"On ne naît pas femme : on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c'est l'ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu'on qualifie de féminin. Seule la médiation d'autrui peut constituer un individu comme un Autre. En tant qu'il existe pour soi, l'enfant ne saurait se saisir comme sexuellement différencié. Chez les filles et les garçons, le corps est d'abord le rayonnement d'une subjectivité, l'instrument qui effectue la compréhension du monde : c'est à travers les yeux, les mains, non par les parties sexuelles qu'ils appréhendent l'univers.
Le drame de la naissance, celui du sevrage se déroulent de la même manière pour les nourrissons des deux sexes ; ils ont les mêmes intérêts et les mêmes plaisirs ; la succion est d'abord la source de leurs sensations les plus agréables ; puis ils passent par une phase anale où ils tirent leurs plus grandes satisfactions des fonctions excrétoires qui leur sont communes ; leur développement génital est analogue ; ils explorent leur corps avec la même curiosité et la même indifférence ; du clitoris et du pénis ils tirent un même plaisir incertain ; dans la mesure où déjà leur sensibilité s'objective, elle se tourne vers la mère : c'est la chair féminine douce, lisse élastique qui suscite des désirs sexuels et ces désirs sont préhensifs ; c'est d'une manière agressive que la fille, comme le garçon, embrasse sa mère, la palpe, la caresse ; ils ont la même jalousie s'il naît un nouvel enfant ; ils la manifestent par les mêmes conduites : colères, bouderie, troubles urinaires ; ils recourent aux mêmes coquetteries pour capter l'amour des adultes. Jusqu'à douze ans la fillette est aussi robuste que ses frères, elle manifeste les mêmes capacités intellectuelles ; il n'y a aucun domaine où il lui soit interdit de rivaliser avec eux.
Si, bien avant la puberté, et parfois même dès sa toute petite enfance, elle nous apparaît déjà comme sexuellement spécifiée, ce n'est pas que de mystérieux instincts immédiatement la vouent à la passivité, à la coquetterie, à la maternité : c'est que l'intervention d'autrui dans la vie de l'enfant est presque originelle et que dès ses premières années sa vocation lui est impérieusement insufflée."
Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, 1949, II, Première partie, Chapitre premier, Édition du Club France Loisirs, La Bibliothèque du XXe siècle, 1990, p. 423-424.
"Le mot « hermaphrodite » vient des nom grecs Hermès, connu pour être le messager des Dieux, le patron de la musique, le contrôleur des rêves ou encore le protecteur de animaux, et Aphrodite, déesse de l'amour sexuel et de la beauté. Selon la mythologie grecque, de l'union de ces dieux est né Hermaphrodite qui, à l'âge de quinze ans devint moitié mâle, moitié femelle, après que son corps a fusionné avec celui d'une nymphe dont il était tombé amoureux. Chez certains hermaphrodites « véritables », les testicules et les ovaires se développent séparément mais de manière bilatérale, tandis que chez d'autres, ils grandissent pour ne former qu'un seul organe : un ovotesticule. Il n'est pas rare qu'au moins l'une des deux gonades fonctionne correctement et produise des spermatozoïdes ou des ovules, ainsi que des taux d'hormones sexuelles suffisants (androgènes et œstrogènes). En théorie, il devrait être possible pour un hermaphrodite de devenir à la fois le père et la mère d'un enfant, mais en pratique, la disposition des canaux internes ne permet pas la rencontre du sperme et des ovules.
Contrairement aux hermaphrodites « véritables », les pseudo-hermaphrodites possèdent deux gonades de même type et un caryotype normal féminin (XX) ou masculin (XY). Leur particularité est que leur appareil génital interne et leurs caractères sexuels secondaires ne coïncident pas avec leurs chromosomes. Ainsi, les merms[1] ont des testicules couplés à des chromosomes XY, mais également un vagin et un clitoris ; leur poitrine se développe généralement à la puberté. En revanche, ils/elles n'ont pas de menstruations. Les ferms[2] ont des ovaires, deux chromosomes X et parfois un utérus, mais également au moins une partie de l'appareil génital masculin externe. En l'absence d'intervention chirurgicale, à la puberté, il se peut que leur barbe commence à pusser, que leur voix mue et que leur pénis atteigne une taille adulte."
Anne Fausto-Sterling, "Les cinq sexes", 1993, tr. fr. Anne-Emmanuelle Boterf, in Les cinq sexes, Petite Bibliothèque Payot, 2013, p. 47-48.
[1] Le terme "merm" est un néologisme inventé par Fausto-Sterling pour désigner les personnes intersexuées dotées de testicules et de certains aspects de l’appareil reproducteur féminin, mais sans ovaire.
