"Louis Armstrong, le cuivre de sa voix, de trompette, ce corps de femme au sortir de l'absence : tout semblait facile, à la fin d'une nuit blanche, à Eisenach, dans le palace réquisitionné dont le charme désuet me rappelait les stations balnéaires fréquentées jadis par A.O. Barnabooth.
Je me laissais aller, flottant dans le rêve cotonneux de la danse au plus près. Le désir s'y inscrivait, somptueux. J'avais eu raison de ne pas trop m'en faire pour mon corps amaigri, quelque peu fantomatique. Le sang y circulait toujours, nul souci à avoir. L'avenir était probablement rempli de femmes aux yeux fermés – Martine D. venait fermer les siens –, aux longues jambes entrelacé aux miennes.
Rien à craindre, vraiment.
Ça me faisait du bien à l'âme, cette joie charnelle. Mon corps m'épatait, je dois l'avouer. À l'âge de dix-huit ans, j'ignorais pour ainsi dire mon corps. Plutôt, j'ignorais le fait d'en avoir un, ses servitudes. Je le négligeais, du moins, ou le mésestimais, peut-être. Mon corps m'avait ignoré, lui aussi. Il n'était rien d'objectif, rien de vivant pour soi. Nul en-soi, mon corps, avec ses exigences propres, heureuses ou misérables, dont j'eusse à prendre conscience. Ou mon parti, en tout cas.
Mon corps n'était que le prolongement immédiat de mes désirs, mes volontés. De mes caprices même. Il n'était rien d'autre que moi-même. Il m'obéissait au doigt et à l'œil, sans rien d'instrumental pourtant. La traditionnelle dissertation des classes de philosophie sur les rapports du physique et du moral, je l'aurais conclue sans hésitation : c'était tout un, c'était tout comme. Mon corps m'était aussi consubstantiel que me souvenirs d'enfance. J'étais dans mon corps comme un poisson dans l'eau. J'y étais de toute mon âme, si l'on me permet d'être aussi catégorique.
J'avais redécouvert mon corps, sa réalité pour-soi, son opacité, son autonomie dans la révolte aussi, à dix-neuf ans, à Auxerre, dans une villa de la Gestapo, au cours des interrogatoires.
Soudain mon corps devenait problématique, se détachait de moi, vivait de cette séparation, pour moi, contre moi, dan l'agonie de la douleur. Les types de Baas, le chef de la Gestapo locale, me suspendaient haut et court par les bras tirés en arrière, mains serrées dans le dos par des menottes. Ils me plongeaient la tête dans l'eau de la baignoire, délibérément souillée de détritus et d'excréments.
Mon corps étouffait, devenait fou, demandait grâce, ignoblement. Mon corps s'affirmait dans une insurrection viscérale qui prétendait me nier en tant qu'être moral. Il me demandait de capituler devant la torture, il l'exigeait. Pour sortir vainqueur de cet affrontement avec mon corps, il me fallait l'asservir, le maîtriser, l'abandonnant aux affres de la douleur et de l'humiliation.
Mais c'était une victoire à chaque minute remise en question et qui me mutilait, de surcroît, en me faisant haïr une part de moi essentielle, que j'avais jusqu'alors vécue dans l'insouciance et le bonheur physique. Pourtant, chaque journée de silence gagnée à la Gestapo, si elle éloignait mon corps de moi, carcasse pantelante, me rapprochait de moi-même. De la surprenante fermeté de moi-même : orgueil inquiétant, presque indécent, d'être homme de cette inhumaine façon.
Ensuite, à Buchenwald, mon corps a continué d'exister pour son compte – ou ses mécomptes – dans les hantises de l'épuisement : la faim et le manque de sommeil. J'avais été obligé de le mener rudement, de le traiter par le mépris, le cas échéant.
Un jour, quelques semaines après mon arrivée au camp, j'avais été pris d'une forte fièvre, liée à un accès de furonculose. D'instinct, j'avais évité le Revier, l'infirmerie, les soins auxquels j'aurais pu prétendre. On sortait habituellement de l'infirmerie par la cheminée du crématoire : je connaissais déjà ce dicton des anciens de Buchenwald. Je m'étais donc fait inciser les furoncles qui envahissaient mes aisselles par un copain français, médecin du Revier, et j'avais continué ma vie de travail réglementaire. Tout était rentré dans l'ordre.
Mais il m'était arrivé de soupçonner que mon corps serait marqué à jamais par les supplices de faim, le sommeil en retard, l'épuisement perpétuel.
Pas du tout, pas le moins du monde.
Ce soir-là, à Eisenach, mon corps m'épatait. Quelques jours de liberté, de nourriture plus consistante, de sommeil à volonté, et le voici ravigoté, arrogant, royalement oublieux des paniques toutes récentes. Un vrai dîner servi à une vraie table, quelques verres de vin de la Moselle et le voici grisé, sans doute, mais agile, affûté, de quoi rire de bonheur."
Jorge Semprun, L'Écriture ou la vie, 1994, Folio, 2004, p. 147-149.
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