"J'avais depuis longtemps remarqué que pour les moeurs il est besoin quelquefois de suivre des opinions qu'on sait fort incertaines, tout de même que si elles étaient indubitables , ainsi qu'il a été dit ci-dessus : mais pource qu'alors je désirais vaquer seulement à la recherche de la vérité, je pensai qu'il fallait que je fisse tout le contraire, et que je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s'il ne resterait point après cela quelque chose en ma créance qui fût entièrement indubitable. Ainsi, à cause que nos sens nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu'il n'y avait aucune chose qui fût telle qu'ils nous la font imaginer ; et pource qu'il y a des hommes qui se méprennent en raisonnant, même touchant les plus simples matières de géométrie, et y font des paralogismes , jugeant que j'étais sujet à faillir autant qu'aucun autre, je rejetai comme fausses toutes les raisons que j'avais prises auparavant comme démonstrations ; et enfin, considérant que toutes les mêmes pensées que nous avons étant éveillés nous peuvent aussi venir quand nous dormons sans qu'il y en ait aucune pour lors qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m'étaient jamais entrées en l'esprit n'étaient non plus vraies que les illusions de mes songes. Mais aussitôt après je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais fusse quelque chose : et remarquant que cette vérité, je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée que toutes les extravagantes suppositions sceptiques n'étaient pas capables de l'ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie".
Descartes, Discours de la méthode, 1637, Quatrième partie.
"Mais il est certain que nous ne prendrons jamais le faux pour le vrai tant que nous ne jugerons que de ce que nous apercevons clairement et distinctement ; parce que Dieu n'étant point trompeur, la faculté de connaître qu'il nous a donnée ne saurait faillir, ni même la faculté de vouloir, lorsque nous ne l'étendons point au-delà de ce que nous connaissons. Et quand même cette vérité n'aurait pas été démontrée, nous sommes naturellement si enclins à donner notre consentement aux choses que nous apercevons manifestement, que nous n'en saurions douter pendant que nous les apercevons de la sorte.
[...] La connaissance sur laquelle on peut établir un jugement indubitable doit être non seulement claire, mais aussi distincte. J'appelle claire celle qui est présente et manifeste à un esprit attentif ; de même que nous disons voir assez fort, et que nos yeux sont disposés à les regarder ; et distincte, celle qui est tellement précise et différente de toutes les autres, qu'elle ne comprend en soi que ce qui paraît manifestement à celui qui la considère comme il faut."
Descartes, Principes de la philosophie, I, articles 43 et 45.
"Comme il ne faut point d'autres marques pour distinguer la lumière des ténèbres, que la lumière même qui se fait assez sentir, ainsi il n'en faut point d'autres pour reconnaître la vérité, que la clarté même qui l'environne et qui se soumet l'esprit et le persuade malgré qu'il en ait : de sorte que toutes les raisons de ces Philosophes ne sont plus capables d'empêcher l'âme de se rendre à la vérité, lorsqu'elle en est fortement pénétrée, qu'elles sont capables d'empêcher les yeux de voir, lorsqu'étant ouverts ils sont frappés par la lumière du soleil.
Mais parce que l'esprit se laisse quelquefois abuser par de fausses lueurs, lorsqu'il n'y apporte pas l'attention nécessaire, et qu'il y a bien des choses que l'on ne connaît que par un long et difficile examen, il est certain qu'il serait utile d'avoir des règles pour s'y conduire, de telle sort que la recherche de la vérité en fût et plus facile et plus sûre ; et ces règles sans doute ne sont pas impossibles. Car puisque les hommes se trompent quelquefois dans leurs jugements, et que quelquefois aussi ils ne s'y trompent pas, qu'ils raisonnent tantôt bien et tantôt mal, et qu'après avoir mal raisonné ils sont capables de reconnaître leur faute, ils peuvent remarquer, en faisant des réflexions sur leurs pensées, quelle méthode ils ont suivie lorsqu'ils ont bien raisonné, et quelle a été la cause de leur erreur lorsqu'ils se sont trompés, et se former ainsi des règles sur ces réflexions pour éviter à l'avenir d'être surpris."
