Le corps ou les corps ?
Témoignant de l’expérience des camps de concentration nazis dans Si c'est un homme, et de la transformation radicale du corps, qu’elle a induite, Primo Lévi écrit : "mon corps n'est plus mon corps"[1]. Ce faisant, il oppose un corps actuel à un corps passé, comme si un même individu n'avait plus un seul, mais deux corps. Toutefois, comme le rappelle sa formulation, cela demeure son corps, et une forme de reconnaissance de celui-ci subsiste. Doit-on dès lors dire : Le corps ou les corps ?
Le corps
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Les corps
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Problème : l'emploi de l'article défini au singulier ne masque-t-il pas la réalité multiple qui est visée par le mot "corps" ? Le corps n'est-il pas protéiforme ? N'existe-t-il pas en effet plusieurs espèces de corps, de nature différente ? De plus, un corps se définit par son individualité. Il y a de ce point de vue une singularité du corps : le corps est singulier en ce sens qu’il est un (single en anglais), et singulier en ce sens qu’il se distingue des autres. La pluralité des corps apparaît alors comme une conséquence logique de cette singularité.
Par ailleurs, le corps n'est existe-t-il en dehors de la vision que nous en avons ? Or, la pluralité des visions du corps ne conduit-elle pas à distinguer plusieurs corps, pluralité qui, si elle était niée, ferait perdre sa signification au corps ?
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Problème : pourquoi disons-nous d'une chose qu'elle est un corps, et non un simple agrégat ou une masse informe ? Par ailleurs, pourquoi utilisons-nous un même mot pour désigner des réalités en apparence si différentes (le corps vivant, le corps social, etc.) ? Le corps n'implique-t-il pas une organisation, une structure constante, par une forme qui subsiste dans le temps, et qui autorise que l'on utilise l'article défini, que l'on parle du corps, et non simplement des corps ?
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La pluralité des corps
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Pluralité des espèces de corps
Il existe différentes espèces de corps, de nature différente. Le corps ne se réduit pas à une portion d'étendue. Il existe en effet des corps immatériels, spirituels et sociaux. Une première distinction fondamentale est celle des corps vivants et des corps inertes.
Cf. vitalisme
On peut ensuite distinguer différents types de corps vivants.
Cf. l'animisme d'Aristote (tripartition des corps animés).
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Pluralité des corps singuliers
Pour pouvoir parler d'un corps, il faut donc parvenir à identifier celui-ci, c'est-à-dire pouvoir en tracer les contours, lui donner une existence séparée des autres corps. Le mot latin "corpus" désigne aussi bien le corps que l'individu, la personne.
Descartes : "d'un corps en général, nous entendons une partie déterminée de la matière, et ensemble de la quantité dont l'univers est composé, en sorte qu'on ne saurait ôter tant soit peu de cette quantité, que nous ne jugions incontinent que le corps est moindre et qu'il n'est plus entier ; ni changer aucune particule de cette matière, que nous ne pensions par après que le corps n'est plus totalement le même"[2]
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Les corps matériels
Il ne faut pas confondre la matière et les corps
Il y a la matière et il y a les corps, composés de matière. Cf. l'hylémorphisme d'Aristote
Cf. l’atomisme (Démocrite, Leucippe, Épicure, Lucrèce) : les corps sont tous composés d’atomes et de vide, c’est-à-dire d’éléments semblables (les atomes, qui sont des corpusculus, des petits corps), mais c’est parce qu’ils sont assemblés différemment qu’ils produisent des corps différents.
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La singularité des corps vivants/humains
Aucun corps vivant n’est semblable à un autre. Même les clones, les jumeaux ne possèdent pas le même corps.
Cf. La description des jeunes filles chez Proust, individualisées par leurs caractéristiques physiques différentes.
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L'unité organique du corps
Le terme de corps implique l'idée d'une totalité qui rassemble le multiple sous l'unité d'une structure ou d'une fonction, qu'elle soit vitale, mentale, ou sociale.
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Le réel est corporel (les stoïciens)
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L'uniformité des êtres vivants
Derrière la diversité des corps vivants, se cache une uniformité, qu'elle soit de structure, d'organisation ou de fonctionnement. On retrouve les mêmes propriétés physiques :
Cf. le mécanisme
Idem pour le corps humain.
