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Texte à méditer :  Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m'est étranger.   Terence
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La philosophie des Lumières

  "La raison est à l'égard du philosophe ce que la grâce est à l'égard du chrétien. La grâce détermine le chrétien à agir ; la raison détermine le philosophe. […]
  Le philosophe forme ses principes sur une infinité d'observations particulières. Le peuple adopte le principe sans penser aux observations qui l'ont produit : il croit que la maxime existe, pour ainsi dire, par elle-même ; mais le philosophe prend la maxime dès sa source ; il en examine l'origine ; il en connaît la propre valeur, et n'en fait que l'usage qui lui convient.

  De cette connaissance que les principes ne naissent que des observations particulières, le philosophe en conçoit de l'estime pour la science des faits ; il aime à s'instruire des détails et de tout ce qui ne se devine point ; ainsi, il regarde comme une maxime très opposée au progrès des lumières de l'esprit que de se borner à la seule méditation et de croire que l'homme ne tire la vérité que de son propre fonds. […] La vérité n'est pas pour le philosophe une maîtresse qui corrompe son imagination, et qu'il croie trouver partout ; il se contente de la pouvoir démêler où il peut l'apercevoir. Il ne la confond point avec la vraisemblance ; il prend pour vrai ce qui est vrai, pour faux ce qui est faux, pour douteux ce qui est douteux, et pour vraisemblable ce qui n'est que vraisemblable. Il fait plus, et c'est ici une grande perfection du philosophe, c'est que lorsqu'il n'a point de motif pour juger, il sait demeurer indéterminé. […]
  L'esprit philosophique est donc un esprit d'observation et de justesse, qui rapporte tout à ses véritables principes ; mais ce n'est pas l'esprit seul que le philosophe cultive, il porte plus loin son attention et ses soins. L'homme n'est point un monstre qui ne doive vivre que dans les abîmes de la mer ou au fond d'une forêt : les seules nécessités de la vie lui rendent le commerce des autres nécessaire ; et dans quelque état où il puisse se trouver, ses besoins et le bien-être l'engagent à vivre en société. Ainsi, la raison exige de lui qu'il étudie, et qu'il travaille à acquérir les qualités sociables.
  Notre philosophe ne se croit pas en exil dans ce monde ; il ne croit point être en pays ennemi ; il veut jouir en sage économe des bien que la nature lui offre ; il veut trouver du plaisir avec les autres ; et pour en trouver il en faut faire ; ainsi il cherche à convenir à ceux avec qui le hasard ou son choix le font vivre ; et il trouve en même temps ce qui lui convient : c'est un honnête homme qui veut plaire et se rendre utile. […] Le vrai philosophe est donc un honnête homme qui agit en tout par raison, et qui joint à un esprit de réflexion et de justesse les mœurs et les qualités sociales. Entez[1] un souverain sur un philosophe d'une telle trempe, et vous aurez un souverain parfait. "

 

Dumarsais, article "Philosophe" de l'Encyclopédie, tome XII, 1765.


 

  "Les Lumières, c'est la sortie de l'homme hors de l'état de tutelle dont il est lui-même responsable. L'état de tutelle est l'incapacité à se servir de son entendement sans la conduite d'un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l'entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s'en servir sans la conduite d'un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières.
  Paresse et lâcheté sont les causes qui font qu'un si grand nombre d'hommes, après que la nature les eût affranchis depuis si longtemps d'une conduite étrangère, restent cependant volontiers toute leur vie dans un état de tutelle ; et qui font qu'il est si facile à d'autres de se poser comme leurs tuteurs. Il est si commode d'être sous tutelle. Si j'ai un livre qui a de l'entendement à ma place, un directeur de conscience qui a de la conscience à ma place, un médecin qui juge à ma place de mon régime alimentaire etc., je n'ai alors pas moi-même à fournir d'efforts. Il ne m'est pas nécessaire de penser dès lors que je peux payer ; d'autres assumeront bien à ma place cette fastidieuse besogne. Et si la plus grande partie, et de loin, des hommes (et parmi eux le beau sexe tout entier) tient ce pas qui affranchit de la tutelle pour très dangereux et de surcroît très pénible, c'est que s'y emploient ces tuteurs qui, dans leur extrême bienveillance, se chargent de les surveiller. Après avoir d'abord abêti leur bétail et avoir empêché avec sollicitude ces créatures paisibles d'oser faire un pas sans la roulette d'enfant où ils les avaient emprisonnés, ils leur montrent ensuite le danger qui les menace s'ils essaient de marcher seuls. Or ce danger n'est sans doute pas si grand, car après quelques chutes ils finiraient bien par apprendre à marcher ; un tel exemple rend pourtant timide et dissuade d'ordinaire de toute autre tentative ultérieure."

