ; si, de plus, je dis : « Je veux parler de ce pupitre », et qu'alors je saisisse et secoue un pupitre que vous voyez justement comme je l'ai décrit, vous consentez à appeler vraie mon assertion. Mais vous et moi sommes ici permutables ; nous pouvons échanger nos places ; et de même que vous vous portez garant de mon pupitre, de même je puis me porter garant du vôtre.
Cette notion d'une réalité indépendante de n'importe lequel de nous deux, notion empruntée à l'expérience sociale ordinaire, est à la base de la définition pragmatiste de la vérité. Pour compter comme vraie, toute assertion doit s'accorder avec quelque réalité de ce genre. Le pragmatisme définit le mot accord comme signifiant certaines sortes d'effets produits, soit actuels, soit virtuels. Ainsi, pour que mon assertion : « Le pupitre existe » soit vraie d'un pupitre reconnu par vous comme réel, elle doit être capable de m'amener à secouer votre pupitre, à m'expliquer par des mots qui suggèrent ce pupitre à votre esprit, à faire un dessin ressemblant au pupitre que vous voyez, etc. Ce n'est qu'en de pareilles conditions qu'il y a un sens à dire que mon assertion s'accorde avec cette réalité, ce n'est qu'ainsi qu'elle me vaut la satisfaction de vous entendre corroborer mes paroles. Ainsi donc, une référence à quelque chose de déterminé, et une certaine sorte d'adaptation à ce « quelque chose », laquelle soit digne du nom d'accord, jouent le rôle d'éléments constituants dans la définition de toute mienne assertion comme vraie.
Vous ne pouvez obtenir ni la référence ni l'adaptation sans vous servir de la notion des effets produits. Que la chose est, ce qu'elle est, et quelle elle est (parmi toutes les choses possibles étant donné ce qu'elle est) : ces points ne sont déterminables que par la méthode pragmatique. Le mot quelle signifie une possibilité de désigner du doigt l'objet spécial, ou de le mettre à part de quelque autre façon ; les mots ce que signifient choix par nous d'un aspect essentiel par où concevoir ledit objet (et ce choix est toujours relatif à ce que Dewey appelle notre propre situation) ; et le mot que signifie l'adoption par nous de l'attitude de croyance, de l'attitude consistant à reconnaître une réalité. Sûrement, pour entendre ce que signifie le mot « vrai », appliqué à une assertion, la mention de ce genre d'effets est indispensable. Sûrement, si nous les laissons de côté, le sujet et l'objet de la relation cognitive flottent — dans le même univers, il est vrai, — mais dans le vague et l'inconnu, sans contact mutuel ni médiation.
Nos critiques, néanmoins, déclarent que les effets produits ne sont pas essentiels. Ce ne sont pas, disent-ils, des possibilités de fonctionnement qui « rendent » vraies nos croyances : celles-ci sont vraies d'une vérité inhérente, positivement vraies, nées « vraies » comme le comte de Chambord était né « Henri V ». Le pragmatisme soutient, au contraire, que des assertions et croyances ayant cette façon inerte et statique d'être vraies ne peuvent être appelées telles que par courtoisie : elles passent pratiquement pour vraies ; mais vous ne pouvez définir ce que vous entendez en les appelant vraies, sans vous reporter à leurs possibilités de fonctionnement. Ce sont ces dernières qui donnent tout son contenu logique à cette relation d'une croyance avec la réalité, à laquelle s'applique le nom de vérité, relation qui, autrement, reste de pure coexistence ou de simple accompagnement."
William James, L'Idée de vérité, 1909, Chapitre VIII, tr. fr. M. Weil et Maxime David, Félix Alcan, 1913, p. 189-192.
"My account of truth is realistic, and follows the epistemological dualism of common sense. Suppose I say to you 'The thing exists' -- is that true or not? How can you tell? Not till my statement has developed its meaning farther is it determined as being true, false, or irrelevant to reality altogether. But if now you ask 'what thing ?' and I reply 'a desk'; if you ask 'where?' and I point to a place; if you ask 'does it exist materially, or only in imagination ?' and I say 'materially'; if moreover I say 'I mean that desk,' and then grasp and shake a desk which you see just as I have described it, you are willing to call my statement true. But you and I are commutable here; we can exchange places; and, as you go bail for my desk, so I can go bail for yours.