Antoine Arnauld et Pierre Nicole, La logique ou l'art de penser, 1662, Flammarion, 1970, p. 40.
"Proposition XLVIII
Qui a une idée vraie sait en même temps qu'il a une idée vraie et ne peut douter de la vérité de sa connaissance.
[…]
Scolie
[…] nul ayant une idée vraie, n'ignore que l'idée vraie enveloppe la plus haute certitude ; avoir une idée vraie en effet, ne signifie rien, sinon connaître une chose parfaitement ou le mieux possible et certes, personne ne peut en douter, à moins de croire que l'idée est quelque chose comme une peinture muette sur un panneau et non un mode de penser, savoir l'acte de connaître ; et, je le demande, qui peut savoir qu'il connaît une chose, s'il ne connaît auparavant la chose ? C'est-à-dire qui peut savoir s'il est certain d'une chose, s'il n'est auparavant certain de cette chose ? D'autre part, que peut-il y avoir de plus clair et de plus certain que l'idée vraie, qui soit norme de la vérité ? Certes, comme la lumière se fait connaître elle-même et fait connaître les ténèbres, la vérité est norme d'elle-même et du faux".
Spinoza, Éthique, 1677, 2e partie, trad. Charles Appuhn, GF, p. 117-118.
"Qui a une idée vraie sait en même temps qu'il a une idée vraie et ne peut douter de la vérité de sa connaissance. [...]
Car nul, ayant une idée vraie, n'ignore que l'idée vraie enveloppe la plus haute certitude; avoir une idée vraie, en effet, ne signifie rien, sinon connaître une chose parfaitement ou le mieux possible; et certes personne ne peut en douter, à moins de croire que l'idée est quelque chose de muet comme une peinture sur un panneau et non un mode de penser, savoir l'acte même de connaître; et, je le demande, qui peut savoir qu'il connaît une chose, s'il ne connaît auparavant la chose ? c'est-à-dire qui peut savoir qu'il est certain d'une chose, s'il n'est auparavant certain de cette chose ? D'autre part, que peut-il y avoir de plus clair et de plus certain que l'idée vraie, qui soit norme de vérité[1] ? Certes, comme la lumière se fait connaître elle-même et fait connaître les ténèbres, la vérité est norme d'elle-même et du faux. Par là je crois avoir répondu aux questions suivantes, savoir: si une idée vraie, en tant qu'elle est dite seulement s'accorder avec ce dont elle est l'idée, se distingue d'une fausse; une idée vraie ne contient donc aucune réalité ou perfection de plus qu'une fausse (puisqu'elles se distinguent seulement par une dénomination extrinsèque), et conséquemment un homme qui a des idées vraies ne l'emporte en rien sur celui qui en a seulement de fausses ? Puis d'où vient que les hommes ont des idées fausses ? Et, enfin, d'où quelqu'un peut-il savoir avec certitude qu'il a des idées qui conviennent à leurs objets ? À ces questions, dis-je, je pense avoir déjà répondu. Quant à la différence, en effet, qui est entre l'idée vraie et la fausse, il est établi par la Proposition 35[2] qu'il y a entre elles deux la même relation qu'entre l'être et le non-être. [...]
Par là apparaît aussi quelle différence est entre un homme qui a des idées vraies et un homme qui n'en a que de fausses. Quant à la dernière question enfin : d'où un homme peut savoir qu'il a une idée qui convient avec son objet, je viens de montrer suffisamment et surabondamment que cela provient uniquement de ce qu'il a une idée qui convient avec son objet, c'est-à-dire de ce que la vérité est norme d'elle-même. Ajoutez que notre Âme, en tant qu'elle perçoit les choses vraiment, est une partie de l'entendement infini de Dieu [...] et qu'il est donc aussi nécessaire que les idées claires et distinctes de l'Âme soient vraies, que cela est nécessaire des idées de Dieu."
