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Texte à méditer :  C'est proprement avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de les ouvrir, que de vivre sans philosopher.
  
Descartes
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Hors des sentiers battus
Le corps malade ; le corps sain

  "C'est un fait bien établi : être malade est une anomalie, mais toute anomalie n'est pas une maladie. Quelle que soit la définition de la normalité, nombreux sont les écarts de la norme qui n'aboutissent pas à un état de maladie. Qu'est-ce dont qu'être malade ? […]
  Demandons-nous ce qui permet au malade lui-même ou bien au médecin de faire une différence entre être sain et être malade ; je pense que c'est précisément parce que le contenu n'est pas initialement l'objet essentiel de leur attention que cette distinction leur est possible. Certes, une altération des éléments qui font partie du comportement habituel (l'apparition d'une fatigue anormale, de battements de cœur, d'un état nauséeux, de maux de tête, de pieds enflés, etc.) peut faire douter le médecin aussi bien que le patient de l'état de santé – mais ce ne sont là, ni pour l'un, ni pour l'autre, des maladies proprement dites : ce sont, tout au plus, des indices d'une maladie possible. En général, se sentir malade n'implique pas qu'il y ait quelque espèce dé­terminée de modification substantielle ; et, lorsque le méde­cin diagnostique la présence ou l'absence de maladie, il se réfère bien moins aux modifications substantielles qu'à quelque chose de tout à fait différent – du moins le vrai médecin, celui qui réussit à déceler directement maladie et santé, sans que son coup d'œil soit troublé par sa connais­sance d'innombrables données scientifiques particulières. Et sur quoi se base alors le jugement de maladie ? Sur la constatation d'un comportement modifié d'une façon carac­téristique, d'un comportement « désordonné» ; sur la constatation de modes de réaction qui relèvent du domaine des réactions catastrophiques. Les modifications particulières que nous pouvons mettre en évidence comme celles du pouls, de la température, etc., ne servent guère au médecin qu'à confirmer la justesse de son hypothèse. Et le malade lui­-même « vit » en premier lieu sa maladie d'une façon mar­quante dans une modification fondamentale de son com­portement vis-à-vis du monde environnant, dans l'insécurité et dans l'angoisse – ce sont là des expressions de réactions catastrophiques.

  Cette caractéristique nous montre que le médecin ainsi que le patient voient dans l'être malade bien moins qu'une modification de contenu, un trouble dans le déroulement des phénomènes vitaux. C'est pour cette raison que toute altération de contenu par rapport à la norme ne se présente pas toujours sous forme de maladie. Elle ne le devient, Friede­mann a vu juste, qu'à partir du moment où il y a préjudice porté à l'organisme total, lorsque celui-ci est en danger. Nous dirions plus volontiers, d'une façon plus générale en­core que moins déterminée (ce qui nous obligera à donner une définition plus précise), qu'une altération dans le con­tenu ne devient maladie qu'au moment où l' « existence » est menacée. Être malade apparaît alors comme un trouble du fonctionnement de l'organisme, alors que les modifica­tions du contenu de ce fonctionnement peuvent être à l'origine d'une maladie sans être nécessairement elles-­mêmes des états de maladie. Les signes de la maladie sont l'expression des modifications intervenues dans les rapports, jusque-là conformes à la norme, de l'organisme et de son environnement ; ces modifications proviennent de la modification de l'organisme, et tout ce qui était adéquat pour l'organisme normal ne l'est plus pour l'organisme ainsi modifié.
  La maladie est un ébranlement de l'existence ; elle la met en danger. C'est pour cette raison que sa détermination exige comme point de départ le concept de l'être individuel. La maladie apparaît au moment où l'organisme est modifié de telle sorte que des réactions catastrophiques se produisent dans le milieu même auquel il appartient. C'est ce qui ne se manifeste pas seulement par des troubles opérationnels spécifiques selon la localisation de la lésion, mais nous le remarquons d'une façon tout à fait générale parce que, comme nous l'avons déjà vu, un comportement désordonné est toujours plus ou moins un comportement désordonné de l'organisme total."

 

Kurt Goldstein, La Structure de l'organisme, 1934, tr. E. Burckhardt et J. Kuntz, Gallimard, tel, 1983, p. 342 et p. 344-345.


