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Hors des sentiers battus
Existe-t-il des sentiments moraux innés ?

  "Quant à savoir s'il existe le moindre principe moral qui fasse l'accord de tous, j'en appelle à toute personne un tant soit peu versée dans l'histoire de l'humanité, qui ait jeté un regard plus loin que le bout de son nez. Où trouve-t-on cette vérité pratique universellement acceptée sans doute ni problème aucun, comme devrait l'être une vérité innée ? La justice et le respect des contrats semblent faire l'accord du plus grand nombre ; c'est un principe qui, pense-t-on, pénètre jusque dans les repaires de brigands, et dans les bandes des plus grands malfaiteurs ; et ceux qui sont allés le plus loin dans l'abandon de leur humanité respectent la fidélité et la justice entre eux. Je reconnais que les hors-la-loi eux-mêmes les respectent entre eux mais ces règles ne sont pas respectées comme des lois de nature innées : elles sont appliquées comme des règles utiles dans leur communauté ; et on ne peut concevoir que celui qui agit correctement avec ses complices mais pille et assassine en même temps le premier honnête homme venu, embrasse la justice comme un principe pratique. La justice et la vérité sont les liens élémentaires de toute société : même les hors-la-loi et les voleurs, qui ont par ailleurs rompu avec le monde, doivent donc garder entre eux la fidélité et les règles de l'équité, sans quoi ils ne pourraient rester ensemble. Mais qui soutiendrait que ceux qui vivent de fraude et de rapine ont des principes innés de vérité et de justice, qu'ils acceptent et reconnaissent ?"

 

John Locke, Essai sur l'entendement humain, 1690, Livre I, Chapitre 3, § 2.



  "Locke, le plus sage métaphysicien que je connaisse, semble, en combattant avec raison les idées innées, penser qu'il n'y a aucun principe universel de morale. J'ose combattre ou plutôt éclaircir, en ce point, l'idée de ce grand homme. Je conviens avec lui qu'il n'y a réellement aucune idée innée ; il suit évidemment qu'il n'y a aucune proposition de morale innée dans notre âme. Mais de ce que nous ne sommes pas nés avec de la barbe, s'ensuit-il que nous ne soyons pas nés, nous autres habitants de ce continent, pour être barbus à un certain âge ? Nous ne naissons point avec la force de marcher ; mais quiconque naît avec deux pieds marchera un jour. C'est ainsi que personne n'apporte en naissant l'idée qu'il faut être juste ; mais Dieu a tellement conformé les organes des hommes, que tous, à un certain âge, conviennent de cette vérité.
  Il me paraît évident que Dieu a voulu que nous vivions en société, comme il a donné aux abeilles un instinct et des instruments propres à faire le miel. Notre société ne pouvant subsister sans les idées du juste et de l'injuste, il nous a donc donné de quoi les acquérir. Nos différentes coutumes, il est vrai, ne nous permettront jamais d'attacher la même idée de juste aux mêmes notions. Ce qui est crime en Europe sera vertu en Asie, de même que certains ragoûts allemands ne plairont point aux gourmands de France ; mais Dieu a tellement façonné les Allemands et les Français, qu'ils aimeront tous à faire bonne chère. Toutes les sociétés n'auront donc pas les mêmes lois, mais aucune société ne sera sans lois. Voilà donc certainement le bien de la société établi par tous les hommes, depuis Pékin jusqu'en Irlande, comme la règle immuable de la vertu ; ce qui sera utile à la société sera donc bon par tout pays. Cette seule idée concilie tout d'un coup toutes les contradictions qui paraissent dans la morale des hommes. […]

  Mettez deux hommes sur la terre ; ils n'appelleront bon, vertueux et juste, que ce qui sera bon pour eux deux. Mettez-en quatre, il n'y aura de vertueux que ce qui conviendra à tous les quatre ; et si l'un des quatre mange le souper de son compagnon, ou le bat, ou le tue, il soulève sûrement les autres. Ce que je dis de ces quatre hommes, il le faut dire de tout l'univers."

