"Ceux qui réfléchissent aux procédés que l'homme emploie pour construire les théories scientifiques et parvenir ainsi à comprendre les phénomènes naturels et à en faire la synthèse ont depuis longtemps remarqué que notre esprit suit dans cette recherche deux voies différentes et presque opposées. On les a nommées le raisonnement déductif et le raisonnement inductif. Le raisonnement déductif part de conceptions et de postulats admis a priori et il cherche à en tirer, à l'aide des règles de la logique telles qu'elles s'imposent à notre esprit, des conséquences qu'ensuite on pourra comparer avec les faits. Le langage mathématique offre à la déduction l'instrument précis dont elle a besoin pour passer, avec le plus de sécurité possible, des prémisses aux conclusions. Raisonnant d'abord sur des formules abstraites où les grandeurs physiques sont représentées par des symboles, le savant qui emploie le raisonnement déductif dévide ses équations suivant les règles de la logique et aboutit aux relations finales qu'il veut vérifier. Il doit alors remplacer les symboles par des chiffres pour obtenir des formules numériques comparables avec l'expérience : le raisonnement cède la place au calcul. Tel est le schéma du raisonnement déductif tel qu'il est usité dans toutes les sciences qui sont assez précises, assez avancées pour permettre l'application des formalismes mathématiques. Par sa clarté et sa rigueur, le raisonnement déductif apparaît au premier abord comme l'instrument essentiel du progrès scientifique : nous dirons plus loin pourquoi cela est moins vrai qu'on ne pourrait le croire.
Le raisonnement inductif est beaucoup moins facile à définir et à analyser. S'appuyant sur l'analogie, sur l'intuition, faisant appel à J'esprit de finesse plus qu'à l'esprit de géométrie, il cherche à deviner ce qui n'est pas encore connu de façon à établir de nouveaux principes qui pourront servir de base à de nouvelles déductions. On voit combien le raisonnement inductif est plus hardi et plus périlleux que le raisonnement déductif : la déduction, c'est la sécurité, du moins en apparence; l'induction, c'est le risque. Mais le risque est la condition nécessaire de toutes les grandes prouesses et c'est pourquoi l'induction, parce qu'elle cherche à s'écarter des routes déjà tracées, parce qu'elle tente intrépidement d'élargir les cadres déjà existants de la pensée, est la véritable source des grands progrès scientifiques.
Ce qui fait la force de la déduction rigoureuse, c'est qu'elle peut aller droit devant elle avec une sécurité et une précision presque absolues ; mais ce qui fait sa faiblesse, c'est que, partant d'un ensemble de postulats considérés comme certains, elle ne peut en tirer que ce qu'ils contenaient déjà. Dans une science achevée où les principes de base seraient complets et définitifs, la déduction serait la seule méthode acceptable. Mais dans une science incomplète qui se fait et qui progresse, comme l'est nécessairement la science humaine, la déduction ne peut fournir que des vérifications ou des applications, importantes certes très souvent, mais qui n'ouvrent pas de chapitres vraiment nouveaux. Les grandes découvertes, les bonds en avant de la pensée scientifique se font par l'induction, méthode aventureuse, mais seule vraiment créatrice. C'est toujours par des modifications apportées aux conceptions et aux postulats qui avaient précédemment servi de bases aux raisonnements déductifs que se sont ouvertes toutes les ères nouvelles de la science.
Naturellement, il ne faut pas en conclure que la rigueur du raisonnement déductif n'a pas de valeur : c'est elle seule, en effet, qui empêche l'imagination de s'égarer, qui permet, quand de nouveaux points de départ ont été découverts par l'intuition, d'en prévoir les conséquences et d'en confronter les conclusions avec les faits. La déduction peut seule donner aux théories scientifiques la précision et la rigueur qui leur sont indispensables, elle seule peut assurer le contrôle des hypothèses et constituer un précieux antidote contre les excès de la fantaisie imaginative. Mais, emprisonnée dans sa propre rigueur, la déduction ne peut s'échapper du cadre dans lequel elle s'est dès le début elle-même enfermée et par suite elle ne peut jamais rien apporter d'essentiellement nouveau."
Louis de Broglie, "Déduction et induction dans la recherche scientifique", 1954, in Un itinéraire scientifique, La Découverte, 1987, p. 197-199.
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