This notion of a reality independent of either of us, taken from ordinary social experience, lies at the base of the pragmatist definition of truth. With some such reality any statement, in order to be counted true, must agree. Pragmatism defines 'agreeing' to mean certain ways of 'working,' be they actual or potential. Thus, for my statement 'the desk exists' to be true of a desk recognized as real by you, it must be able to lead me to shake your desk, to explain myself by words that suggest that desk to your mind, to make a drawing that is like the desk you see, etc. Only in such ways as this is there sense in saying it agrees with that reality, only thus does it gain for me the satisfaction of hearing you corroborate me. Reference then to something determinate, and some sort of adaptation to it worthy of the name of agreement, are thus constituent elements in the definition of any statement of mine as 'true.'
You cannot get at either the reference or the adaptation without using the notion of the workings. That the thing is, what it is, and which it is (of all the possible things with that what) are points determinable only by the pragmatic method. The 'which' means a possibility of pointing, or of otherwise singling out the special object; the 'what' means choice on our part of an essential aspect to conceive it by (and this is always relative to what Dewey calls our own situation'); and the 'that' means our assumption of the attitude of belief, the reality recognizing attitude. Surely for understanding what the word 'true' means as applied to a statement, the mention of such workings is indispensable. Surely if we leave them out the subject and the object of the cognitive relation float – in the same universe, 'tis true – but vaguely and ignorantly and without mutual contact or mediation.
Our critics nevertheless call the workings inessential. No functional possibilities 'make' our beliefs true, they say; they are true inherently, true positively, born 'true' as the Count of Chambord was born 'Henri-Cinq.' Pragmatism insists, on the contrary, that statements and beliefs are thus inertly and statically true only by courtesy: they practically pass for true; but you cannot define what you mean by calling them true without referring to their functional possibilities. These give its whole logical content to that relation to reality on a belief's part to which the name 'truth' is applied, a relation which otherwise remains one of mere coexistence or bare withness."
William James, The Meaning of Truth, Chapter IX, in Pragmatism and The meaning of truth, Harvard University Press, 2000, pp. 283-284.
"Qu'est-ce qu'un jugement vrai ? Nous appelons vraie l'affirmation qui concorde avec la réalité. Mais en quoi peut consister cette concordance ? Nous aimons à y voir quelque chose comme la ressemblance du portrait au modèle : l'affirmation vraie serait celle qui copierait la réalité. Réfléchissons-y cependant : nous verrons que c'est seulement dans des cas rares, exceptionnels, que cette définition du vrai trouve son application. Ce qui est réel, c'est tel ou tel fait déterminé s'accomplissant en tel ou tel point de l'espace et du temps, c'est du singulier, c'est du changeant. Au contraire, la plupart de nos affirmations sont générales et impliquent une certaine stabilité de leur objet. Prenons une vérité aussi voisine que possible de l'expérience, celle-ci par exemple : « la chaleur dilate les corps ». De quoi pourrait-elle bien être la copie ? Il est possible, en un certain sens, de copier la dilatation d'un corps déterminé à des moments déterminés, en la photographiant dans ses diverses phases. Même, par métaphore, je puis encore dire que l'affirmation « cette barre de fer se dilate » est la copie de ce qui se passe quand j'assiste à la dilatation de la barre de fer. Mais une vérité qui s'applique à tous les corps, sans concerner spécialement aucun de ceux que j'ai vus, ne copie rien, ne reproduit rien."
Henri Bergson, "Sur le pragmatisme de William James – Vérité et réalité", 1911, in La pensée et le mouvant, PUF, 1998, p. 244-245.
"La vérité serait déposée dans les choses et dans les faits : notre science irait l'y chercher, la tirerait de sa cachette, l'amènerait au grand jour. Une affirmation telle que « la chaleur dilate les corps » serait une loi qui gouverne les faits, qui trône, sinon au-dessus d'eux, du moins au milieu d'eux, une loi véritablement contenue dans notre expérience et que nous nous bornerions à en extraire. Cette conception de la vérité est naturelle à notre esprit et naturelle aussi à la philosophie, parce qu'il est naturel de se représenter la réalité comme un tout parfaitement cohérent et systématisé, que soutient une armature logique. [...] Mais l'expérience pure et simple ne nous dit rien de semblable. L'expérience nous présente un flux de phénomènes : si telle ou telle affirmation relative à l'un d'eux nous permet de maîtriser ceux qui le suivront ou même simplement de les prévoir, nous disons de cette affirmation qu'elle est vraie. Une proposition telle que « la chaleur dilate les corps », proposition suggérée par la vue de la dilatation d'un certain corps, fait que nous prévoyons comment d'autres corps se comporteront en présence de la chaleur ; elle nous aide à passer d'une expérience ancienne à des expériences nouvelles : c'est un fil conducteur, rien de plus. La réalité coule ; nous coulons avec elle : et nous appelons vraie toute affirmation qui, en nous dirigeant à travers la réalité mouvante, nous donne prise sur elle et nous place dans de meilleures conditions pour agir."