 

Voltaire, Lettre à Frédéric II de Prusse, octobre 1737.



  "Sans doute ce « mystérieux sentiment du bien et du mal » […] est-il ancré en nous par un programme génétique, qui nous pousse à réagir contre le comportement asocial de nos sem­blables. Ce sont ces réactions qui constituent le thème fondamental, immuable à travers l'histoire, sur lequel ont été composés, comme autant de variations musicales, les systèmes juridiques et moraux, apparus indépendamment les uns des autres dans les diverses civilisations. Mais il est évident que le sentiment spontané du bien et du mal peut entraîner autant d'erreurs que toutes les réactions purement instinctives. Ainsi, le membre d'un groupe ethnique étranger, qui fait un « faux pas », (par exemple telle personne de la première expédition allemande en Nouvelle-Guinée, abat­tant un palmier sacré) est mis à mort au nom du même sentiment de justice, avec la même bonne conscience, que le membre appartenant au groupe, ayant commis une faute involontaire contre les tabous de son ethnie. Le « mobbing », ce déchaînement des haines de la populace, qui mène facilement au lynchage, constitue l'une des façons d'agir les plus inhumaines à laquelle un homme normal contemporain puisse être poussé. Ce comportement est à l'origine de toutes les cruautés commises envers les « barbares » de l'extérieur, comme envers les minorités internes à la société. Il vient renforcer la tendance à consti­tuer une « pseudo-espèce », au sens où l'entend Erikson. Enfin il est à la racine de bien d'autres phénomènes de projection, connus en psychologie sociale, dont la recherche d'un bouc émissaire et autres impulsions extrêmement dangereuses et im­morales, qui, sans pouvoir être différenciées intuitivement par le profane, font partie de ce senti­ment global de la justice dont nous parlons.
  Et pourtant, le sentiment spontané du bien et du mal est aussi indispensable à notre comportement social que la glande thyroïde à notre système hor­monal. La tendance, très nette de nos jours, à le condamner en bloc et à le détruire est aussi erro­née que la tentative de guérir la maladie de Base­dow par une ablation totale du corps thyroïde. L'élimination du sentiment inné de la justice par le penchant moderne pour la tolérance absolue a des effets dangereux que vient encore renforcer la doc­trine pseudo-démocratique, selon laquelle tout comportement humain est acquis. Une grande part de notre comportement social ou asocial est mar­quée par l'influence bénéfique ou maléfique exer­cée sur notre petite enfance par des parents plus ou moins éclairés et conscients de leurs responsa­bilités, et surtout dépend plus encore du bon équilibre de leur vie affective. Autant de choses, sinon plus, sont conditionnées génétiquement. Nous savons que la fonction régulatrice exercée par l'impératif moral et le sens des responsabili­tés ne peut compenser que faiblement les défi­ciences d'origine génétique ou éducative. Quand on a appris à penser en biologiste, on connaît la force des pulsions instinctives, comme aussi l'impuissance relative de toute morale consciente et de bonnes résolutions. Si l'on a, par surcroît, quelques notions de psychiatrie et de psychologie des profondeurs, il devient impossible de châtier les délinquants avec un juste courroux, comme le ferait toute personne naïve et impulsive. On considère bien plus l'individu asocial comme un malade pitoyable, que comme un être diabolique, ce qui est parfaitement juste, du moins théoriquement. Mais si, à cette attitude légitime, vient s'ajouter l'erreur de la doctrine pseudo-démocra­tique, stipulant que la structure de tout com­portement humain peut être conditionnée, donc indéfiniment corrigée, alors on peut porter un grave préjudice à la société."

 

Konrad Lorenz, Les Huit péchés de notre civilisation, 1973, VI, tr. fr. Elizabeth de Miribel, Flammarion, p. 89-92.