 

Kant, Qu'est-ce que les Lumières ?, 1784, tr. fr. Jean-François Poirier et Françoise Proust, GF, 1991, p. 43-44.


 

  "Jusqu'ici nous n'avons montré les progrès de la philosophie que dans les hommes qui l'ont cultivée, approfondie, perfectionnée : il nous reste à faire voir quels ont été ses effets sur l'opinion générale, et comment, tandis que, s'élevant enfin à la connaissance de la méthode certaine de découvrir, de reconnaître la vérité, la raison apprenait à se préserver des erreurs où le respect pour l'autorité et l'imagination l'avaient si souvent entraînée : elle détruisait en même temps, dans la masse générale des individus, les préjugés qui ont si longtemps affligé et corrompu l'espèce humaine.
  Il fut enfin permis de proclamer hautement ce droit si longtemps méconnu, de soumettre toutes les opinions à notre propre raison, c'est-à-dire, d'employer, pour saisir la vérité, le seul instrument qui nous ait été donné pour la reconnaître. Chaque homme apprit, avec une sorte d'orgueil, que la nature ne l'avait pas absolument destiné à croire sur la parole d'autrui ; et la superstition de l'antiquité, l'abaissement de la raison devant le délire d'une foi surnaturelle, disparurent de la société comme de la philosophie.

  Il se forma bientôt en Europe une classe d’hommes moins occupés encore de découvrir ou d’approfondir la vérité, que de la répandre ; qui, se dévouant à poursuivre les préjugés dans les asiles où le clergé, les écoles, les gouvernements, les corporations anciennes les avaient recueillis et protégés, mirent leur gloire à détruire les erreurs populaires, plutôt qu’à reculer les limites des connaissances humaines ; manière indirecte de servir à leurs progrès, qui n’était ni la moins périlleuse, ni la moins utile.
  En Angleterre, Collins et Bolingbroke ; en France, Bayle, Fontenelle, Voltaire, Montesquieu et les écoles formées par ces hommes célèbres, combattirent en faveur de la vérité, employant tour à tour toutes les armes que l’érudition, la philosophie, l’esprit, le talent d’écrire peuvent fournir à la raison ; prenant tous les tons, employant toutes les formes, depuis la plaisanterie jusqu’au pathétique, depuis la compilation la plus savante et la plus vaste, jusqu’au roman, ou au pamphlet du jour ; couvrant la vérité d’un voile qui ménageait les yeux trop faibles, et laissait le plaisir de la deviner ; caressant les préjugés avec adresse, pour leur porter des coups plus certains ; n’en menaçant presque jamais, ni plusieurs à la fois, ni même un seul tout entier ; consolant quelquefois les ennemis de la raison, en paraissant ne vouloir dans la religion qu’une demi-tolérance, dans la politique qu’une demi-liberté ; ménageant le despotisme quand ils combattaient les absurdités religieuses, et le culte quand ils s’élevaient contre la tyrannie ; attaquant ces deux fléaux dans leur principe, quand même ils paraissaient n’en vouloir qu’à des abus révoltants ou ridicules, et frappant ces arbres funestes dans leurs racines, quand ils semblaient se borner à élaguer quelques branches égarées ; tantôt apprenant aux amis de la liberté que la superstition, qui couvre le despotisme d’un bouclier impénétrable, est la première victime qu’ils doivent immoler, la première chaîne qu’ils doivent briser ; tantôt, au contraire, la dénonçant aux despotes comme la véritable ennemie de leur pouvoir, et les effrayant du tableau de ses hypocrites complots et de ses fureurs sanguinaires ; mais ne se lassant jamais de réclamer l’indépendance de la raison, la liberté d’écrire comme le droit, comme le salut du genre humain ; s’élevant, avec une infatigable énergie, contre tous les crimes du fanatisme et de la tyrannie ; poursuivant dans la religion, dans l’administration, dans les mœurs, dans les lois, tout ce qui portait le caractère de l’oppression, de la dureté, de la barbarie ; ordonnant, au nom de la nature, aux rois, aux guerriers, aux magistrats, aux prêtres, de respecter le sang des hommes ; leur reprochant, avec une énergique sévérité, celui que leur politique ou leur indifférence prodiguait encore dans les combats ou dans les supplices ; prenant enfin, pour cri de guerre, raison, tolérance, humanité."

