"En parcourant l'histoire des sociétés, nous aurons eu l'occasion de faire voir que souvent il existe un grand intervalle entre les droits que la loi reconnaît dans les citoyens et les droits dont ils ont une jouissance réelle ; entre l'égalité qui est établie par les institutions politiques et celle qui existe entre les individus : nous aurons fait remarquer que cette différence a été une des principales causes de la destruction de la liberté dans les républiques anciennes, des orages qui les ont troublées, de la faiblesse qui les a livrées à des tyrans étrangers.
Ces différences ont trois causes principales : l'inégalité de richesse, l'inégalité d'état entre celui dont les moyens de subsistance assurée pour lui-même se transmettent à sa famille, et celui pour qui ces moyens sont dépendants de la durée de sa vie, ou plutôt de la partie de sa vie où il est capable de travail ; enfin, l'inégalité d'instruction.
Il faudra donc montrer que ces trois espèces d'inégalité réelle doivent diminuer continuellement, sans pourtant s'anéantir ; car elles ont des causes naturelles et nécessaires, qu'il serait absurde et dangereux de vouloir détruire ; et l'on ne pourrait même tenter d'en faire disparaître entièrement les effets, sans ouvrir des sources d'inégalité plus fécondes, sans porter aux droits des hommes des atteintes plus directes et plus funestes."
Condorcet, Esquisse d'un tableau des progrès de l'esprit humain, 1793, Éditions sociales, 1966, p. 259-206.
"Pour être libre, j'ai besoin de me voir entouré, et reconnu comme tel, par des hommes libres. Je ne suis libre que lorsque ma personnalité, se réfléchissant, comme dans autant de miroirs, dans la conscience également libre de tous les hommes qui m'entourent, me revient renforcée par la reconnaissance de tout le monde. La liberté de tous, loin d'être une limite de la mienne, comme le prétendent les individualistes, en est au contraire la confirmation, la réalisation, et l'extension infinie. Vouloir la liberté et la dignité humaine de tous les hommes, voir et sentir ma liberté confirmée, sanctionnée, infiniment étendue par l'assentiment de tout le monde, voilà le bonheur, le paradis humain sur la terre.
Mais cette liberté n'est possible que dans l'égalité. S'il y a un être humain plus libre que moi, je deviens forcément son esclave ; si je le suis plus que lui, il sera le mien. Donc, l'égalité est une condition absolument nécessaire de la liberté.
Les bourgeois révolutionnaires de 1793 ont très bien compris cette nécessité logique. Aussi le mot Égalité figure-t-il comme le second terme dans leur formule révolutionnaire : Liberté, Égalité, Fraternité. Mais quelle égalité ? L'égalité devant la loi, l'égalité des droits politiques, l'égalité des citoyens dans l'État. Remarquez bien ce terme, l'égalité des citoyens, non celle des hommes ; parce que l'État ne reconnaît point les hommes, il ne connaît que les citoyens. Pour lui, l'homme n'existe qu'en tant qu'il exerce — ou que, par une pure fiction, il est censé exercer — les droits politiques. L'homme qui est écrasé par le travail forcé, par la misère, par la faim, l'homme qui est socialement opprimé, économiquement exploité, écrasé, et qui souffre, n'existe point pour l'État, qui ignore ses souffrances et son esclavage économique et social, sa servitude réelle qui se cache sous les apparences d'une liberté politique mensongère. C'est donc l'égalité politique, non l'égalité sociale."
Michel Bakounine, Trois conférences faites aux ouvriers du Val de Saint-Imier, Mai 1871, 2e conférence, Canevas Éditeur, 1990, p. 65-66.
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