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Car quoi de plus excusable que la violence pour faire triompher la cause opprimée du droit ?   Alexis de Tocqueville


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L'approche phénoménologique du corps propre

  "Le corps propre se constitue donc originairement sur un mode double : d'une part, il est chose physique, matière, il a son extension dans laquelle entrent ses prop­riétés réales, la coloration, le lisse, le dur, la chaleur et toutes les autres propriétés matérielles du même genre ; d'autre part, je trouve en lui et je ressens « sur » lui et « en » lui : la chaleur du dos de la main, le froid aux pieds, les sensations de contact au bout des doigts. Je ress­ens, déployés sur les surfaces de larges étendues de mon corps, les vêtements qui serrent et tirent ; en bougeant les doigts, j'ai des sensations de mouvement dans lesquelles la sensation s'étend, sur un mode altéré, sur toute la surface des doigts, mais il y a en même temps, dans ce complexe de sensations, une consistance sensible qui a sa loca­lisation à l'intérieur de l'espace digital. La main repose sur la table. J'éprouve la table comme quelque chose de solide, de froid, de lisse. En passant la main sur la table, j'en fais l'épreuve sensible, ainsi que de ses détermina­tions chosiques. Mais, en même temps, je peux à tout moment prêter attention à ma main et trouver à sa surface des sensations de toucher, des sensations de lisse, de froid, etc., et au-dedans de la main, se développant parallèlement au mouvement dont je fais l'expérience, des sensations de mouvement, etc. En soulevant une chose j'éprouve son poids, mais j'ai, en même temps, des sensations de poids qui ont leur localisation dans mon corps. Et ainsi mon corps, en entrant en rapport physique (sous la forme d'un coup, d'une pression, d'un choc, etc.) avec d'autres choses matérielles, offre principiellement l'expé­rience non seulement d'événements physiques en rapport avec le corps propre et les choses, mais aussi d'événements somatiques spécifiques du type de ceux que nous nommons : impressions sensibles. De tels événements font défaut aux choses « simplement » matérielles.
  Les sensations localisées ne sont pas des propriétés du corps propre en tant que chose physique, en revanche elles sont des propriétés de la chose-corps propre, et ce en tant que propriétés du type-effet. Elles entrent en jeu quand le corps est touché, pressé, piqué, etc., et elles entrent en jet là où il l'est et au moment où il l'est; dans certaines circonstances, elles durent longtemps encore après le contact. Contact signifie ici un événement physique ; deux choses inanimées se touchent aussi, mais le contact du corps détermine à même le corps, ou en lui, des sensations.

  Il faut à présent prendre garde à ce qui suit : si je veux me donner dans la perception la chose tactile presse papiers, je la touche par exemple avec le doigt. Je fais alors l'expérience tactile de la surface de verre lisse, de la finesse de l'arête de verre. Mais si je prête attention à ma main, ou encore à mon doigt, celui-ci a des sensations de contact qui continuent à vibrer alors même que ma main est éloignée du presse-papiers ; de même, doigt et main ont des sensations kinesthésiques : précisément ces mêmes sensations qui fonctionnent, en ce qui concerne la chose presse-papiers, comme source d'indications ou comme source de présentations, fonctionnent comme effets du contact du presse-papiers sur la main et comme impressions sensibles produites en elle. La même sensa­tion de pression de la main qui repose sur la table est appréhendée tantôt en tant que perception de la surface de la table (à proprement parler d'une petite partie de celle-ci) et, au cours d' « une autre orientation de l'atten­tion », elle produit, dans l'actualisation d'une autre couche d'appréhension, des sensations de pression du doigt. Il en va de même pour le froid de la surface de la chose et pour la sensation de froid dans le doigt. Et il en va de même, mais de façon plus complexe, pour le contact d'une main avec l'autre main : nous avons alors deux sen­sations et chacune peut faire l'objet d'une double appré­hension et par conséquent d'une double expérience."

 

Edmund Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, 1913, livre second, Recherches phénoménologiques pour la constitution, tr. fr. É. Escoubas, PUF, 1982, p. 208-209.