[2] Le terme "ferm" est un autre néologisme utilisé par Fausto-Sterling pour désigner les personnes intersexuées dotées d’ovaires et de certains aspects de l’appareil reproducteur masculin, mais sans testicules.
"1843, Salisbury (Connecticut) : Levi Suydam, vingt-trois ans, demande aux conseillers municipaux de la ville de prendre en compte son vote en faveur du parti whig lors d'élections locales très disputées. Cette requête soulève de nombreuses objections parmi L'opposition, et ce, pour des raisons qu'on trouve rarement évoquées dans les annales de la démocratie américaine : Suydam serait moins que femme ; donc – le droit de vote ne sera accordé aux femme que quatre-vingts plus tard – il ne peut pas prendre part au scrutin. Pour mettre fin aux discussions, on demande à un certain William James Barry, médecin, d'examiner Suydam. On présume qu'il rencontre un pénis, car le bon docteur déclare que le votant potentiel est bien un homme. Suydam ayant rejoint sain et sauf leurs rangs, les whigs remportent les élections avec une voix d'avance.
Le diagnostic du docteur Barry va pourtant se révéler un peu prématuré. Quelques jours plus tard, en effet, il découvrait que, nonobstant le pénis, Suydam avait des menstruations régulières et possédait une ouverture vaginale. Ses prédispositions physiques et mentales étaient plus complexes qu'on ne le suspectait. Il/elle avait les épaules étroites, les hanches assez larges et il lui arrivait d'être attiré(e) sexuellement par les femmes. Le docteur Barry écrira plus tard : « Beaucoup de gens ont remarqué les penchants féminins [de Suydam] tels que sa passion pour les couleurs gaies, les tissus, le patchwork, ainsi que son aversion et son manque d'aptitude pour le travail physique. » Nous ne savons pas clairement si le vote de Suydam fut finalement accepté ou refusé, ni si le résultat des élections s'en est trouvé modifié par la suite.
L'idée qu'il n'existe que deux sexes est profondément ancrée dans la culture occidentale. La langue elle-même refuse toute autre possibilité. Pour raconter l'histoire de Suydam Levi, j'ai donc dû inventer de nouvelles conventions – il/elle, – (e) pour les adjectifs et participes passés – pour désigner quelqu'un qui, à l'évidence, n'est ni mâle ni femelle, ou bien peut-être qui est les deux à la fois. De même, au regard de la loi, tout adulte est soit un homme soit une femme et la différence, bien entendu, est loin d'être anodine. Dans le cas de Suydam, c'est son droit de vote qu était en jeu. Aujourd'hui, cela signifie être obligée(e) de faire son service militaire ou en être exempté, mais aussi être sous la coupe de certaines lois concernant le mariage, la famille ou l'intimité de chacun. Dans de nombreux États américains, par exemple, deux homme:sinscrits comme tels sur les registres ne peuvent avoir ensemble des relations sexuelles sans enfreindre les lois anti-sodomie.
Mais si l'État et le système juridique trouvent leur intérêt dans le maintien d'un système sexuel bicatégorisé ils sont contre nature. En effet, d'un point de vue biologique, il existe de nombreuses gradations entre la femelle et le mâle ; les critères varient selon les personnes, mais certaines affirment que le long de ce spectre, on trouve au moins cinq sexes – et peut-être même plus.
Pendant un temps, de médecins chercheur ont reconnu le concept de corps intersexe. Dans les manuels de médecine, le terme « intersexuation » est en revanche utilisé pour évoquer j'ensemble des trois sous-catégories principales : les hermaphrodites « véritables » , que j'appelle les « herms », qui possèdent un testicule et un ovaire (les organes producteurs de spermatozoïdes et d'ovules, aussi appelés gonades) ; les pseudo-hermaphrodites masculins (les « merms »), qui possèdent des testicules et certains aspects de l'appareil génital féminin, mais pas d'ovaires ; et les pseudohermaphrodites féminins (les « ferms»), qui possèdent des ovaires et certains aspects de l'appareil génital masculin, mais pas de testicules. Chacune de ces catégories est en elle-même très complexe : le pourcentage de caractéristiques mâles et femelles, par exemple, peut varier énormément selon les individus d'un même sous-groupe. De plus, la vie intime de ces personnes (besoins particuliers, problèmes, attraits et dégoûts) n'a jamais été explorée par les scientifiques. En me fondant sur ce qui est connu d'eux, je suggère néanmoins que ces trois intersexes – hem merm et ferm – méritent d'être pris en considération comme des variantes sexuelles supplémentaires. J'irais d'ailleurs plus loin en affirmant que pour moi, le sexe est un continuum modulable à l'infini qui ne tient pas compte des contraintes imposées par les catégories, fussent-elles au nombre de cinq."