Spinoza, Éthique, 1677, 2e partie, proposition XLIII, Éd. Garnier-Flammarion, 1965, trad. Ch. Appuhn, p. 117-118.
[1] Spinoza fait de l'évidence un critère de la vérité. Est évident, au sens propre (du latin videre, "voir"), ce qui ne peut pas ne pas être vu, ce qui s'impose par sa totale clarté.
[2] "La fausseté consiste dans une privation de connaissance qu'enveloppent les idées inadéquates, c'est-à-dire mutilées et confuses."
"Dans les sciences physiques, l'évidence est remplacée par la certitude ; l'évidence n'est pas susceptible de mesure, parce qu'elle n'a qu'une seule propriété absolue, qui est la négation nette ou l'affirmation de la chose qu'elle démontre ; mais la certitude n'étant jamais d'un positif absolu, a des rapports que l'on doit comparer et dont on peut estimer la mesure. La certitude physique, c'est-à-dire la certitude de toutes la plus certaine, n'est néanmoins que la probabilité presque infinie qu'un effet, un événement qui n'a jamais manqué d'arriver, arrivera encore une fois ; par exemple, puisque le soleil s'est toujours levé, il est désormais physiquement certain qu'il se lèvera demain ; une raison pour être, c'est d'avoir été : mais une raison pour cesser d'être, c'est d'avoir commencé d'être ; et par conséquent l'on ne peut pas dire qu'il soit également certain que le soleil se lèvera toujours, à moins de lui supposer une éternité antécédente, égale à la perpétuité subséquente; autrement il finira puisqu'il a commencé ; car nous ne devons juger de l'avenir que par la vue du passé ; dès qu'une chose a toujours été, ou qu'elle s'est toujours faite de la même façon , nous devons être assurés qu'elle sera ou se fera toujours de cette même façon : par toujours j'entends un très long temps, et non pas une éternité absolue, le toujours de l'avenir n'étant jamais qu'égal au toujours du passé. L'absolu, de quelque genre qu'il soit, n'est ni du ressort de la nature, ni de celui de l'esprit humain. Les hommes ont regardé comme des effets ordinaires et naturels tous les événements qui ont cette espèce de certitude physique : un effet qui arrive toujours cesse de nous étonner ; au contraire, un phénomène qui n'aurait jamais paru, ou qui, étant toujours arrivé de même façon, cesserait d'arriver ou arriverait d'une façon différente, nous étonnerait avec raison, et serait un événement qui nous paraîtrait si extraordinaire que nous le regarderions comme surnaturel. […]
L'expérience et l'analogie peuvent nous donner des certitudes différentes à peu près égales, et quelquefois de même genre : par exemple, je suis presque aussi certain de l'existence de la ville de Constantinople que je n'ai jamais vue, que de l'existence de la lune que j'ai vue si souvent, et cela parce que les témoignages en grand nombre peuvent produire une certitude presque égale à la certitude physique, lorsqu'ils portent sur des choses qui ont une pleine analogie avec celles que nous connaissons. La certitude physique doit se mesurer par un nombre immense de probabilités, puisque cette certitude est produite par une suite constante d'observations qui font ce qu'on appelle l'expérience de tous les temps, La certitude morale doit se mesurer par un moindre nombre de probabilités, puisqu'elle ne suppose qu'un certain nombre d'analogies avec ce qui nous est connu. En supposant un homme qui n'eût jamais rien vu, rien entendu, cherchons comment la croyance et le doute se produiraient dans son esprit : supposons-le frappé pour la première fois par l'aspect du soleil ; il le voit briller au haut des cieux, ensuite décliner, et enfin disparaître : qu'en peut-il conclure ? rien, sinon qu'il a vu le soleil, qu'il l'a vu suivre une certaine route , et qu'il ne le voit plus. Mais cet astre reparaît et disparaît encore le lendemain ; cette seconde vision est une première expérience qui doit produire en lui l'espérance de revoir le soleil, et il commence à croire qu'il pourrait revenir ; cependant il en doute beaucoup. Le soleil reparaît de nouveau ; cette troisième vision fait une seconde expérience qui diminue le doute autant qu'elle augmente la probabilité d'un troisième retour. Une troisième expérience l'augmente au