 

  "[…] Si nous mettons à part la reconstruction analo­gique de mon corps d'après le corps d'Autrui, il reste deux manières de saisir le corps : ou bien il est connu et défini objectivement à partir du monde, mais à vide ; il suffit pour cela que la pensée rationalisante reconstitue l'instrument que je suis à partir des indications que don­nent les ustensiles que j'utilise, mais en ce cas l'outil fon­damental devient un centre de référence relatif qui sup­pose lui-même d'autres outils pour l'utiliser, et, du même coup, l'instrumentalité du monde disparaît, car elle a besoin, pour se dévoiler, d'une référence à un centré absolu d'instrumentalité ; le monde de l'action devient un monde agi de la science classique, la conscience survole un univers d'extériorité et ne peut plus entrer dans le monde d'aucune manière. Ou bien le corps est donné concrètement et à plein comme la disposition même des choses, en tant que le Pour-soi la dépasse vers une disposition nouvelle ; en ce cas il est présent dans toute action, encore qu'invis­ible – car l'action révèle le marteau et les clous, le frein et le changement de vitesse, non le pied qui freine ou la main qui martèle – il est vécu et non connu. C'est ce qu explique que la fameuse « sensation d'effort » par quoi Maine de Biran tentait de répondre au défi de Hume est un mythe psychologique. [...]
  Loin que le corps soit pour nous premier et qu'il nous dévoile les choses, ce sont les choses-ustensiles qui, dans leur apparition originelle, nous indiquent notre corps."

 

Sartre, L'Être et le néant, 1943, Gallimard, tel, p. 372-373.


 