 

  "Pour définir l’état normal d’un organisme, il fait tenir compte du comportement privilégié, pour comprendre la maladie il faut tenir compte de la réaction catastrophique. Par comportement privilégié, il faut entendre ceci que parmi toutes les réactions dont un organisme est capable, dans des conditions expérimentales, certaines seulement sont utilisées et comme préférées. Cette allure de vie caractérisée par un ensemble de réactions privilégiées est celle dans laquelle le vivant répond le mieux aux exigences de son ambiance, vit en harmonie avec son milieu, celle qui comporte le plus d’ordre et de stabilité, le moins d’hésitation, de désarroi, de réactions catastrophiques. Les constantes physiologiques (pouls, pression artérielle, température, etc.) sont l’expression de cette stabilité ordonnée du comportement pour un organisme individuel dans des conditions définies d’environnement.
  « Les symptômes pathologiques sont l’expression du fait que les relations entre organisme et milieu qui répondent à la norme ont été changées par le changement de l’organisme et que beaucoup de choses qui étaient normales pour l’organisme normal ne le sont plus pour l’organisme modifié. La maladie est ébranlement et mise en péril de l’existence. Par conséquent la définition de la maladie demande comme point de départ la notion d’être individuel. La maladie apparaît lorsque l’organisme est modifié de telle façon qu’il en vient à des réactions catastrophiques dans le milieu qui lui est propre. Cela se manifeste non seulement dans certains troubles fonctionnels déterminés selon la localisation du déficit, mais de façon très générale parce que, comme nous venons de voir, un comportement désordonné représente toujours un comportement plus ou moins désordonné de tout l’organisme ».

  Ce que Goldstein a relevé chez ses malades c’est l’instauration de nouvelles normes de vie par une réduction du niveau de leur activité, en rapport avec un milieu nouveau mais rétréci. Le rétrécissement du milieu, chez les malades atteints de lésions cérébrales, répond à leur impuissance à répondre aux exigences du milieu normal, c’est-à-dire antérieur. En milieu non sévèrement abrité, ces malades ne connaîtraient que des réactions catastrophiques ; or pour autant que le malade ne succombe pas à la maladie, son souci est d’échapper à l’angoisse des réactions catastrophiques. D’où la manie de l’ordre, la méticulosité de ces malades, leur goût positif de la monotonie, leur attachement à une situation qu’ils savent pouvoir dominer. Le malade est malade pour ne pouvoir admettre qu’une norme. Pour employer une expression qui nous a déjà beaucoup servi, le malade n’est pas anormal par absence de norme, mais par incapacité d’être normatif.
On voit combien avec une telle vision de la maladie on se trouve loin de la conception de Comte ou de Cl. Bernard. La maladie est une expérience d’innovation positive du vivant et non plus seulement un fait diminutif ou multiplicatif. Le contenu de l’état pathologique ne se laisse pas déduire, sauf différence de format, du contenu de la santé : la maladie n’est pas une variation sur la dimension de la santé ; elle est une nouvelle dimension de la vie."

 

Georges Canguilhem, Le Normal et le pathologique, 1943, PUF, Quadrige, 1998, p. 121-122.


 

  "L’homme ne se sent en bonne santé – qui est la santé – que lorsqu’il se sent plus que normal – c’est-à-dire adapté au milieu et à ses exigences – mais normatif, capable de suivre de nouvelles normes de vie. Ce n’est évidemment pas en vue expressément de donner ce sentiment aux hommes que la nature a construit leurs organismes avec une telle prodigalité : trop de rein, trop de poumon, trop de parathyroïdes, trop de pancréas, trop de cerveau même, si on limitait la vie humaine à la vie végétative. Une telle façon de penser traduit le finalisme le plus naïf. Mais toujours est-il qu’ainsi fait, l’homme se sent porté par une surabondance de moyens dont il lui est normal d’abuser. Contre certains médecins trop prompts à voir dans les maladies des crimes, parce que les intéressés y ont quelque part du fait d’excès ou d’omissions, nous estimons que le pouvoir et la tentation de se rendre malade sont une caractéristique essentielle de la physiologie humaine. Transposant un mot de Valéry, nous avons dit que l’abus possible de la santé fait partie de la santé.
  Pour apprécier le normal et le pathologique il ne faut pas limiter la vie humaine à la vie végétative. On peut vivre à la rigueur avec bien des malformations ou des affections, mais on ne peut rien faire de sa vie, ou du moins on peut toujours en faire quelque chose et c’est en ce sens que tout état de l’organisme, s’il est adaptation à des circonstances imposées, finit, tant qu’il est compatible avec la vie, par être au fond normal. Mais cette normalité est payée du renoncement à toute normativité éventuelle. L’homme, même physique, ne se limite pas à son organisme. L’homme ayant prolongé ses organes par des outils, ne voit dans son corps que le moyen de tous les moyens d’action possibles. C’est donc au-delà du corps qu’il faut regarder pour apprécier ce qui est normal ou pathologique pour ce corps même. Avec une infirmité comme l’astigmatisme ou la myopie on serait normal dans une société agricole ou pastorale, mais on est anormal dans la marine ou dans l’aviation. Or du moment que l’humanité a élargi techniquement ses moyens de locomotion, c’est se sentir anormal que de se savoir interdites certaines activités devenues pour l’espèce humaine à la fois un besoin et un idéal. Donc on ne comprend bien comment, dans les milieux propres à l’homme, le même homme se trouve, à des moments différents, normal ou anormal, ayant les mêmes organes, que si l’on comprend comment la vitalité organique s’épanouit chez l’homme en plasticité technique et en avidité de domination du milieu.