point qu'il ne doute plus guère que le soleil ne revienne une quatrième fois; et enfin, quand il aura vu cet astre de lumière paraître et disparaître régulièrement dix , vingt, cent fois de suite, il croira être certain qu'il le verra toujours paraître, disparaître, et se mouvoir de la même façon. Plus il aura d'observations semblables, plus la certitude de voir le soleil se lever le lendemain sera grande. Chaque observation, c'est-à-dire chaque jour produit une probabilité, et la somme de ces probabilités réunies, dès qu'elle est très grande, donne la certitude physique. On pourra donc toujours exprimer cette certitude par les nombres, en datant l'origine du temps de notre expérience, et il en sera de même de tous les autres effets de la Nature ; par exemple, si l'on veut réduire ici l'ancienneté du monde et de notre expérience six mille ans, le soleil ne s'est levé pour nous que 2 millions 190 mille fois ; et comme, à dater du second jour qu'il s'est levé, les probabilités de se lever le lendemain augmentent, comme la suite 1, 2, 4, 8, 16, 32, 64, ... ou 2n-1. On aura 2n-1 = 2 189 999, ce qui est déjà un nombre si prodigieux que nous ne pouvons nous en former une idée ; et c'est par cette raison qu'on doit regarder la certitude physique comme composée d'une immensité de probabilités, puisque en reculant la date de la création seulement de deux milliers d'années, cette immensité de probabilités devient 22000 fois plus que 22189999."
Buffon, Essai d'arithmétique morale, 1777, § III et VI.
"« Évident » veut dire au sens propre que la proposition ainsi qualifiée est évidente ou vraie par elle-même et seulement par elle-même, qu'elle n'est pas une inférence de quelque proposition autre qu'elle-même. Ce n'est donc pas un terme qui voudrait dire que toute proposition est vraie perce qu'elle est évidente pour vous ou moi ou pour toute l'humanité, autrement dit, parce qu'il nous apparaît qu'elle est vraie. S'il apparaît qu'une proposition est vraie, cela ne peut jamais constituer un argument valide en faveur de la vérité réelle. En disant qu'une proposition est évidente nous voulons dire, j'insiste sur ce point, que le fait qu'elle nous apparaisse comme telle n'est pas la raison pour laquelle elle est vraie : car nous voulons dire qu'elle n'a absolument aucune raison d'être vraie. Ce ne pourrait être une proposition évidente si nous pouvions en dire : je ne peux pas penser autre chose, elle est donc vraie. Car alors ses preuves ne seraient pas à trouver en elle-même mais en autre chose, à savoir le fait que nous en sommes convaincus. Qu'elle nous apparaisse vraie sera peut-être la cause qui nous fera l'affirmer comme telle, ou la raison pour laquelle nous la penserons et la dirons vraie : mais une raison en ce sens est radicalement différente d'une raison logique, autrement dit d'une raison pour laquelle quelque chose est vrai. En outre chacune est bien la raison de quelque chose mais ce quelque chose diffère évidemment. L'évidence pour nous d'une proposition est seulement une raison de la considérer comme vraie : alors qu'une raison logique, c'est-à-dire une raison au sens où des propositions évidentes sont dénuées de raison, c'est une raison pour laquelle il faut que la proposition elle-même soit vraie, et non une raison pour laquelle nous la considérons comme telle. Répétons-le, le fait qu'une proposition soit évidente pour nous, ce sera peut-être non seulement la raison pour laquelle nous le pensons ou l'affirmons, mais aussi une raison pour laquelle nous avons le devoir de le penser ou l'affirmer. Mais une raison en ce sens-là aussi n'est pas une raison logique de la vérité d'une proposition, tout en étant une raison logique pour laquelle nous avons raison d'affirmer cette proposition. Dans notre expression quotidienne, ces trois sens de « raison » sont pourtant confondus constamment chaque fois que nous disons : « J'ai une raison de penser que cela est vrai. » Mais dès lors qu'il s'agit d'avoir des notions claires, sur l'éthique ou sur tout autre sujet d'étude et particulièrement toute étude philosophique, il est absolument essentiel que nous fassions la distinction entre ces trois sens."