  "Décrivons d'abord la spatialité du corps propre. Si mon bras est posé sur la table, je ne songerai jamais à dire qu'il est à côté du cendrier comme le cendrier est à côté du téléphone. Le contour de mon corps est une frontière que les relations d'espace ordinaires ne franchissent pas. C'est que ses parties se rapportent les unes aux autres d'une manière originale : elles ne sont pas déployées les unes à côté des autres, mais enveloppées les unes dans les autres.  Par exemple, ma main n'est pas une collection de points. Dans les cas d'allochirie[1], où le sujet sent dans sa main droite les stimuli qu'on applique à sa main gauche, il est impossible de supposer que chacune des stimulations change de valeur spatiale pour son compte et les différents points de la main gauche sont transportés à droite en tant qu'ils relèvent d'un organe total, d'une main sans parties qui a été d'un seul coup déplacée. Ils forment donc un système et l'espace de ma main n'est pas une mosaïque de valeurs spatiales. De la même manière mon corps tout entier n'est pas pour moi un assemblage d'organes juxtaposés dans l'espace. Je le tiens dans une possession indivise et je connais la position de chacun de mes membres par un schéma corporel où ils sont tous enveloppés. Mais la notion du schéma corporel est ambiguë comme toutes celles qui apparaissent aux tournants de la science. Elles ne pourraient être entièrement développées que moyennant une réforme des méthodes. Elles sont donc d'abord employées dans un sens qui n'est pas leur sens plein et c'est leur développement immanent qui fait éclater les méthodes anciennes. On entendait d'abord par « schéma corporel » un résumé de notre expérience corporelle, capable de donner un commentaire et une signification à l'interoceptivité et à la proprioceptivité du moment. Il devait me fournir le changement de position des parties de mon corps pour chaque mouvement de l'une d’elles, la position de chaque stimulus local dans l'ensem­ble du corps, le bilan des mouvements accomplis à chaque moment d'un geste complexe, et enfin une traduction perpé­tuelle en langage visuel des impressions kinesthésiques et articulaires du moment. En parlant du schéma corporel, on ne croyait d'abord introduire qu'un nom commode pour désigner un grand nombre d'associations d'images et l'on voulait seulement exprimer que ces associations étaient fortement établies et constamment prêtes à jouer. Le schéma corporel devait se monter peu à peu au cours de l'enfance et à mesure que les contenus tactiles, kinesthésiques et arti­culaires s'associaient entre eux ou avec des contenus visuels et les évoquaient plus aisément. Sa représentation phy­siologique ne pouvait être alors qu'un centre d'images au sens classique. Pourtant, dans l'usage que les psychologues en font, on voit bien que le schéma corporel déborde cette définition associationniste. Par exemple, pour que le schéma corporel nous fasse mieux comprendre l'allochirie, il ne suffit pas que chaque sensation de la main gauche vienne se poser et se situer parmi des images génériques de toutes les parties du corps qui s'associeraient pour former autour d'elle comme un dessin du corps en surimpression ; il faut que ces associations soient à chaque moment réglées par une loi unique, que la spatialité du corps descende du tout aux par­ties, que la main gauche et sa position soit impliquée dans un dessein global du corps et y prenne son origine, de sorte l'elle puisse d'un seul coup non seulement se superposer à la main droite ou se rabattre sur elle, mais encore devenir la main droite. Quand on veut éclairer le phénomène du membre fantôme en le reliant au schéma corporel du sujet, on n'ajoute quelque chose aux explications classiques par les traces cérébrales et les sensations renaissantes que si le schéma corporel, au lieu d'être le résidu de la cénesthésie coutumière, en devient la loi de constitution. Si l'on a éprouvé le besoin d'introduire ce mot nouveau, c'était pour exprimer que l'unité