Anne Fausto-Sterling, "Les cinq sexes. Pour mâle et femelle ne suffisent pas", 1993, tr. fr. Anne-Emmanuelle Boterf, in Les cinq sexes, Petite Bibliothèque Payot, 2013, p. 41-45.
"En 1843, Levi Suydam, âgé de 23 ans et habitant Salisbury, dans le Connecticut, demanda au conseil municipal de lui permettre de voter en tant que Whig[1] dans une élection locale âprement disputée. La demande souleva une vague d'objections de la part du parti d'opposition, pour une raison sans doute exceptionnelle dans les annales de la démocratie américaine : il fut en effet dit que Suydam était « moins homme que femme », et que par conséquent (puisque seuls les hommes avaient le droit de voter) il ne devait pas être autorisé à voter. Les conseillers municipaux appelèrent un médecin, le docteur William Barry, afin d'examiner Suydam et de régler la question. On peut supposer que, constatant la présence d'un phallus et de testicules, le bon docteur déclara que l'électeur potentiel était bien un homme. Suydam ayant ainsi rejoint leurs rangs de façon certaine, les Whigs remportèrent les élections avec une voix d'avance.
Cependant, quelques jours plus tard, Barry découvrit que Suydam avait des menstruations régulières et possédait une ouverture vaginale. Suydam avait les épaules étroites et les hanches larges caractéristiques d'une anatomie féminine, mais de temps en temps « il » se sentait attiré physiquement par le sexe « opposé » (par qui « il » entendait les femmes). En outre, « ses penchants féminins, dont une affection pour les couleurs gaies, les morceaux de calicot[2], qu'il comparait et assemblait, ainsi qu'une aversion pour le travail corporel et une incapacité à effectuer celui-ci, furent remarqués par beaucoup. » (Notez que ce médecin du 19e siècle n'opérait pas de distinction entre « sexe » et « genre ». Il considérait ainsi un penchant pour les échantillons de calicot comme aussi révélateur que l'anatomie et la physiologie). Personne n'a encore découvert si Suydam perdit le droit de vote. Quoiqu'il en soit, cette histoire traduit à la fois l'importance politique que notre culture porte à la détermination correcte du « sexe » d'une personne et le profond embarras dans lequel nous sommes plongés quand celui-ci ne peut être facilement déterminé.
La culture occidentale est profondément attachée à l'idée qu'il n'y a que deux sexes. Même notre langue refuse d'autres possibilités ; c'est pourquoi, pour parler de Levi Suydam j'ai dû inventer les conventions – el/le et i/l pour désigner les personnes qui ne sont manifestement ni homme ni femme, ou qui sont peut-être les deux à la fois. La convenance linguistique ne relève pas non plus d'une vaine imagination. Le fait de tomber dans la catégorie soit des hommes soit des femmes importe de manière très concrète. Pour Suydam – et encore aujourd'hui pour les femmes dans certaines parties du monde – cela voulait dire avoir ou non le droit de vote. Cela pouvait signifier être soumis à la conscription et à diverses lois concernant la famille et le mariage. Dans de nombreuses régions des États-Unis, par exemple, deux personnes légalement enregistrées en tant qu'hommes ne peuvent pas avoir des relations sexuelles sans violer les lois anti-sodomites.
Toutefois si l'État et le système juridique ont intérêt à maintenir seulement deux sexes, nos organismes biologiques [collective biological bodies] n'en ont pas. Tandis que mâle et femelle se situent aux extrémités d'un continuum biologique, il existe beaucoup d'autres corps, des corps tels que celui de Suydam, qui mêlent ensemble de façon évidente des composants anatomiques classiquement attribués aux hommes et aux femmes. Les implications de mon argumentation pour un continuum sexuel sont profondes. Si la nature nous offre vraiment plus de deux sexes, il s'ensuit que nos notions actuelles de la masculinité et de la féminité sont produites culturellement. Reconceptualiser la catégorie de « sexe » revient à mettre en question l'un des aspects qui tient le plus à cœur à l'organisation sociale européenne et américaine."
Anne Fausto-Sterling, Sexing the Body: Gender Politics and the Construction of Sexuality, 2000, Basic Books, pp. 30-31.
[1] Le Parti Whig était un parti politique américain de la droite libérale, créé durant l'hiver 1833-1834.
[2] Le calicot est un tissu de coton grossier tissé en armure toile.