G.E. Moore, Principia ethica, 1903, Chapitre IV, § 78, Paris, PUF, 1998, trad. Michel Gouverneur (revue par Ruwen Ogien), p. 208-209.
"Il y a des sujets sur lesquels s'accordent ceux qui les ont étudiés : par exemple la date des éclipses. Il y en a d'autres sur lesquels les spécialistes ne sont pas d'accord. Même quand ils sont tous d'accord, ils peuvent bien se tromper. L'opinion d'Einstein sur l'importance de la déviation subie par la lumière sous l'influence de la gravitation aurait été rejetée par tous les spécialistes il y a vingt ans, et pourtant c'est elle qui s'est trouvée vraie. Néanmoins, l'opinion des spécialistes, quand elle est unanime, doit être considérée par les non-spécialistes comme plus probablement vraie que l'opinion opposée. Le scepticisme dont je suis partisan se ramène à ceci seulement 1 : que lorsque les spécialistes sont d'accord, l'avis opposé ne peut être considéré comme certain ; 2 : que lorsqu'ils ne sont pas d'accord, aucun avis ne peut être considéré comme certain par le non-spécialiste ; et 3 : que lorsqu'ils estiment tous qu'il n'y a aucune raison suffisante pour un avis certain l'homme ordinaire ferait bien de suspendre son jugement."
Russell, Essais sceptiques, 1928, Introduction.
"Nous devons distinguer, d'une part, nos expériences subjectives ou nos sentiments de conviction, lesquels ne peuvent jamais justifier un énoncé (bien qu'ils puissent faire l'objet d'un examen psychologique) et, d'autre part, les relations logiques objectives existant entre les divers systèmes d'énoncés et à l'intérieur de chacun d'eux. […]
[…] une expérience subjective ou un sentiment de conviction ne peut jamais justifier un énoncé, scientifique et ne peut jouer dans la science d'autre rôle que celui d'objet d'une enquête empirique (psychologique). Aussi intense soit-il, un sentiment de conviction ne peut jamais justifier un énoncé. Ainsi, je puis être intimement convaincu, tout à fait certain, de l'évidence de mes perceptions, confondu par l'intensité de mon expérience, le moindre doute peut me sembler absurde. Mais cela fournit-il à la science la moindre raison d'accepter mon énoncé ? Un énoncé peut-il être justifié par le fait que Monsieur X est intimement convaincu de sa vérité ? La réponse est négative et toute autre réponse serait incompatible avec l'idée d'objectivité scientifique. Même le fait, si fermement établi pour moi, que j'éprouve ce sentiment de conviction, ne peut apparaître dans le champ de la science objective sinon sous la forme d'une hypothèse psychologique qui appelle naturellement un test intersubjectif : de la conjecture que j'ai cette conviction, le psychologue, à l'aide de théories psychologiques et autres, peut déduire certaines prévisions relatives à mon comportement, qui peuvent être confirmées ou réfutées au cours de tests expérimentaux. Mais du point de vue de l'épistémologie, il est tout à fait hors de propos de savoir si ma conviction était forte ou faible, si elle venait d'une impression forte ou même irrésistible de certitude indubitable (ou d'une « évidence en soi ») ou simplement d'une présupposition douteuse. Aucune de ces informations n'a un rapport quelconque avec la question de savoir comment les énoncés scientifiques peuvent être justifiés."