spatiale et temporelle, l'unité intersen­sorielle ou l'unité sensori-motrice du corps est pour ainsi dire de droit, qu'elle ne se limite pas aux contenus effectivement et fortuitement associés dans le cours de notre expérience, qu'elle les précède d'une certaine manière et rend justement possible leur association. On s'achemine donc vers une seconde définition du schéma corporel : il ne sera plus simple résultat des associations établies au cours de l'expérience, mais une prise de conscience globale de ma posture dans le monde intersensoriel, une « forme » au sens de Gestaltpsychologie. Mais cette seconde définition à son tour est déjà dépassée par les analyses des psychologues. Il ne suffit pas de dire que mon corps est une forme, c'est­-à-dire un phénomène dans lequel le tout est antérieur aux parties. Comment un tel phénomène est-il possible ? C'est qu'une forme, comparée à la mosaïque du corps physico-chimiques ou à celle de la « cénesthésie », est un type d'existence nouveau. Si le membre paralysé chez l'anosognosique ne compte plus dans le schéma corporel du sujet, c'est que le schéma corporel n'est ni le simple décalque ni même la conscience globale des parties du corps existantes et qu'il se les intègre activement à raison de leur valeur pour les projets de l'organisme. Les psychologues disent souvent que le schéma corporel est dynamique. Ramené à un sens précis, ce terme veut dire que mon corps m'apparaît comme posture en vue d'une certaine tâche actuelle ou possible. Et en effet et sa spatialité n'est pas comme celle des objets extérieurs ou comme celle des « sensations spatiales » une spatialité de position, mais une spatialité de situation. Si je me tiens debout devant mon bureau et que je m'y appuie des deux mains, seules mes mains sont accentuées et tout mon corps traîne derrière elles comme une queue de comète. Ce n'est pas que j'ignore l'emplacement de mes épaules ou de mes reins, mais il n'est qu'enveloppé dans celui de mes mains et toute ma posture se lit pour ainsi dire dans l'appui qu'elles prennent sur la table. Si je suis debout et que je tienne une pipe dans ma main fermée, la position de ma main n’est pas déterminée discursivement par l'angle qu'elle fait avec mon avant-bras, mon avant-bras avec mon bras, mon bras avec mon tronc, mon tronc enfin avec le sol. Je sais où est ma pipe d'un savoir absolu, et par là je sais où est ma main où et est mon corps, comme le primitif dans le désert est à chaque instant orienté d'emblée sans avoir à se rappeler et à additionner les distances parcourues et les angles de dérive depuis le départ. Le mot « ici » appliqué à mon corps ne signe pas une position déterminée par rapport à d'autres positions ou par rapport à des coordonnées extérieures, mais l'installation des premières coordonnées, l'ancrage du corps actif dans un objet, la situation du corps en face de ses tâches. L'espace corporel peut se distinguer de l'espace extérieur et envelopper ses parties au lieu de les déployer parce qu'il est l'obscurité de la salle nécessaire à la clarté du spectacle, le fond de sommeil ou la réserve de puissance vague sur lesquels se détachent le geste et son but, la zone de non-être devant laquelle peuvent apparaître des êtres précis, des figures et des points. En dernière analyse, si mon corps peut être une « forme » et s'il peut y avoir devant lui des figures privilégiées sur des fonds indifférents, c’est en tant qu'il est polarisé par ses tâches, qu'il existe vers elles, qu'il se ramasse sur lui-même pour atteindre son but, et le « schéma corporel » est finalement une manière d’exprimer que mon corps est au monde. En ce qui concerne la spatialité, qui nous intéresse seule pour le moment, le corps propre est le troisième terme, toujours sous-entendu, de la structure figure et fond, et toute figure se profile sur le double horizon de l'espace extérieur et de l’espace corporel. On doit donc récuser comme abstraite toute analyse de l'espace corporel qui ne fait entrer en compte que des figures et des points puisque les figures et les points ne peuvent ni être conçus ni être sans horizons.