  "En mettant en évidence la part de l'inné dan le comportement humain, la recherche comparative menée dans [le domaine de l'éthologie humaine] a ébranlé les positions extrêmes de certains théoriciens du milieu qui pensaient que l'homme n'était qu'un produit de son milieu environnant. Un tel résultat de la recherche me paraît significatif à plusieurs points de vue. Prenons par exemple, la question des normes éthiques. Si les théoriciens du milieu avaient raison, il faudrait penser que les normes éthiques sont relatives aux diverses civilisations, qu'elles ne possèdent donc aucune valeur universelle. Il importerait simplement de reconnaître quelle est la norme érigée par telle civilisation, même s'il s'agit de la tyrannie. L'éthologie peut cependant montrer qu'il existe des inhibitions innées à l'imp­ulsion de tuer, de voler ou à d'autres tendances de ce type. En d'autres termes, nous pouvons affirmer que toute une série de normes éthique se fondent sur des adaptations qui relèvent de l'histoire de l'espèce et qu'elles sont, par consé­quent, universelles. Comme je l'ai montré dans mon livre Guerre et paix considérées du point de vue de la recherche sur le comportement (Munich, 1975), cette observation vaut aussi pour d'autres formes de réaction et pour d'autres processus le comportement. Je trouve que de telles constatations sont rassurantes, car l'existence de cet héritage commun reliant tous les hommes nous donne une base qui rend possible l'instauration d'une compréhension réciproque, au-delà des limi­tes séparant les civilisations.
  C'est ce que je n'ai cessé de vivre d'une manière surpre­nante lors de mes voyages chez les populations primitives. Il est certain que notre liberté limite cette réaction déclenchée par des normes innées, mais celles-ci nous donnent cependant une certaine sécurité. La réaction en fonction de modèles innés ne devient problématique qu'au moment où elle reste inconsciente, car nous réagissons alors aveuglément, au sens strict du terme. L'éducation nous permet cependant de don­ner à un comportement inné une superstructure de civilisa­tion et de pouvoir ainsi le guider, le maîtriser. Tout ce qui fait partie de l'héritage ancestral (l'adaptation relevant de l'histoire de l'espèce) ne peut pas être considéré comme possédant une valeur efficace pour le présent. La remarque vaut, par exemple, pour notre tendance congénitale à écarter les étrangers. Dans ce cas, l'éducation, en faisant ressortir les liens qui unissent les hommes entre eux, nous protégera des conséquences de l'héritage pulsionnel. Nous avons toujours, nous autres éthologues, insisté fortement sur la capacité qu'a l'homme d'être éduqué. Le reproche n'est pas justifié, selon lequel, en mettant l'accent sur l'inné, sur l'héritage, nous défendrions une position conservatrice, une sorte de « fatalisme biologique ». Lorenz, par exemple, dans son livre passionnément discuté sur l'agression, a mis en évidence le fait que la pulsion destructrice de l'homme représente, dans la situation actuelle, le plus grand danger.

  Lorenz écrit ceci : « Nous avons de bonnes raisons, penser que l'agressivité constitue le plus grave danger dans la situation qui est actuellement celle de l'humanité du point de vue de la civilisation et du développement technologique Nos possibilités de faire face à cette agressivité ne s'améliorent certes pas si nous la considérons comme une entité métaphysique, comme quelque chose d'immuable; nous serons par contre mieux armés si nous essayons de repérer l'enchaînement de sa causalité naturelle. Chaque fois que l'homme eu le pouvoir d'orienter à sa guise un phénomène naturel dans une certaine direction, il le devait à sa compréhension de l'enchaînement causal qui provoquait ce phénomène. La physiologie, qui étudie les processus vitaux normaux, accomplissant adéquatement leur fonction, constitue le fondement indispensable à l'étude des perturbations, de la pathologie. »
  On peut dire, par contre, qu'une théorie du milieu qui ne tient pas compte, dans ses programmes d'éducation, de présence possible de tendances innées chez les hommes, court le risque d'imposer au sujet qu'elle veut éduquer des exigences démesurées et de devenir, par là même, inhumaine."

 

Irenäus Eilb-Eibesfeldt, in Henri Tissot (dir.), Le Comportement animal, Bibliothèque Laffont des Grands Thèmes, 1975, p. 85-87.