Karl Popper, La logique de la découverte scientifique, 1934, Trad. N. Thyssen-Rutten et P. Devaux, Bibliothèque scientifique Payot, Paris, 1973, p. 40-41 et p. 43.
"L'évidence première n'est pas une vérité fondamentale. En fait, l'objectivité scientifique n'est possible que si l'on a d'abord rompu avec l'objet immédiat, si l'on a refusé la séduction du premier choix, si l'on a arrêté ou contredit les pensées qui naissent de la première observation. Toute objectivité, dûment vérifiée, dément le premier contact avec l'objet. Elle doit d'abord tout critiquer : la sensation, le sens commun, la pratique même la plus constante, l'étymologie enfin, car le verbe, qui est fait pour chanter et séduire, rencontre rarement la pensée. Loin de s'émerveiller, la pensée objective[1] doit ironiser[2]. Sans cette vigilance malveillante, nous ne prendrons jamais vraiment une attitude objective. S'il s'agit d'examiner des hommes, des égaux, des frères, la sympathie est le fond de la méthode. Mais devant ce monde inerte qui ne souffre d'aucune de nos peines et que n'exalte aucune de nos joies, nous devons arrêter toutes les expansions, nous devons brimer notre personne. Les axes de la poésie et de la science sont d'abord inverses. Tout ce que peut penser espérer la philosophie, c'est de rendre la poésie et la science complémentaires, de les unir comme deux contraires bien faits."
Gaston Bachelard, La psychanalyse du feu, 1938, Gallimard Idées, 1949, p. 9-10.
[1] La pensée objective, c'est-à-dire la pensée correspondant à un type d'intelligibilité en rupture avec l'expérience concrète ; l'universalité qui la caractérise permet l'accord des esprits compétents.
[2] L'ironie doit être comprise ici dans le sens socratique : procédant du sentiment de notre ignorance, elle s'exprime par des interrogations en vue de trouver la vérité.
"115. Qui voudrait douter de tout n'irait même pas jusqu'au doute. Le jeu du doute lui-même présuppose la certitude".
"253. À la base de la croyance fondée, il y a la croyance qui n'est pas fondée".
"337. On ne peut pas procéder à des expérimentations s'il n'y a pas nombre de choses qu'on ne met pas en doute. Mais cela ne veut pas dire que l'on admet certaines présuppositions de confiance. Si je poste une lettre que j'ai écrite, je tiens qu'elle va arriver, je m'y attends.
Lorsque je procède à une expérimentation, je ne doute pas de l'existence de l'appareillage que j'ai sous les yeux ; j'ai une masse de doutes, mais non celui-là. Lorsque je fais un calcul, je crois sans en douter, que les chiffres qui sont sur le papier ne vont pas permuter d'eux-mêmes, je me fie tout au long à ma mémoire, et je m'y fie de façon inconditionnelle. La certitude qui joue ici est la même que celle de n'être jamais allé sur la lune".
"341. […] les questions que nous posons et nos doutes reposent sur ceci : certaines propositions sont soustraites au doute, comme des gonds sur lesquels tournent ces questions et doutes".
"342. […] il est inhérent à la logique de nos investigations scientifiques qu'effectivement certaines choses ne soient pas mises en doute".
Ludwig Wittgenstein, De la certitude, 1951, trad. J. Fauve, Gallimard, coll. tel.
"337 - On ne peut pas procéder à des expérimentations s'il n'y a pas nombre de choses qu'on ne met pas en doute. Mais cela ne veut pas dire que l'on admet certaines présuppositions de confiance. Si je poste une lettre que j'ai écrite, je tiens qu'elle va arriver, je m'y attends.
Lorsque je procède à une expérimentation, je ne doute pas de l'existence de l'appareillage que j'ai sous les yeux; j'ai une masse de doutes, mais non celui-là. Lorsque je fais un calcul, je crois, sans en douter, que les chiffres qui sont sur le papier ne vont pas permuter d'eux-mêmes, je me fie tout au long à ma mémoire, et je m'y fie de façon inconditionnelle. La certitude qui joue ici est la même que celle de n'avoir jamais été sur la Lune.
