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Texte à méditer :   Les vraies révolutions sont lentes et elles ne sont jamais sanglantes.   Jean Anouilh
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Hors des sentiers battus
La propriété du corps

  "Tous les hommes ont donc un droit de jouissance égal sur toutes les femmes ; il n'est donc aucun homme qui, d'après les lois de la nature, puisse s'ériger sur une femme un droit unique et personnel. La loi qui les obligera de se prostituer, tant que nous le voudrons, aux maisons de débauche dont il vient d'être question, et qui les y contraindra si elles s'y refusent, qui les punira si elles y manquent, est donc une loi des plus équitables, et contre laquelle aucun motif légitime ou juste ne saurait réclamer.
  Un homme qui voudra jouir d'une femme ou d'une fille quelconque pourra donc, si les lois que vous promulguez sont justes, la faire sommer de se trouver dans l'une des maisons dont j'ai parlé ; et là, sous la sauvegarde des matrones de ce temple de Vénus, elle lui sera livrée pour satisfaire, avec autant d'humilité que de soumission, tous les caprices qu'il lui plaira de se passer avec elle, de quelque bizarrerie ou de quelque irrégularité qu'ils puissent être, parce qu'il n'en est aucun qui ne soit dans la nature, aucun qui ne soit avoué par elle. Il ne s'agirait plus ici que de fixer l'âge ; or je prétends qu'on ne le peut sans gêner la liberté de celui qui désire la jouissance d'une fille de tel ou tel âge. Celui qui a le droit de manger le fruit d'un arbre peut assurément le cueillir mûr ou vert suivant les inspirations de son goût. Mais, objectera-t-on, il est un âge où les procédés de l'homme nuiront décidément à la santé de la fille. Cette considération est sans aucune valeur ; dès que vous m'accordez le droit de propriété sur la jouissance, ce droit est indépendant des effets produits par la jouissance ; de ce moment il devient égal que cette jouissance soit avantageuse ou nuisible à l'objet qui doit s'y soumettre. N'ai-je pas déjà prouvé qu'il était légal de contraindre la volonté d'une femme sur cet objet, et qu'aussitôt qu'elle inspirait le désir de la jouissance, elle devait se soumettre à cette jouissance, abstraction faite de tout sentiment égoïste ? Il en est de même de sa santé. Dès que les égards qu'on aurait pour cette considération détruiraient ou affaibliraient la jouissance de celui qui la désire, et qui a le droit de se l'approprier, cette considération d'âge devient nulle, parce qu'il ne s'agit nullement ici de ce que peut éprouver l'objet condamné par la nature et par la loi à l'assouvissement momentané des désirs de l'autre ; il n'est question, dans cet examen, que de ce qui convient à celui qui désire. Nous rétablirons la balance. Oui, nous la rétablirons, nous le devons sans doute ; ces femmes que nous venons d'asservir si cruellement, nous devons incontestablement les dédommager, et c'est ce qui va former la réponse à la seconde question que je me suis proposée.

  Si nous admettons, comme nous venons de le faire, que toutes les femmes doivent être soumises à nos désirs, assurément nous pouvons leur permettre de même de satisfaire amplement tous les leurs ; nos lois doivent favoriser sur cet objet leur tempérament de feu, et il est absurde d'avoir placé et leur honneur et leur vertu dans la force antinaturelle qu'elles mettent à résister aux penchants qu'elles ont reçus avec bien plus de profusion que nous ; cette injustice de nos mœurs est d'autant plus criante que nous consentons à la fois à les rendre faibles à force de séduction et à les punir ensuite de ce qu'elles cèdent à tous les efforts que nous avons faits pour les provoquer à la chute. Toute l'absurdité de nos mœurs est gravée, ce me semble, dans cette inéquitable atrocité, et ce seul exposé devrait nous faire sentir l'extrême besoin que nous avons de les changer pour de plus pures. Je dis donc que les femmes, ayant reçu des penchants bien plus violents que nous aux plaisirs de la luxure, pourront s'y livrer tant qu'elles le voudront, absolument dégagées de tous les liens de l'hymen, de tous les faux préjugés de la pudeur, absolument rendues à l'état de nature ; je veux que les lois leur permettent de se livrer à autant d'hommes que bon leur semblera ; je veux que la jouissance de tous les sexes et de toutes les parties de leur corps leur soit permise comme aux hommes ; et, sous la clause spéciale de se livrer de même à tous ceux qui le désireront, il faut qu'elles aient la liberté de jouir également de tous ceux qu'elles croiront dignes de les satisfaire."