 

Condorcet, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, 1794, Neuvième période, Éditions Sociales, 1966, p. 215-217.

 

  "Mais les vérités nouvelles dont le génie avait enrichi la philosophie, la politique et l'économie publique, adoptées avec plus ou moins d'étendue par les hommes éclairés, portèrent plus loin leur salutaire influence.
L'art de l'imprimerie s'était répandu sur tant de points ; il avait tellement multiplié les livres ; on avait su les proportionner si bien à tous les degrés de connaissances, d'application, et même de fortune ; on les avait pliés avec tant d'habileté à tous les goûts, à tous les genres d'esprit ; ils présentaient une instruction si facile, souvent même si agréable ; ils avaient ouvert tant de portes à la vérité, qu'il était devenu presque impossible de les lui fermer toutes ; qu'il n'y avait plus de classe, de profession à laquelle on pût l'empêcher de parvenir. Alors, quoiqu'il restât toujours un très grand nombre d'hommes condamnés à une ignorance volontaire ou forcée, la limite tracée entre la portion grossière et la portion éclairée du genre humain s'était presque entièrement effacée, et une dégradation insensible remplissait l'espace qui en sépare les deux extrêmes, le génie et la stupidité.

  Ainsi, une connaissance générale des droits naturels de l'homme ; l'opinion même que ces droits sont inaliénables et imprescriptibles ; un voeu fortement prononcé pour la liberté de penser et d'écrire, pour celle du commerce et de l'industrie, pour le soulagement du peuple, pour la proscription de toute loi pénale contre les religions dissidentes, pour l'abolition de la torture et des supplices barbares ; le désir d'une législation criminelle plus douce, d'une jurisprudence qui donnât à l'innocence une entière sécurité, d'un code civil plus simple, plus conforme à la raison et à la nature ; l'indifférence pour les religions, placées enfin au nombre des superstitions ou des inventions politiques ; la haine de l'hypocrisie et du fanatisme ; le mépris des préjugés ; le zèle pour la propagation des lumières ; ces principes passant peu à peu des ouvrages des philosophes dans toutes les classes de la société où l'instruction s'étendait plus loin que le catéchisme et l'écriture, devinrent la profession commune, le symbole de tous ceux qui n'étaient ni machiavélistes ni imbéciles. Dans quelques pays, ces principes formaient une opinion publique assez générale, pour que la masse même du peuple parût prête à se laisser diriger par elle et à lui obéir. Le sentiment de l'humanité, c'est-à-dire, celui d'une compassion tendre, active, pour tous les maux qui affligent l'espèce humaine, d'une horreur pour tout ce qui, dans les institutions publiques, dans les actes du gouvernement, dans les actions privées, ajoutait des douleurs nouvelles aux douleurs inévitables de la nature ; ce sentiment d'humanité était une conséquence naturelle de ces principes ; il respirait dans tous les écrits, dans tous les discours, et déjà son heureuse influence s'était manifestée dans les lois, dans les institutions publiques même des peuples soumis au despotisme.
  Les philosophes des diverses nations embrassant, dans leurs méditations, les intérêts de l'humanité entière sans distinction de pays, de race ou de secte, formaient, malgré la différence de leurs opinions spéculatives, une phalange fortement unie contre toutes les erreurs, contre tous les genres de tyrannie. Animés par le sentiment d'une philanthropie universelle, ils combattaient l'injustice, lorsque, étrangère à leur patrie, elle ne pouvait les atteindre ; ils la combattaient encore, lorsque c'était leur patrie même qui s'en rendait coupable envers d'autres peuples ; ils s'élevaient en Europe contre les crimes dont l'avidité souille les rivages de l'Amérique, de l'Afrique ou de l'Asie. Les philosophes de l'Angleterre et de la France s'honoraient de prendre le nom, de remplir les devoirs d'amis de ces mêmes noirs, que leurs stupides tyrans dédaignaient de compter au nombre des hommes. Les éloges des écrivains français étaient le prix de la tolérance accordée en Russie et en Suède, tandis que Beccaria réfutait en Italie les maximes barbares de la jurisprudence française.
On cherchait en France à guérir l'Angleterre de ses préjugés commerciaux, de son respect superstitieux pour les vices de sa constitution et de ses lois, tandis que le respectable Howard dénonçait aux français la barbare insouciance qui, dans leurs cachots et leurs hôpitaux, immolait tant de victimes humaines.
  Les violences ou la séduction des gouvernements, l'intolérance des prêtres, les préjugés nationaux eux-mêmes, avaient perdu le funeste pouvoir d'étouffer la voix de la vérité, et rien ne pouvait soustraire ni les ennemis de la raison, ni les oppresseurs de la liberté, à un jugement qui devenait bientôt celui de l'Europe entière."