Henri Bergson, "Sur le pragmatisme de William James – Vérité et réalité", 1911, in La Pensée et le mouvant, PUF, 1998, p. 245-246.
"Qu'est-ce qu'un jugement vrai ? Nous appelons vraie l'affirmation qui concorde avec la réalité. Mais en quoi peut consister cette concordance ? Nous aimons à y voir quelque chose comme la ressemblance du portrait au modèle : l'affirmation vraie serait celle qui copierait la réalité. Réfléchissons-y cependant : nous verrons que c'est seulement dans des cas rares, exceptionnels, que cette définition du vrai trouve son application. Ce qui est réel, c'est tel ou tel fait déterminé s'accomplissant en tel ou tel point de l'espace et du temps, c'est du singulier, c'est du changeant. Au contraire, la plupart de nos affirmations sont générales et impliquent une certaine stabilité de leur objet. Prenons une vérité aussi voisine que possible de l'expérience, celle-ci par exemple : « la chaleur dilate les corps ». De quoi pourrait-elle bien être la copie ? Il est possible, en un certain sens, de copier la dilatation d'un corps déterminé à des moments déterminés, en la photographiant dans ses diverses phases. Même, par métaphore, je puis encore dire que l'affirmation « cette barre de fer se dilate » est la copie de ce qui se passe quand j'assiste à la dilatation de la barre de fer. Mais une vérité qui s'applique à tous les corps, sans concerner spécialement aucun de ceux que j'ai vus, ne copie rien, ne reproduit rien. Nous voulons cependant qu'elle copie quelque chose, et, de tout temps, la philosophie a cherché à nous donner satisfaction sur ce point. Pour les philosophes anciens, il y avait, au-dessus du temps et de l'espace, un monde où siégeaient, de toute éternité, toutes les vérités possibles : les affirmations humaines étaient, pour eux, d'autant plus vraies qu'elles copiaient plus fidèlement ces vérités éternelles. Les modernes ont fait descendre la vérité du ciel sur la terre ; mais ils y voient encore quelque chose qui préexisterait à nos affirmations. La vérité serait déposée dans les choses et dans les faits : notre science irait l'y chercher, la tirerait de sa cachette, l'amènerait au grand jour. Une affirmation telle que « la chaleur dilate les corps » serait une loi qui gouverne les faits, qui trône, sinon au-dessus d'eux, du moins au milieu d'eux, une loi véritablement contenue dans notre expérience et que nous nous bornerions à en extraire. […]
Cette conception de la vérité est naturelle à notre esprit et naturelle aussi à la philosophie, parce qu'il est naturel de se représenter la réalité comme un tout parfaitement cohérent et systématisé, que soutient une armature logique. [ ... ] Mais l'expérience pure et simple ne nous dit rien de semblable. L'expérience nous présente un flux de phénomènes : si telle ou telle affirmation relative à l'un d'eux nous permet de maîtriser ceux qui le suivront ou même simplement de les prévoir, nous disons de cette affirmation qu'elle est vraie. Une proposition telle que « la chaleur dilate les corps », proposition suggérée par la vue de la dilatation d'un certain corps, fait que nous prévoyons comment d'autres corps se comporteront en présence de la chaleur ; elle nous aide à passer d'une expérience ancienne à des expériences nouvelles : c'est un fil conducteur, rien de plus. La réalité coule ; nous coulons avec elle : et nous appelons vraie toute affirmation qui, en nous dirigeant à travers la réalité mouvante, nous donne prise sur elle et nous place dans de meilleures conditions pour agir."
Henri Bergson, "Sur le pragmatisme de William James – Vérité et réalité", 1911, in La Pensée et le mouvant, PUF, 1998, p. 244-246.