 

Marquis de Sade, La Philosophie dans le boudoir, 1795, tome 2, Français, encore un effort si vous voulez être républicains, p. 119-122.


 

  "Dans la plupart des sociétés démocratiques modernes, on est libre de donner certaines parties ou produits de son corps (rein, lobe de foie, sang, sperme, ovocytes, etc.) mais pas de les céder contre un paiement. On est libre de mettre ses capacités sexuelles ou procréatives à la disposition d'autrui gratuitement, mais beaucoup moins de le faire pour de l'argent.
  À première vue, ces normes n'ont rien de déraisonna­ble. Personne ne semble regretter, pour le moment, qu'il soit interdit de vendre ses organes aux enchères et qu'il soit encore possible d'avoir de relations sexuelles gratuitement.

  Cependant, quand on le examine d'un peu plus près on s'aperçoit que leur légitimité n'est pas garantie. Il existe, en effet, trois grands principes politiques et moraux qui pourraient servir à les remettre en cause : pleine propriété de soi-même, libre disposition de soi, utilité sociale.
  1) Le principe de pleine propriété de soi-même affirme que nous possédons notre corps comme si c'était une chose. Selon ce principe, nous avons, sur notre propre corps, les mêmes droits que sur notre machine à laver. Personne n'a le droit de s'en servir sans notre consentement, et nous avons le droit d'en faire absolument tout ce que nous voulons, y compris le détruire ou le céder contre un paiement, en entier ou en pièces détachées, provisoirement ou définitivement.
  2) Le principe de libre disposition de soi est plus restrictif que celui de pleine propriété de soi-même. Il ne dit pas que nous possédons notre corps comme si c'était une chose dont nous pourrions faire absolument tout ce que nous voulons. Il signifie que nous sommes des personnes capables d'agir de façon autonome, dont les choix réfléchis qui ne concernent qu'elles-mêmes doivent être respectés. Dans la mesure où le commerce de son propre corps exprime de tels choix et ne menace nullement l'autonomie personnelle, on ne peut pas l'interdire sans violer le principe de libre disposition de soi.
  3) Le principe d'utilité a pour vocation de justifier toute liberté qui contribue au plus grand bien-être du plus grand nombre. La liberté de vendre et d'acheter des éléments, des produits ou des capacités du corps serait justifiée par ce principe, s'il était établi qu'elle permet de sauver plus de vies humaines, de proposer des solutions plus nombreuses aux couples infertiles ou gays qui souhaitent fonder une famille, et d'améliorer l'existence de celles et ceux qui vivent dans la misère sexuelle.
  Si on endosse ces principes politiques et moraux, on devra juger illégitimes l'interdiction de vendre des éléments et des produits du corps et les restrictions à la liberté de mettre ses capacités sexuelles ou procréatives à la disposition d'autrui contre un paiement.
  Ces principes ne sont cependant pas à l'abri de toute objection."

 

Ruwen Ogien, Le Corps et l'argent, 2010, La Musardine, p. 11-13.


 

  "Aujourd'hui les greffes de membres, de tissus et organes, les transferts d'embryons, les implantations de prothèses sont devenues des opérations de routine. En raison de ces possibilités offertes par la médecine, les problèmes concrets qui se posent désormais, à propos du statut juridique et moral du corps, sont devenus aussi compliqués que les problèmes métaphysiques que posait aux Grecs le fameux bateau de Thésée.
  Selon une légende ancienne, les Athéniens auraient préservé pendant des siècles le bateau de Thésée en remplaçant ses planches une à une quand elles étaient trop usées. Certains affirmaient que le bateau était resté le même. D'autres pensaient qu'il n'avait plus rien à voir avec l'original, que c'était un autre bateau. Les philosophes continuent, bien sûr, de s'opposer sur cette question, comme sur toutes les autres que les Grecs leur ont léguées.