"Le sexe d'un organisme est quelque chose de simplement trop complexe. Il n'existe pas en la matière d'alternative du type soit/soit. Au contraire, il n'existe que des nuances. [...] L'une des principales revendications que je fais dans ce livre est la suivante : désigner quelqu'un comme homme ou comme femme relève d'une décision sociale. Nous pouvons certes utiliser les connaissances scientifiques pour nous aider à prendre cette décision, mais ce sont seulement nos croyances relatives au genre – et non la science – qui peuvent définir notre sexe. En outre, nos croyances à propos du genre influent en premier lieu sur le type de connaissances que les scientifiques produisent sur le sexe.
Au cours des dernières décennies, la relation entre l'expression sociale de la masculinité et de la féminité et leurs fondements physiques a été vivement débattue dans l'espace scientifique et social. En 1972, les sexologues John Money et Anke Ehrhardt popularisèrent l'idée que le sexe et le genre sont des catégories distinctes. Ils firent valoir que le sexe se réfère à des attributs physiques et est déterminé anatomiquement et physiologiquement, tandis qu'ils considérèrent le genre comme une transformation psychologique du moi –renvoyant à la conviction intérieure que l'on est homme ou femme (identité de genre) et aux expressions comportementales de cette conviction.
Pendant ce temps, la seconde vague féministe des années 1970 fit également valoir que le sexe est distinct du genre – et que les institutions sociales, conçues dans le but de perpétuer l'inégalité entre les sexes [gender inequality], produisent la plupart des différences entre les hommes et les femmes. Les féministes ont fait valoir que, bien que les corps des hommes et des femmes remplissent des fonctions reproductives différentes, il y avait peu d'autres différences sexuelles soustraites aux vicissitudes de la vie. Si les filles ne pouvaient pas apprendre les mathématiques aussi facilement que les garçons, le problème ne trouvait pas son origine dans leur cerveau. La difficulté résultait de normes de genre, c'est-à-dire du fait que les attentes et les opportunités offertes n'étaient pas les mêmes pour les garçons et pour les filles. Avoir un pénis plutôt qu'un vagin est une différence sexuelle. Que les garçons obtiennent de meilleurs résultats que les filles en mathématiques est une différence de genre. Vraisemblablement, la dernière pourrait être supprimée même si la première ne le pouvait pas.
Money, Ehrhardt, et les féministes ont fixé les termes selon lesquels le sexe relevait de l'anatomie du corps et du fonctionnement physiologique, tandis que le genre relevait de forces sociales modelant le comportement. Les féministes ne contestaient pas le domaine du sexe physique ; ce sont les significations psychologiques et culturelles de ces différences de genre qui étaient en cause. Mais les définitions féministes du sexe et du genre laissèrent ouverte la possibilité que les différences entre hommes et femmes dans les fonctions cognitives et le comportement puissent résulter de différences de nature sexuelle (biologique). C'est pourquoi, dans certains milieux, la question du sexe contre le genre s'est transformée en débat sur la façon dont l'intelligence et toute une variété de comportements sont « câblés » dans le cerveau, tandis que dans d'autres milieux, il semblait n'y avoir pas d'autre choix que d'ignorer la plupart des conclusions de la neurobiologie contemporaine.
En abandonnant la question du sexe physique, les féministes s'exposèrent à des attaques répétées invoquant des différences de nature biologique. En effet, le féminisme rencontra une résistance massive émanant de la biologie, de la médecine, et d'importantes composantes des sciences sociales. Malgré de nombreux changements sociaux positifs, l'optimisme des années 1970, selon lequel les femmes allaient atteindre une complète égalité économique et sociale une fois que la sphère sociale se serait occupée de l'inégalité de genre, disparut confronté qu'il était à une inégalité apparemment irréductible. Tout ceci a incité les universitaires féministes, d'une part à s'interroger sur la notion de sexe elle-même, et d'autre part à approfondir leur enquête sur ce que nous pourrions entendre par des mots tels que « genre », « culture », et « expérience ». L'anthropologue Henrietta A. Moore, par exemple, s'oppose à la réduction des explications en matière de sexe, de culture, et d'expérience à leurs « éléments linguistiques et cognitifs. » Dans ce livre, je soutiens, comme le fait Moore, que « ce qui est en jeu c'est la nature intrinsèque des identités et de l'expérience. L'expérience... n'est pas individuelle et fixe, mais irrémédiablement sociale et relevant d'un processus ».
Nos corps sont trop complexes pour fournir des réponses claires sur la différence sexuelle. Plus nous recherchons une base physique simple au « sexe », plus il devient clair que le « sexe » n'est pas une catégorie purement physique. Les signaux corporels et les fonctions que nous définissons comme masculins ou féminins nous arrivent toujours mêlés à nos idées sur le genre.