  On répondra peut-être que la structure figure et fond ou la structure point-horizon présupposent elles-mêmes la position de l'espace objectif, que, pour éprouver un geste de dextérité comme figure sur le fond massif du corps, il faut bien lier la main et le reste du corps par ce rapport de spa­tialité objective et qu'ainsi la structure figure et fond rede­vient l'un des contenus contingents de la forme universelle d’espace. Mais quel sens pourrait bien avoir le mot « sur » pour un sujet qui ne serait pas situé par son corps en face du monde ? Il implique la distinction d'un haut et d'un bas, c'est-à-dire un « espace orienté ». Quand je dis qu'un objet est sur une table, je me place toujours en pensée dans la table ou dans l'objet et je leur applique une catégorie qui convient en principe au rapport de mon corps et des objets extérieurs. Dépouillé de cet import anthropologique, le mot sur ne se distingue plus du mot « sous » ou du terme « à côté de... ». Même si la forme universelle d'espace est ce sans quoi il n'y aurait pas pour nous d'espace corporel, elle n'est pas ce par quoi il y en a un. Même si la forme n'est pas le milieu dans lequel, mais le moyen par lequel se pose le contenu, elle n'est pas le moyen suffisant de cette position en ce qui concerne l'espace corporel, et dans cette mesure le contenu corporel reste par rapport à elle quelque chose d'opaque, d'accidentel et d'inintelligible. La seule solu­tion dans cette voie serait d'admettre que la spatialité du corps n'a aucun sens propre et distinct de la spatialité objec­tive, ce qui ferait disparaître le contenu comme phénomène et par là le problème de son rapport avec la forme. Mais pouvons-nous feindre de ne trouver aucun sens distinct aux mots « sur », « sous », « à côté de... », aux dimensions de l'espace orienté ? Même si l'analyse retrouve, dans toutes ces relations la relation universelle d'extériorité, l'évidence du haut et du bas, de la droite et de la gauche pour celui qui habite l'espace nous empêche de traiter comme non-sens tou­tes ces distinctions, et nous invite à chercher sous le sens explicite des définitions le sens latent des expériences. Les rapports des deux espaces seraient alors les suivants : dès que je veux thématiser l'espace corporel ou en développer le sens, je ne trouve rien en lui que l'espace intelligible. Mais en même temps cet espace intelligible n'est pas dégagé de l'espace orienté, il n'en est justement que l'explicitation, et détaché de cette racine, il n'a absolument aucun sens, si bien que l'espace homogène ne peut exprimer le sens de l'espace orienté que parce qu'il l'a reçu de lui. Si le contenu peut être vraiment subsumé sous la forme et apparaître comme contenu de cette forme, c'est que la forme n'est accessible qu'à travers lui. L'espace corporel ne peut vraiment devenir un fragment de l'espace objectif que si dans sa singularité d'espace corporel il contient le ferment dialectique qui le transformera en espace universel. C'est ce que nous avons essayé d'exprimer en disant que la structure point horizon est le fondement de l'espace. L'horizon ou le fond ne s'étendraient pas au-delà de la figure ou à l'entour s'ils n’appartenaient au même genre d'être qu'elle et s'ils ne pouvai­ent pas être convertis en points par un mouvement du regard. Mais la structure point-horizon ne peut m'enseigner ce que c'est qu'un point qu'en ménageant en avant de lui la zone de corporéité d'où il sera vu et autour de lui les hori­zons indéterminés qui sont la contre-partie de cette vision. La multiplicité des points ou des « ici » ne peut par principe se constituer que par un enchaînement d'expériences où chaque fois un seul d'entre eux est donné en objet et qui se fait elle-même au cœur de cet espace. Et, finalement, loin que mon corps ne soit pour moi qu'un fragment de l'espace, il n’y aurait pas pour moi d'espace si je n'avais pas de corps.