  Si de ces analyses l’on revient maintenant au sentiment concret de l’état qu’elles ont cherché à définir, on comprend que la santé soit pour l’homme un sentiment d’assurance dans la vie qui ne s’assigne de lui-même aucune limite. Valere qui a donné valeur signifie en latin se bien porter. La santé est une façon d’aborder l’existence en se sentant non seulement possesseur ou porteur mais aussi au besoin créateur de valeur, instaurateur de normes vitales. De là cette séduction exercée encore aujourd’hui sur nos esprits par l’image de l’athlète, séduction dont l’engouement contemporain pour un sport rationalisé ne nous paraît qu’une affligeante caricature."

 

Georges Canguilhem, Le Normal et le pathologique, 1943, PUF, Quadrige, 1998, p. 132-134.


 

  "Nous ne pouvons pas dire que le concept de « pathologique » soit le contradictoire logique du concept de « normal », car la vie à l'état pathologique n'est pas absence de normes mais présence d'autres normes. En toute rigueur, « pathologique » est le contraire vital de « sain » et non le contradictoire logique de normal. Dans le mot français « a-normal », le préfixe a est pris usuellement dans un sens de privation alors qu'il devrait l'être dans un sens de distorsion. Il suffit pour s'en convaincre de rapprocher le terme français des termes latins : abnormis, abnormitas ; des termes allemands : abnorm, Abnormität ; des termes anglais : abnormal, abnormity. La maladie, l'état pathologique, ne sont pas perte d'une norme mais allure de la vie réglée par des normes vitalement inférieures ou dépréciées du fait qu'elles interdisent au vivant la participation active et aisée, génératrice de confiance et d'assurance, à un genre de vie qui était antérieurement le sien et qui reste permis à d'autres. On pourrait objecter, et du reste on l'a fait, qu'en parlant d'infériorité et de dépréciation nous faisons intervenir des notions purement subjectives. Et pourtant il ne s'agit pas ici de subjectivité individuelle, mais universelle. Car s'il existe un signe objectif de cette universelle réaction subjective d'écartement, c'est-à-dire de dépréciation vitale de la maladie, c'est précisément l'existence, coextensive de l'humanité dans l'espace et dans le temps, d'une médecine comme technique plus ou moins savante de la guérison des maladies.

  Comme le dit Goldstein, les normes de vie pathologique sont celles qui obligent désormais l'organisme à vivre dans un milieu « rétréci », différent qualitativement, dans sa structure, du milieu antérieur de vie, et dans ce milieu rétréci exclusivement, par l'impossibilité où l'organisme se trouve d'affronter les exigences de nouveaux milieux, sous forme de réactions ou d'entreprises dictées par des situations nouvelles. Or, vivre pour l'animal déjà, et à plus forte raison pour l'homme, ce n'est pas seulement végéter et se conserver, c'est affronter des risques et en triompher. La santé est précisément, et principalement chez l'homme, une certaine latitude, un certain jeu des normes de la vie et du comportement. Ce qui la caractérise c'est la capacité de tolérer des variations des normes auxquelles seule la stabilité, apparemment garantie et en fait toujours nécessairement précaire, des situations et du milieu confère une valeur trompeuse de normal définitif. L'homme n'est vraiment sain que lorsqu'il est capable de plusieurs normes, lorsqu'il est plus que normal. La mesure de la santé c'est une certaine capacité de surmonter des crises organiques pour instaurer un nouvel ordre physiologique, différent de l'ancien. Sans intention de plaisanterie, la santé c'est le luxe de pouvoir tomber malade et de s'en relever. Toute maladie est au contraire la réduction du pouvoir d'en surmonter d'autres."

 

Georges Canguilhem, "Le normal et le pathologique", 1951, in La Connaissance de la vie, Vrin, 1992, p. 166-167.

 

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Date de création : 18/03/2018 @ 17:15
Dernière modification : 18/03/2018 @ 17:15
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