[...] Choisir quel critère utiliser afin de déterminer le sexe, et choisir d'opérer cette détermination elle-même, sont des décisions sociales pour lesquelles les scientifiques ne peuvent offrir aucune ligne directrice infaillible."
Anne Fausto-Sterling, Corps en tous genres. La dualité des sexes à l'épreuve de la science, 2000, Basic Books, p. 3-5.
"Le traitement de l'intersexuation au siècle dernier offre un bel exemple de ce que Michel Foucault appelle le biopouvoir. Les connaissances acquises en biochimie, en embryologie, en endocrinologie, en psychologie et en chirurgie ont permis aux médecins de contrôler le sexe même de l'être humain. Un examen minutieux est nécessaire, tant les contradictions sont nombreuses avec ce type de pouvoir. D'un côté, la « prise en main » médicale de l'intersexuation s'est certainement développée grâce à la volonté de libérer les gens de leur douleur psychologique telle que perçue par l'extérieur (impossible de savoir ici s'il s'agit de la douleur du patient, de ses parents ou du médecin). Ainsi, si l'on part du principe que dans une société bicatégorisée, les gens ne peuvent être vraiment heureux et productifs qu'à condition d'être certains d'appartenir à l'un des deux seuls sexes reconnus, alors la médecine moderne a parfaitement atteint son objectif.
D'un autre côté, ces mêmes avancées médicales peuvent être considérées, non pas comme un progrès, mais comme une sorte de discipline. Le corps des hermaphrodites est indiscipliné. Il n'intègre pas naturellement une classification binaire ; seule une opération chirurgicale peut l'y faire entrer. Mais en quoi est-ce un problème si une « femme » – c'est-à-dire une personne avec une poitrine, un vagin, un utérus, des ovaires et des menstruations – possède aussi un clitoris suffisamment grand pour pénétrer le vagin d'une autre femme ? En quoi est-ce un problème si le bagage biologique de certaines personnes leur permet d'avoir « naturellement » des relations sexuelles aussi bien avec des hommes qu'avec des femmes ? Les réponses résident apparemment dans notre besoin culturel de maintenir des distinctions claires entre les sexes. La société rend obligatoire le contrôle des corps intersexes parce qu'ils estompent et ignorent cette grande division. Étant donné que les hermaphrodites incorporent littéralement les deux sexes, ils défient les croyances traditionnelles concernant la différence sexuelle : ils possèdent la capacité agaçante de vivre un temps comme une femme, un temps comme un homme, et brandissent le spectre de l'homosexualité."
Anne Fausto-Sterling, "Les cinq sexes. Pour mâle et femelle ne suffisent pas", 1993, tr. fr. Anne-Emmanuelle Boterf, in Les cinq sexes, Petite Bibliothèque Payot, 2013, p. 60-61.
"Qui est intersexe ? Combien en existe-t-il ? Le concept d'intersexuation est profondément lié à l'idée de mâle et de femelle. Dans un monde biologique platonicien et idéalisé, les êtres humains sont divisés en deux types : une espèce donc parfaitement dimorphique. Les hommes ont un chromosome X et un Y, des testicules, un pénis et tous les canaux internes nécessaires au transport de l'urine et du sperme jusqu'au monde extérieur. Ils possèdent aussi des caractères sexuels secondaires bien connus, comme la musculature et la barbe. Les femmes ont deux chromosomes X, des ovaires, tous les canaux internes nécessaires au transport de l'urine et des ovules jusqu'au monde extérieur, un système favorisant la grossesse et le développement fœtal, ainsi Qu'un certain nombre de caractères sexuels Secondaires facilement reconnaissables.
Cette description idéale dissimule des avertissements pourtant évidents : certaines femmes ont de la barbe, alors que des homme peuvent ne pas en avoir ; des femmes peuvent avoir une voix grave, alors que certains hommes ne muent jamais. Des recherches plus poussées démontrent que même au niveau purement biologique, le dimorphisme absolu n'existe pas. Les gens n'imaginent généralement pas à quel point les chromosomes, les hormones, les structures sexuelles internes, les gonades et les organes génitaux externes varient d'une personne à l'autre. Ces individus nés en dehors du moule dimorphique platonicien sont appelés les intersexes."
Anne Fausto-Sterling, "Les cinq sexes revisités", 2000, tr. fr. Anne-Emmanuelle Boterf, in Les cinq sexes, Petite Bibliothèque Payot, 2013, p. 74-75.
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