 

Condorcet, Esquisse d'un tableau des progrès de l'esprit humain, 1793, Éditions sociales, 1966, p. 219-221.

 


 

  "[…] qu'est-ce que les lumières ?
  Les lumières s'opposent à l'aveuglement qui consiste à admettre des allégations sans les soumettre à un examen critique. Elles s'opposent aux actes qui ne sauraient avoir le résultat auquel ils prétendent, tels les actes magiques, parce qu'ils se fondent sur des prémisses fausses et qu'on peut le prouver. Elles n'admettent pas qu'on interdise le libre examen et la recherche illimitée. Elles combattent les préjugés périmés. Elles exigent un effort sans fin à la recherche de l'évidence, en même temps qu'un sens critique aigu devant la nature de l'évidence et ses limites.
  C'est là une exigence proprement humaine : l'homme doit arriver à voir clair dans ce qu'il pense, ce qu'il veut et ce qu'il fait. Il veut penser par lui-même. Il veut saisir par l'entendement et prouver, dans la mesure du possible, ce qui est vrai. Il cherche à rattacher sa pensée à des expériences en principe accessibles à tous. Il cherche des voies vers l'origine d'où jaillit l'évidence, au lieu de la recevoir toute faite comme un résultat acquis. Il veut savoir dans quel sens une preuve est valable et où sont les bornes qui font échec à l'entendement. Il voudrait même, chose impossible, justifier cela même qu'il doit finalement prendre pour fondement inébranlable de sa propre vie et qui reste forcément une présupposition injustifiable : l'autorité à laquelle il obéit, la vénération qu'il éprouve, le respect qu'il manifeste pour les pensées et les actes des grands hommes, la confiance qu'il accorde à quelque chose qu'il ne comprend pas et qu'il ne peut comprendre, soit momentanément et dans une situation donnée, soit d'une manière générale. Jusque dans l'obéissance, il veut savoir pourquoi il obéit. Tout ce qu'il tient pour vrai, tout ce qu'il estime juste de faire, il le subordonne sans exception à la condition de pouvoir lui-même intérieurement l'assumer. Et il ne l'assume que lorsque son sentiment se trouve confirmé par sa conviction intime. Bref, les lumières, comme l'a dit Kant, c'est pour l'homme, « après avoir été mineur par sa propre faute, atteindre sa majorité. » Il faut voir en elles tout ce qui permet à l'homme de parvenir à soi."

 

Karl Jaspers, Introduction à la philosophie, 1950, tr. fr. Jeanne Hersch, 10/18, 1981, p. 91-93.

 


Date de création : 18/03/2018 @ 10:26
Dernière modification : 18/03/2018 @ 10:30
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