  Mais ce qui devrait nous intéresser, c'est qu'avec la possibilité technique de remplacer les organes d'origine par d'autres organes, naturels ou artificiels, greffons ou prothèses, un problème identique se pose concrètement à nous désormais. Le corps d'une personne dont les organes ont été remplacés par des greffons ou des prothèses est-il le même ? Dans l'état présent de nos lois et indépendam­ment de tout engagement métaphysique, il faudrait, selon certains juristes, répondre que c'est le même.
  Le corps serait une entité qui resterait identique à elle-même quelles que soient les modifications de ses parties. Un criminel qui, avant son procès, aurait remplacé tous ses organes (à l'exception peut-être du cerveau) par des greffons et des prothèses, serait néanmoins exposé aux mêmes sanctions. Il serait le même avec des organes différents.
  Autrement dit, le corps en tant que support de l'identité et de la responsabilité personnelle est une totalité abstraite et inaltérable, jamais une simple somme de parties déta­chées. C'est en tant que tel qu'il est inaliénable et porteur de certains droits même après la mort, alors que ses élé­ments et ses produits peuvent, eux, être cédés, échangés, remplacés.
  Dans la mesure où le remplacement de parties du corps n'altère pas l'identité et la responsabilité personnelle, il ne devrait pas y avoir d'obstacle politique ou moral insurmontable à la circulation d'éléments du corps prélevés avec le consentement effectif ou présumé de leur possesseur. Car ce ne serait pas une atteinte au corps lui-même, qui resterait une entité morale et juridique inaliénable.
  De tout cela, il devrait suivre que faire commerce des éléments ou des fonctions du corps ne signifie pas du tout commercialiser le corps lui-même. Des questions de société comme celle de la légalisation du travail sexuel, de la rémunération des prélèvements d'organes, de sang ou de sperme, ou de la gestation pour autrui, pourraient être dédramatisées si cette distinction légale et morale était respectée."

 

Ruwen Ogien, Le Corps et l'argent, 2010, La Musardine, p. 46-47.


 

  "Parler de « marchandisation » peut servir à dénoncer notre société en général pour son matérialisme ou ses inégalités injustes. C'est un terme polémique assez vague qu'on peut employer sans avoir à l'esprit des idées très précises. Mais le mot « marchandisation » peut avoir un contenu plus concret. Il peut signifier que certains biens ou services ne devraient pas être vendus ou achetés même si les partenaires de l'échange y consentent. Pour reprendre le langage utilisé jusqu'ici, dénoncer la « marchandisation» reviendrait à soutenir que certains échanges bloqués devraient le rester, ou qu'ils ne devraient en aucun cas être débloqués. L'un des cas les plus typiques, c'est celui des services sexuels. Les tissus, les organes et les produits du corps humain comme le sang, le sperme ou les ovocytes appartiendraient à la même catégorie.
  Pourquoi ces biens ne pourraient-ils pas être achetés ou vendus, si telle est la volonté des partenaires de l'échange ? Pourquoi ces échanges devraient-ils rester bloqués ?

  On a pris l'habitude, en France, de chercher du côté de Kant une réponse non religieuse, acceptable dans une société laïque, à cette question. De telles transactions seraient contraires à la « dignité humaine », et l'impératif de respecter cette dignité, dans sa personne et dans celle d'autrui, aurait la priorité sur la volonté des individus '. Certains juristes estiment d'ailleurs que tout le dispositif de régulation légale de ces transactions repose sur le principe de dignité. Ce dispositif consacre l'anonymat (pour le don de gamètes, sperme ou ovocytes), le consentement et la gratuité (dans tous les cas). Et ce qui donnerait une unité à ces trois normes, c'est une valeur sous-jacente : la dignité humaine, à laquelle toute forme de commerce du corps, en tant que support de la personne, porterait atteinte. Bref, ce qui n'irait pas dans la « marchandisation », ce n'est pas qu'elle serait la cause d'inégalités injustes, mais, plus profondément, qu'elle porterait atteinte à la « dignité de la personne humaine ».
  L'appel à l'idée de dignité permet-il cependant de faire un tri suffisamment précis entre ce qui peut être légitimement acheté ou vendu et ce qui ne peut l'être en aucun cas ?
  Est-il contraire à la dignité de demander une rémuné­ration en échange de la mise à la disposition d'autrui de son image ou de ses découvertes scientifiques ? Pourquoi serait-il contraire à la dignité de vendre ses capacités à donner du plaisir sexuel ou à porter un enfant et non de vendre ses capacités athlétiques, sa patience, son habileté, ses connaissances ou son intelligence ? Il n'y a pas de ré­ponses à ces questions qui fassent l'unanimité."

 

Ruwen Ogien, Le Corps et l'argent, 2010, La Musardine, p. 107-109.


 

  "Pourquoi les relations sexuelles, la gestation pour autrui ou le prélèvement d'organes ne pourraient-ils pas être achetés ou vendus, si telle est la volonté des partenaires de l'échange? Pour certains conséquentialistes, la réponse est évidente. Ce échanges ont des effets monstrueux en termes d'inégalités sociales et de malheur humain, ce qui suffit, selon eux:, à justifier la volonté de les éradiquer. Mais d'autres conséquentialistes contestent cette conclusion. Pour eux, ces échanges pourraient avoir des effets positifs.
  1) La dépénalisation complète des rapports sexuels rémunérés permettrait l'accès aux bénéfices de la sexualité à certaines catégories de personnes qui en sont exclues (les handicapés, entre autres).