  Si l'espace corporel et l’espace extérieur forment un sys­tème pratique, le premier étant le fond sur lequel peut se détacher ou le vide devant lequel peut apparaître l'objet comme but de notre action, c'est évidemment dans l'ac­tion que la spatialité du corps s'accomplit et l'analyse du mouvement propre doit nous permettre de la comprendre mieux. On voit mieux, en considérant le corps en mouveme­nt, comment il habite l'espace (et d'ailleurs le temps) parce que le mouvement ne se contente pas de subir l'es­pace et le temps, il les assume activement, il les reprend dans leur signification originelle qui s'efface dans la banalité des situations acquises. Nous voudrions analyser de près un exemple de motricité morbide qui met à nu les rapports fondamentaux du corps et de l'espace."

 

Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1945, 1ère partie, III, Gallimard, tel, 1979, p. 114-119.


 

  "Chacun de nous se voit comme par un œil intérieur, de quelques mètres de distance, nous regarde de la tête aux genoux. Ainsi la connexion des segments de notre corps et celle de notre expérience visuelle et de notre expérience tactile ne se réalisent pas de proche en proche et par accumulation. Je ne traduis pas « dans la langage de la vue » les « données du toucher » ou inversement, – je n'assemble pas les parties de mon corps une à une ; cette traduction et cet assemblage sont faits une fois pour toutes en moi : ils sont mon corps même. Dirons-nous donc que nous percevons notre corps par sa loi de construction, comme nous connaissons d'avance toutes les perspectives possibles d'un cube à partir de sa structure géométrique ? Mais – pour ne rien dire encore des objets extérieurs – le corps propre nous enseigne un mode d'unité qui n'est pas la subsomption sous une loi. En tant qu'il est devant moi et offre à l'observation ses variations systématiques, l'objet extérieur se prête à un parcours mental de ses éléments et il peut, au moins en première approximation, être défini comme la loi de leurs variations. Mais je ne suis pas devant mon corps, je suis dans mon corps, ou surtout je suis mon corps. Ni ses variations ni leur invariant ne peuvent donc être express­ément posés. Nous ne contemplons pas seulement les rapports des segments de notre corps et les corrélations du corps visuel et du corps tactile : nous sommes nous-même celui qui tient ensemble ces bras et ces jambes, celui qui la fois les voit et les touche. Le corps est, pour reprendre le mot de Leibniz, la « loi efficace » de ses changements. Si l'on peut encore parler dan la perception du corps propre d'une interprétation, il faudra dire qu'il s'interprète lui-même. Ici les « données visuelles » n'apparaissent qu'à travers leur sens tactile, les données tactiles qu'à travers leur sens visuel, chaque mouvement local que sur le fond d'une position globale, chaque événement corporel, quel que  soit l'« analyseur» qui le révèle, sur un fond significatif où ses retentissements les plus lointains sont au moins indiqués et la possibilité d'une équivalence intersensorielle immédiatement fournie. Ce qui réunit les « sensations tactiles » de ma main et les relie aux perceptions visuelles de la même main comme aux perceptions des autres segments du corps, c'est un certain style des gestes de ma main, qui implique un certain style des mouvements de mes doigts et contribue d'autre part à une certaine allure de mon corps. Ce n'est pas a l'objet physique que le corps peut être comparé, mais plutôt à l’œuvre d'arc. […] Un roman, un poème, un tableau, un morceau de musique sont des individus, c'est-à-dire des êtres où l'on ne peut distinguer l'expression de l'exprimé, dont le sens n'est accessible que par un contact direct et qui rayonnent leur signification sans quitter leur place temporelle et spatiale. C'est en ce sens que notre corps est comparable à l'œuvre d'art. Il est un nœud de significat­ions vivantes et non pas la loi d'un certain nombre de termes covariants. Une certaine expérience tactile du bras signifie une certaine expérience tactile de l'avant-bras et le l'épaule, un certain aspect visuel du même bras, non que les différences perceptions tactiles, les perceptions tactiles et les perceptions visuelles participent toutes à un même bras intelligible, comme les vues perspectives d'un cube à l'idée du cube, mais parce que le bras vu et le bras touché, comme les différents segments du bras, font tous ensemble un même geste."