  "L'ensemble d'exigences le plus immédiat et le plus fort dont nous reconnaissions la valeur morale concerne sans doute le respect de la vie, de l'intégrité, du bien-être et même de l'épanouissement d'autrui. Ce sont de telles exigences que nous violons lorsque nous tuons ou mutilons autrui, que nous volons ses biens, le frappons de terreur et troublons sa paix, ou encore que nous refusons de lui venir en aide lorsqu'il se trouve dans un état de détresse. En pratique, chacun comprend ces exigences; on les a reconnues et on les reconnaît dans toutes les sociétés humaines. Certes, leur portée varie de façon notable: les sociétés anciennes – et certaines encore maintenant – restreignaient les droits qu'elles accordaient aux membres de telle tribu ou de telle race; elles excluaient les étrangers, considérés comme des proies, ou elles condamnaient même le méchant à une perte définitive de son statut d'appartenance. Mais toutes les sociétés reconnaissent de telles exigences que leur impose une certaine classe d'individus et, dans la plupart des sociétés, cette classe s'étend aujourd'hui à tout le genre humain (chez les défenseurs des droits des animaux, cela peut même aller plus loin).
  Nous avons affaire ici à des intuitions morales particulièrement profondes, puissantes et universelles. Elles le sont à tel point qu'on pourrait être tenté de penser qu'elles s'enracinent dans l'instinct par opposition à d'autres réactions morales qui semblent tenir surtout à la formation et à l'éducation. Nous éprouvons une sorte de scrupule naturel, inné, à tuer ou à blesser autrui, une inclination à venir en aide à celui qui est blessé ou menacé. La culture et l'éducation peuvent nous aider à tracer les frontières qui définissent les « autres qui comptent », mais elles ne semblent pas susciter cette réaction fondamentale elle-même. Pour cette raison, certains penseurs du XVIIIe siècle, notamment Rousseau, ont pu croire en une prédisposition naturelle à éprouver de la sympathie pour autrui.
  Les racines du respect de la vie et de l'intégrité humaines semblent, en effet, plonger à cette profondeur et se rattacher à la tendance quasi universelle des autres animaux à ne pas attenter à la vie de ceux de leur espèce. Mais comme bien d'autres choses dans la vie humaine, cet « instinct » prend une grande diversité de formes dans la culture. Ces formes sont inséparables des théories qui explicitent ce qui doit commander notre respect. De telles théories constituent autant de mises en forme de l'intuition de base. Elles nous disent, par exemple, que les êtres humains sont les créatures de Dieu, faites à son image, qu'ils sont des âmes immortelles ou des émanations du feu divin, ou encore qu'ils sont des agents rationnels et possèdent de ce fait une dignité qui transcende celle de tout autre être, et ainsi de suite; et que, par conséquent, nous devons les respecter. Les diverses cultures qui restreignent ce respect le font en refusant cette caractérisation capitale à ceux qu'elles excluent: elles prétendent qu'ils n'ont pas d'âme, qu'ils ne sont pas parfaitement rationnels, ou encore que Dieu les destine à une condition inférieure, ou quelque chose de ce genre.
  Par conséquent, nos réactions morales en ce domaine présentent, pour ainsi dire, deux faces. D'une part, elles équivalent presque à des instincts, comparables en cela à notre amour des sucreries, à notre répugnance pour les substances dégoûtantes ou à notre peur de tomber ; de l'autre, elles semblent impliquer des assertions, implicites ou explicites, touchant la nature et le statut des êtres humains. De ce second point de vue, une réaction morale équivaut à un consentement à une ontologie donnée de l'humain, et à son affirmation."

 

Charles Taylor, Les Sources du moi. La formation de l'identité moderne, 1989, tr. fr. Charlotte Melançon, Seuil, 1998, p. 17-18.
 

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Date de création : 02/04/2018 @ 12:50
Dernière modification : 16/10/2020 @ 08:05
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