Newton : "De même aussi l'uniformité dans les corps des animaux ne peut être effet de rien d'autre que de la sagesse et de l'habileté d'un agent puissant et éternellement vivant…"[3]
Il y a une unité de plan et de composition selon Cuvier
"Le biologiste aussi bien que le philosophe apprennent à reconnaître qu'un tout n'est pas simplement la somme de ses parties. Qu'il en est la somme, mais aussi bien plus que la somme. Car il ne s'agit pas de la simple juxtaposition de parties, mais d'une organisation de ces parties, d'un arrangement réciproque de parties adaptées les unes aux autres, en ce qu'Aristote appelle "un principe unique d'unité indivisible"."[4]
Kant parle ainsi de " l'unité du rapport réciproque des parties"[5]
Certains sont même allés jusqu'à assimiler la Terre dans son ensemble à un gigantesque corps (hypothèse Gaïa), intégrant aussi bien les êtres vivants sur les êtres inertes.
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Le corps politique
On retrouve dans la métaphore du corps politique l'influence du mécanisme. L'État est comparé à un organisme (cf. Hobbes).
Georg Simmel explicite le fait qu'il ne peut exister qu'un seul corps politique, qu'un seul État, dans la mesure où l'État est "solidaire d'une certaine extension du sol" et possède "un caractère d'unicité ou d'exclusivité". Or, dans l'espace occupé par un État, il n'y a pas de place pour un second. Comme l'écrit Simmel, "le type de lien entre individus que crée l'État ou qui le crée est si lié au territoire qu'un second État concomitant sur le même territoire est une idée impossible."[6]
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Pluralité des visions du corps
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Un individu, plusieurs corps ?
Corps réel et corps symbolique
Dieu s'est fait chair ; il a pris corps. Ce corps est celui du Christ corps unique. Pourtant, les chrétiens évoquent bel et bien à propos du Christ une pluralité de corps : il y a d'abord le corps souffrant, le corps de la passion, et il y a ensuite le corps glorieux qui désigne le corps du Christ après sa résurrection. Doit-on dès lors parler du corps du Christ ou des corps ? Plus généralement, doit-on dire
L'évangile de Mathieu relate comment, lors du dernier repas pris avec ses disciples, le Christ rompt le pain en proclament : "Ceci est mon corps" (Matthieu, 26, 26). De toute évidence, le pain que montre le Christ n'est pas le corps du Christ (de même que le vin qu'il leur désigne ensuite comme son sang n'est pas son sang). Comment dès lors interpréter ces paroles du Christ ?
→ eucharistie : Le sacrement de l'eucharistie est appelé aussi la communion, parce que les fidèles sont conviés à partager le corps et le sang du Christ sous la forme du pain et du vin.
Ce statut donné au corps du Christ sera l'objet de vifs débats entre catholiques et protestants au moment de la Réforme, les premiers défendant la doctrine de la transsubstantiation, tandis que les seconds (avec Luther) optent pour la consubstantiation. Zwingli, en revanche, et un certain nombre de protestants à sa suite, considère que l’hostie représente symboliquement le corps du Christ, et doit donc être distinguée du corps réel de celui-ci, mort sur la croix.
+ les deux corps du roi de Ernst Kantorowicz
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Les transformations du corps
Cf. Primo Lévi (entrée en matière)
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Visions du corps
Si les corps peuvent être dits pluriels, c’est parce qu’un même corps peut donner lieu à plusieurs points de vue.
Le corps-objet et le corps-sujet
Le corps beau et le corps-laid
Le corps souffrant et le corps jouisseur, etc.
[1] "Déjà mon corps n'est plus mon corps. J'ai le ventre enflé, les membres desséchés, le visage bouffi le matin et creusé le soir ; chez certains, la peau est devenue jaune, chez d'autres, grise ; quand nous restons trois ou quatre jours sans nous voir, nous avons du mal à nous reconnaître." Primo Lévi, Si c'est un homme, 1947, 2. Le fond (fin du chapitre)
[2] Les Passions de l'âme,
[3] Optique, p. 346 ou 403.
[4] Forme et croissance, p. 263.
[5] Critique de la raison pure, Dialectique transcendantale, Livre II, Ch. 3, Sec 6, PUF, p. 443
[6] Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, 1908, tr. fr. Lyliane Deroch-Gurcel et Sibylle Muller, PUF, Quadrige 1999, p. 602-603.