  2) La rétribution des dons d'organes permettrait de sauver de nombreuses vies humaines.
  3) La gestation pour autrui équitablement dédommagée pourrait contribuer au bonheur de couples infertiles ou homosexuels.
  Dans les trois cas, des injustices naturelles ou accidentelles pourraient être compensées.
  Sur la question du commerce du sexe et du commerce du corps, les déontologistes sont aussi divisés que les conséquentialistes. Ceux qui s'opposent le plus radicalement sont les kantiens d'une part et les libertariens de l'autre. Les kantiens pensent que nous ne pouvons pas tout faire de notre corps, même si c'est pour le plus grand bien-être de tous, car certains usages du corps sont contraires à la dignité de la personne humaine. Les libertariens pensent que nous pouvons tout faire de notre corps, le vendre, l'hypothéquer, le détruire, même si c'est pour le plus grand malheur de tous, car nous en sommes pleinement propriétaires.
  Comment trancher ? 
  L'idée qu'il pourrait exister un droit à l'assistance sexuelle pour les personnes handicapées commence à se poser de façon insistante. Son intérêt humain est évident. On ne peut pas être sensible au sort des personnes handicapées sans se demander ce qu'il faudrait faire pour répondre à leurs besoins. Son intérêt philosophique est moins évident. Mais il existe aussi. Il pourrait nous aider à remettre en cause ces deux conceptions déontologiques opposées, celles des libertariens et des kantiens. Pour les deux, la question de l'assistance sexuelle aux personnes dans le besoin est un problème."

 

Ruwen Ogien, Le Corps et l'argent, 2010, La Musardine, p. 121-123.


 

  "Dans nos sociétés, on a tendance à penser qu'il est admirable de donner un rein ou un lobe de foie pour sauver une vie, et répugnant de faire exactement la même chose pour de l'argent. En France, la loi exprime ces normes. Elle interdit la vente d'organes en vertu d'un principe qui consacre la non commercialisation des éléments du corps humain, mais autorise le don d'organes entre proches en admettant ainsi que certaines parties du corps humain peuvent faire l'objet d'une transaction légale ou d'un « commerce juridique ». Mais l'obligation de gratuité, l'interdiction de recourir aux organes anonymes de personnes éloignées de la famille a le désavantage de créer un système de « don forcé ». Le donneur peut-il refuser de donner un rein ou une partie de son foie à son fils ou à sa mère, quand c'est leur vie qui est en jeu ? Le receveur peut-­il s'accommoder de sa dette à l'égard d'un être proche et cher qui, en lui donnant un rein ou la moitié de son foie, a quand même perdu pour lui une partie de sa santé ? Un marché des organes, payant et anonyme, ne serait-il pas plus juste que ce système de don forcé ?
  Les mêmes principes ne pourraient-ils pas servir à justifier moralement le rapport sexuel anonyme et rému­néré ? Il me semble que rien n'interdit de le penser, et c'est pourquoi, j'estime que les rapports sexuels anonymes et rémunérés ont une dimension éthique jusqu'à présent trop négligée.

  J'ai évité de faire reposer mon analyse sur des notions aussi controversées que celle de pleine propriété de soi­même, de libre disposition de soi ou d'utilité sociale. Je me suis contenté de partir du principe que si telle ou telle chose pouvait être donnée, rien ne nous empêchait de penser qu'elle puisse être cédée contre un paiement pour les mêmes raisons morales ou pour d'autres encore plus impérieuses.
  J'espère avoir réussi à montrer que le sexe faisait partie de ces choses, et que, pour cette raison, les rapports sexuels rémunérés devraient pouvoir coexister avec d'autres formes de sexualité, en échappant complètement à la réprobation morale et à la répression légale.
  C'est, si je peux me permettre de le dire moi-même, la seule contribution originale que je pense avoir pu apporter au débat. Mais il était probablement difficile d'en faire beaucoup plus dans ce secteur de pensée particulièrement encombré par des siècles de débats autour de la prostitution."

 

Ruwen Ogien, Le Corps et l'argent, 2010, La Musardine, p. 137-138.

 

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Date de création : 02/04/2018 @ 15:09
Dernière modification : 03/04/2018 @ 12:01
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