"On pourrait dire que, quand quelqu'un s'exclame « voilà Jones » et que je le crois, la cause de ma croyance est son exclamation et la cause de son exclamation est sa perception ; par conséquent, ma croyance se base encore sur une perception, encore qu'indirectement. Je ne désire pas nier ceci, mais, je le demande, comment est-ce connu ? En vue de mettre en évidence le point recherché, je supposerai qu'il est vrai que mon ami a dit « voilà Jones » parce qu'il a vu Jones, et que je croyais que Jones était là parce que j'avais entendu mon ami le dire. Mais, à moins que mon ami et moi soyons tous deux des philosophes, les deux mots « parce que » dans cet énoncé doivent être tous deux de nature causale non logique. Ce n'est pas en parcourant un raisonnement que j'arrive à la croyance que Jones est là ; étant donné un stimulus, la croyance naît spontanément et mon ami ne parcourt pas non plus un processus de raisonnement en passant du percept à l'énonciation : « Voilà Jones ». Ceci est également spontané. La chaîne causale est donc claire : Jones, en réfléchissant la lumière du soleil, est, chez mon ami, la cause d'un percept ; le percept cause l'énonciation « voilà Jones », l'énonciation cause un percept auditif chez moi, le percept auditif est la cause en moi de la croyance « Jones est quelque part dans le voisinage. » Mais la question que nous devons nous poser est la suivante : que dois-je savoir pour que, en tant que philosophe réfléchi, je puisse savoir que cette chaîne causale fournit un fondement à ma croyance ?
Je ne m'occupe pas, pour le moment, des raisons que le sens commun invoque pour douter, raisons tirées des miroirs, des hallucinations auditives, etc. Je suis disposé à admettre que tout s'est produit comme nous le pensons naturellement et même, pour éviter des éléments hors cause, que dans tous les cas semblables, cela s'est produit de cette manière. Dans ce cas, mes croyances relatives aux antécédents d'ordre causal de ma croyance, que Jones est dans le voisinage, sont vraies. Mais une croyance vraie, ce n'est pas la même chose qu'une connaissance. Si j'ai des espérances de devenir père, je puis croire, en me fondant sur l'astrologie, que l'enfant sera un garçon. Quand le temps est venu, il se peut que ce soit un garçon, mais je ne puis pas dire que je savais que ce serait un garçon. La question est la suivante : Est-ce que la croyance vraie, dans la chaîne causale précédente, vaut mieux que la croyance vraie basée sur l'astrologie ?
Il y a une différence manifeste. Les prophéties basées sur la chaîne causale précédente, lorsqu'elles peuvent être mises à l'épreuve, finissent par être vraies ; au lieu que les prophéties des astrologues, relatives au sexe d'un enfant, seront, dans une série de cas, aussi souvent fausses que vraies."
Bertrand Russell, Signification et vérité, Chapitre XXI, 1940, tr. fr. Philippe Devaux, Champs Flammarion, 2001, p. 324-325.
"It may be said : when a man exclaims “there's Jones” and I believe him, the cause of my belief is his exclamation, and the cause of his exclamation is his perception ; therefore my belief is still based upon perception, though indirectly. I have no wish to deny this, but I want to ask how it is known. In order to bring out the point at issue, I shall assume it true that my friend said “there's Jones” because he saw Jones, and that I believed Jones was there because I heard my friend say so. But unless my friend and I are both philosophers, the two words “because” in this statement must both be causal, not logical I do not go through a process of reasoning in arriving at the belief that Jones is there ; given the stimulus, the belief arises spontaneously. Nor does my friend go through a process of reasoning in passing from the percept to the utterance “there's Jones”; this also is spontaneous. The causal chain is thus clear: Jones, by reflecting sun light, causes a percept in my friend; the percept causes the utterance “there's Jones”, the utterance causes an auditory percept in me, and the auditory percept causes in me the belief “Jones is somewhere in the neighbourhood”. But the question we have to ask is : what must I know in order that, as a reflective philosopher, I may know that this causal chain affords a ground for my belief ?
I am not now concerned with common sense reasons for doubt, such as mirrors, auditory hallucinations, etc. I am willing to suppose that everything happened as we naturally think it did, and even, to avoid irrelevances, that in all similar cases it has so happened. In that case, my beliefs as to the causal antecedents of my belief that Jones is in the neighbourhood are true. But true belief is not the same thing as knowledge. If I am about to become a father, I may believe, on grounds of astrology, that the child will be a boy ; when the time comes, it may turn out to be a boy; but I cannot be said to have known that it would be a boy. The question is : is the true belief in the above causal chain any better than the true belief based on astrology ?
There is one obvious difference. The prophecies based on the above causal chain, when they can be tested, turn out to be true; whereas astrological prophecies as to the sex of a child will, in a series of cases, be false as often as they are true."
Russell, An inquiry into meaning and truth, 1940, London, George Allen and Unwin Ltd, pp. 298-99.
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