 

Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1945, 1ère partie, IV, Gallimard, tel, 1979, p. 175-177.


 

  "Le corps propre est dans le monde comme le coeur dans l'organisme : il maintient continuellement en vie le spectacle visible, il l'anime et le nourrit intérieurement, il forme avec lui un système. Quand je me promène dans mon appartement, les différents aspects sous lesquels il s'offre à moi, ne s'auraient m'apparaître comme les profils d'une même chose si je ne savais pas que chacun d'entre eux représente l'appartement vu d'ici ou vu de là, si je n'avais conscience de mon propre mouvement, et de mon corps comme identique à travers les phases du mouvement. Je peux évidemment survoler en pensée l'appartement, l'imaginer ou en dessiner le plan sur le papier, mais même alors je ne saurais saisir l'unité de l'objet sans la médiation de l'expérience corporelle, car ce que j'appelle un plan n'est qu'une perspective plus ample : c'est l'appartement « vu d'en haut », et si je peux résumer en lui toutes les perspectives coutumières, c'est à condition de savoir qu'un même sujet incarné peut voir tour à tour de différentes positions."

 

Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1945, 2e partie, Gallimard, tel, 1979, p. 235.



  "Si les événe­ments du monde sont, selon le mot de Lachelier, un entrela­cement de propriétés générales et se trouvent à l'intersection de relations fonctionnelles qui permettent, en principe, d'en achever l'analyse, et si le corps est en vérité une province du monde, s'il est cet objet dont me parle le biologiste, cette conjonction de processus dont je trouve l'analyse dans les ouvrages de physiologie, cet amas d'organes dont je trouve la description dans les planches d'anatomie, alors mon expérience ne saurait être rien d'autre que le tête à tête d'une conscience nue et du système de corrélations objectives qu'elle pense. Le corps d'autrui, comme mon propre corps, n'est pas habité, il est objet devant la conscience qui le pense ou le constitue, les hommes et moi-même comme être empi­rique, nous ne sommes que des mécaniques qui se remuent par ressorts, le vrai sujet est sans second, cette conscience qui se cacherait dans un morceau de chair saignante est la plus absurde des qualités occultes, et ma conscience, étant coextensive à ce qui peut être pour moi, corrélatif du sys­tème entier de l'expérience, ne peut y rencontrer une autre conscience qui ferait apparaître aussitôt dans le monde l~arrière-fond, inconnu de moi, de ses propres phénomènes. Il y a deux modes d'être et deux seulement : l'être en soi, qui est celui des objets étalés dans l'espace, et l'être pour soi qui est celui de la conscience. Or, autrui serait devant moi un en-soi et cependant il existerait pour soi, il exigerait de moi pour être perçu une opération contradictoire, puisque je devrais à la fois le distinguer de moi-même, donc le situer dans le monde des objets, et le penser comme conscience, c'est-à-dire comme cette sorte d'être sans dehors et sans parties auquel je n'ai accès que parce qu'il est moi et parce que celui qui pense et celui qui est pensé se confondent en lui. Il n'y a donc pas de place pour autrui et pour une plura­lité des consciences dans la pensée objective. Si je constitue le monde, je ne peux penser une autre conscience, car il faudrait qu'elle le constituât elle aussi, et, au moins à l'égard de cette autre vue sur le monde, je ne serais pas constituant. Même si je réussissais à la penser comme constituant le 'monde, c'est encore moi qui la constituerais comme telle, et de nouveau je serais seul constituant. Mais, justement, nous avons appris à révoquer en doute la pensée objective, et nous avons pris contact, en deçà des représentations scientifiques du monde et du corps, avec une expérience du corps et du monde qu'elles ne réussissent pas à résorber. Mon corps et le monde ne sont plus des objets coordonnés l'un à l'autre par des relations fonctionnelles du genre de celles que la physique établit. Le système de l'expérience dans lequel ils communiquent n'est plus étalé devant moi et parcouru par une conscience constituante. J'ai le monde comme individu inachevé à travers mon corps comme puissance de ce monde, et j'ai la position des objets par celle de mon corps ou inver­sement la position de mon corps par celle des objets, non pas dans une implication logique, et comme on détermine une grandeur inconnue par ses relations objectives avec des grandeurs données, mais dans une implication réelle, et parce que mon corps est mouvement vers le monde, le monde, point d'appui de mon corps."

 

Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1945, Gallimard tel, 1979, p. 401-402.



  "Il ne m'est pas seulement essentiel d'avoir un corps, mais même d'avoir ce corps-ci. Ce n'est pas seulement la notion du corps qui, à travers celle du présent, est nécessairement liée à celle du pour soi, mais l'existence effective de mon corps est indispensable à celle de ma « conscience ». En dernière analyse, si je sais que le pour soi couronne un corps, ce ne peut être que par l'expérience d'un corps singulier et d'un pour soi singulier, par l'épreuve de ma présence au monde. On répon­dra que je pourrais avoir les ongles, les oreilles ou les pou­mons autrement faits sans que mon existence en soit modi­fiée. Mais aussi, mes ongles, mes oreilles, mes poumons pris à part n'ont-ils aucune existence. C'est la science qui nous habitue à considérer le corps comme un assemblage de par­ties et aussi l'expérience de sa désagrégation dans la mort. Or, précisément, le corps décomposé n'est plus un corps. Si je replace mes oreilles, mes ongles et mes poumons dans mon corps vivant, ils n'apparaîtront plus comme des détails contingents. Ils ne sont pas indifférents à l'idée que les au­tres se font de moi, ils contribuent à ma physionomie ou à mon allure, et peut-être la science exprimera-t-elle demain sous forme de corrélations objectives la nécessité où j'étais d'avoir les oreilles, les ongles et les poumons ainsi faits, si je devais par ailleurs être habile ou maladroit, calme ou ner­veux, intelligent ou sot, si je devais être moi. En d'autres ter­mes, comme nous l'avons montré ailleurs, le corps objec­tif n'est pas la vérité du corps phénoménal, c'est-à-dire la vérité du corps tel que nous le vivons, il n'en est qu'une image appauvrie, et le problème des relations de l'âme et du corps ne concerne pas le corps objectif qui n'a qu'une exis­tence conceptuelle, mais le corps phénoménal."

 

Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1945, 3e partie, II, Gallimard, tel, 1979, p. 493.


[1] Trouble de la sensibilité consistant à rapporter une sensation reçue dans un endroit du corps à un autre endroit, symétrique de celui-ci (notamment dans une main à l'autre main).

 

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Date de création : 19/11/2017 @ 15:49
Dernière modification : 08/12/2017 @ 13:26
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