338 - Imaginons-nous cependant des gens qui ne seraient pas tout à fait sûrs de ces choses mais qui diraient qu'il en va ainsi très vraisemblablement et que cela ne vaut pas la peine d'en douter. Dans ma situation, ils diraient donc : « Il est hautement invraisemblable que j'aie jamais été sur la Lune, etc. » En quoi la vie de ces gens serait-elle différente de la nôtre ? Des gens disent - il y en a - que, si l'on pose une casserole d'eau sur le feu, il n'est que hautement probable qu'elle se mette à bouillir et non à geler, et donc qu'à strictement parler, ce que nous considérons comme impossible n'est qu'improbable. Quelle différence est-ce que cela fait dans leur vie ? N'est-ce pas seulement qu'ils en disent plus sur certaines choses que nous autres ?
339 - Imagine-toi un homme qui doit aller chercher un ami à la gare et qui ne se contente pas de consulter l'horaire et de partir à une certaine heure pour la gare, mais qui dise : « Je ne crois pas que le train va vraiment arriver, je vais pourtant aller à la gare. » Il fait tout ce que l'on fait habituellement, mais assortit ce qu'il fait de doute contre soi-même, etc.
340 - La certitude avec laquelle nous croyons n'importe quelle proposition mathématique est la même que celle que nous avons quand nous savons comment il faut prononcer les lettres A et B, comment s'appelle la couleur de notre sang et quand nous savons que les autres ont du sang qu'ils appellent « sang ».
341 - C'est-à-dire : les questions que nous posons et nos doutes reposent sur ceci : certaines propositions sont soustraites au doute, comme des gonds sur lesquels tournent ces questions et doutes.
342 - C'est-à-dire : il est inhérent à la logique de nos investigations scientifiques qu'effectivement certaines choses ne soient pas mises en doute.
343 - Mais ce n'est pas que nous ne puissions pas nous livrer à une investigation sur tout, bien forcés ainsi de nous contenter de présuppositions. Non. Si je veux que la porte tourne, il faut que les gonds soient fixes."
Ludwig Wittgenstein, De la certitude, § 337-343, Gallimard, «Idées », trad. Fauve, 1976, p. 88-90.
"Mes mains dans les poches, je suis absolument « certain » que j'ai cinq doigts à chaque main ; mais si la vie de mon meilleur ami devait dépendre de la vérité de cette proposition, il se pourrait (et ce serait, je crois, mon devoir) que je sorte mes mains de mes poches pour me rendre « deux fois plus sûr » que je n'ai pas perdu l'un ou l'autre de mes doigts miraculeusement.
À quoi aboutit tout ceci ? À montrer que la « certitude absolue » est une idée limite, et que la « certitude »"éprouvée ou subjective ne dépend pas seulement du degré de croyance et du sentiment d'évidence, mais aussi de la situation - de l'importance de l'enjeu. En outre, pour peu que l'enjeu soit suffisamment important, je puis être amené à reconsidérer radicalement le sentiment d'évidence que j'ai en faveur d'une proposition, même s'il s'agit, je le sais bien, d'une vérité triviale. Ce qui montre qu'il n'est pas impossible de renforcer même la plus certaine des certitudes. La « certitude » n'est pas - à strictement parler – une mesure de la croyance. C'est plutôt la mesure d'une croyance relativement à une situation instable ; car dans l'urgence globale de la situation où j'agis, il y a de nombreux aspects, et je peux passer tantôt de l'un à l'autre. La certitude complète n'a donc pas le caractère d'un maximum ou d'un terme. Il peut toujours y avoir une certitude qui soit encore plus assurée".
Karl Popper, Les deux visages du sens commun, in La connaissance objective, 1970, trad. J.-J. Rosat, Champs Flammarion, 1998, p. 144.
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