"J'ai donc eu pendant de nombreuses années cette notion de la nature sociale de l' « habitus ». Je vous prie de remarquer que je dis en bon latin, compris en France, « habitus ». Le mot traduit, infiniment mieux qu' « habitude », l' « exis », l' « acquis » et la « faculté » d'Aristote (qui était un psychologue). Il ne désigne pas ces habitudes métaphysiques, cette « mémoire » mystérieuse, sujets de volumes ou de courtes et fameuses thèses. Ces « habitudes » varient non pas simplement avec les individus et leurs imitations, elles varient surtout avec les sociétés, les éducations, les convenances et les modes, les prestiges. Il faut y voir des techniques et l'ouvrage de la raison pratique collective et individuelle, là où on ne voit d'ordinaire que l'âme et ses facultés de répétition.
Ainsi tout me ramenait un peu à la position que nous sommes ici, dans notre Société, un certain nombre à avoir prise, à l'exemple de Comte : celle de Dumas, par exemple, qui, dans les rapports constants entre le biologique et le sociologique, ne laisse pas très grande place à l'intermédiaire psychologique. Et je conclus que l'on ne pouvait avoir une vue claire de tous ces faits, de la course, de la nage, etc., si on ne faisait pas intervenir une triple considération au lieu d'une unique considération, qu'elle soit mécanique et physique, comme une théorie anatomique et physiologique de la marche, ou qu'elle soit au contraire psychologique ou sociologique. C'est le triple point de vue, celui de « l'homme total », qui est nécessaire.
Enfin une autre série de faits s'imposait. Dans tous ces éléments de l'art d'utiliser le corps humain les faits d'éducation dominaient. La notion d'éducation pouvait se superposer à la notion d'imitation. Car il y a des enfants en particulier qui ont des facultés très grandes d'imitation, d'autres de très faibles, mais tous passent par la même éducation, de sorte que nous pouvons comprendre la suite des enchaînements. Ce qui se passe, c'est une imitation prestigieuse. L'enfant, l'adulte, imite des actes qui ont réussi et qu'il a vu réussir par des personnes en qui il a confiance et qui ont autorité sur lui. L'acte s'impose du dehors, d'en haut, fût-il un acte exclusivement biologique, concernant son corps. L'individu emprunte la série des mouvements dont il est composé à l'acte exécuté devant lui ou avec lui par les autres.
C'est précisément dans cette notion de prestige de la personne qui fait l'acte ordonné, autorisé, prouvé, par rapport à l'individu imitateur, que se trouve tout l'élément social. Dans l'acte imitateur qui suit se trouvent tout l'élément psychologique et l'élément biologique.
Mais le tout, l'ensemble est conditionné par les trois éléments indissolublement mêlés."
Marcel Mauss, "Les techniques du corps", 1934, in Sociologie et anthropologie, PUF, Quadrige, 1991, p. 368-369.
"[…] j'ai assisté au changement des techniques de la nage, du vivant de notre génération. Un exemple va nous mettre immédiatement au milieu des choses : nous, les psychologues, comme les biologistes et comme les sociologues. Autrefois on nous apprenait à plonger après avoir nagé. Et quand on nous apprenait à plonger, on nous apprenait à fermer les yeux, puis à les ouvrir dans l'eau. Aujourd'hui la technique est inverse. On commence tout l'apprentissage en habituant l'enfant à se tenir dans l'eau les yeux ouverts. Ainsi, avant même qu'ils nagent, on exerce les enfants surtout à dompter des réflexes dangereux mais instinctifs des yeux, on les familiarise avant tout avec l'eau, on inhibe des peurs, on crée une certaine assurance, on sélectionne des arrêts et des mouvements. Il y a donc une technique de la plongée et une technique de l'éducation de la plongée qui ont été trouvées de mon temps. Et vous voyez qu'il s'agit bien d'un enseignement technique et qu'il y a, comme pour toute technique, un apprentissage de la nage. D'autre part, notre génération, ici, a assisté à un changement complet de technique : nous avons vu remplacer par les différentes sortes de crawl la nage à brasse et à tête hors de l'eau. De plus, on a perdu l'usage d'avaler de l'eau et de la cracher. Car les nageurs se considéraient, de mon temps, comme des espèces de bateaux à vapeur. C'était stupide, mais enfin je fais encore ce geste : je ne peux pas me débarrasser de ma technique. Voilà donc une technique du corps spécifique, un art gymnique perfectionné de notre temps.
Mais cette spécificité est le caractère de toutes les techniques."
Marcel Mauss, "Les techniques du corps", 1934, in Sociologie et anthropologie, PUF, Quadrige, 1991, p. 366-367.
"La notion que le coucher est quelque chose de naturel est complètement inexacte. Je peux vous dire que la guerre m'a appris à dormir partout, sur des tas de cailloux par exemple, mais que je n'ai jamais pu changer de lit sans avoir un moment d'insomnie : ce n'est qu'au deuxième jour que je peux m'endormir vite.
Ce qui est très simple, c'est que l'on peut distinguer les sociétés qui n'ont rien pour dormir, sauf « la dure », et les autres qui s'aident d'instrument. Là « civilisation par 15° de latitude » dont parle Graebner se caractérise entre autres par l'usage pour dormir d'un banc pour la nuque. L'accoudoir est souvent un totem, quelquefois sculpté de figures accroupies d'hommes, d'animaux totémiques. - Il y a les gens à natte et les gens sans natte (Asie, Océanie, une partie de l'Amérique). - Il y a les gens à oreillers et les gens sans oreillers. - Il y a les populations qui se mettent très serrées en rond pour dormir, autour d'un feu, ou même sans feu. Il y a des façons primitives de se réchauffer et de chauffer les pieds. Les Fuégiens, qui vivent dans un endroit très froid, ne savent que se chauffer les pieds au moment où ils dorment, n'ayant qu'une seule couverture de peau (guanaco). - Il y a enfin le sommeil debout. Les Masaï peuvent dormir debout. J'ai dormi debout en montagne. J'ai dormi souvent à cheval, même en marche quelquefois : le cheval était plus intelligent que moi. Les vieux historiens des invasions nous représentent Huns et Mongols dormant, à cheval. C'est encore vrai, et leurs cavaliers dormant n'arrêtant pas la marche des chevaux.
Il y a l'usage de la couverture. Gens qui dorment couverts et non couverts. Il y a le hamac et la façon de dormir suspendu.
Voilà une grande quantité de pratiques qui sont à la fois des techniques du corps et qui sont profondes en retentissements et effets biologiques."
Marcel Mauss, "Les techniques du corps", 1934, in Sociologie et anthropologie, PUF, Quadrige, 1991, p. 378-379.
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