"Dans le panthéon grec figure une divinité qui porte le nom d'une fonction psychologique : Mnèmosunè, Mémoire. L'exemple, sans doute, n'est pas unique. Les Grecs rangent au nombre de leurs dieux des passions et des sentiments, Érôs, Aïdôs, Phobos, des attitudes mentales, Pislis, des qualités intellectuelles, Métis, des fautes ou des égarements de l'esprit, Alè, Lyssa. Bien des phénomènes d'ordre, à nos yeux, psychologique peuvent ainsi faire l'objet d'un culte. Dans le cadre d'une pensée religieuse, ils apparaissent sous forme de puissances sacrées, dépassant l'homme et le débordant alors même qu'il en éprouve au-dedans de lui la présence. Le cas cependant de Mnèmosunè semble particulier. La mémoire est une fonction très élaborée qui touche à de grandes catégories psychologiques, comme le temps et le moi. Elle met en jeu un ensemble d'opérations mentales complexes, avec ce que cette maîtrise comporte d'effort, d'entraînement et d'exercice. Le pouvoir de remémoration, avons-nous rappelé, est une conquête ; la sacralisation de Mnèmosunè marque le prix qui lui est accordé dans une civilisation de tradition purement orale comme le fut, entre le XIIe et le VIIIe siècles, avant la diffusion de récriture, celle de la Grèce. Encore faut-il préciser ce qu'est cette mémoire dont les Grecs font une divinité. Dans quel domaine, par quelle voie, sous quelle forme s'exerce le pouvoir de remémoration auquel préside Mnèmosunè ? Quels événements, quelle réalité vise-t-il ? Dans quelle mesure s'oriente-t-il vers la connaissance du passé et la construction d'une perspective temporelle ? Nous ne disposons d'autres documents que des récits mythiques. Mais, à travers les indications qu'ils nous apportent sur Mnèmosunè, les activités qu'elle patronne, ses attributs et ses pouvoirs, nous pouvons espérer atteindre quelques traits de cette mémoire archaïque et reconnaître certains aspects de son fonctionnement.
Déesse titane, sœur de Cronos et d'Okeanos, mère des Muses dont elle conduit le chœur et avec lesquelles, parfois, elle se confond, Mnèmosunè préside, on le sait, à la fonction poétique. Que cette fonction exige une intervention surnaturelle, cela va de soi pour les Grecs. La poésie constitue un des formes typiques de la possession et du délire divin, l'état d' « enthousiasme » au sens étymologique. Possédé des Muses, le poète est l'interprète de Mnèmosunè, comme le prophète, inspiré du dieu, l’est d'Apollon. Au reste, entre la divination et la poésie orale telle qu'elle s'exerce, à l'âge archaïque, dans des confréries d'aèdes, chanteurs el musiciens, il y a des affinités, et même des interférences, qui ont été maintes lois signalées. Aède et devin ont en commun un même don de « voyance », privilège qu'ils ont dû payer au prix de leurs yeux. Aveugles à la lumière, ils voient l'invisible. Le dieu qui les inspire leur découvre, dans une sorte de révélation, les réalités qui échappent au regard humain. Cette double vue porte en particulier sur les parties du temps inaccessibles aux créatures mortelles : ce qui a eu lieu autrefois, ce qui n’est pas encore. Le savoir ou la sagesse, la sophia, que Mnèmosunè dispense à ses élus est une « omniscience » de type divinatoire. La même formule qui définit chez Homère l'art du devin Calchas s’applique, chez Hésiode, à Mnèmosunè : elle sait – et elle chante – « tout ce qui a été, tout ce qui est, tout ce qui sera ». Mais, contrairement au devin qui doit le plus souvent répondre à des préoccupations concernant l'avenir, l'activité du poète s'oriente presque exclusivement du côté du passé. Non son passé individuel, ni non plus le passé en général comme il s'agissait d'un cadre vide indépendant des événements qui s'y déroulent, mais l' « ancien temps », avec son contenu et ses qualités propres : l'âge héroïque ou, au delà encore, l'âge primordial, le temps originel.
De ces époques révolues le poète a une expérience immédiate. Il connaît le passé parce qu'il a le pouvoir d'être présent au passé. Se souvenir, savoir, voir, autant de termes qui s'équivalent. Un lieu commun de la tradition poétique est d'opposer le type connaissance qui appartient à l'homme ordinaire : savoir par ouï-dire reposant sur le témoignage d'autrui, sur des propos rapportés, à celui de l'aède en proie à l'inspiration et qui est, comme celui des dieux, une vision personnelle directe. La mémoire transporte le poète au cœur des événements anciens, dans le temps. L'organisation temporelle de son récit ne fait que reproduire la série des événements, auxquels en quelque sort il assiste, dans l'ordre même où ils se succèdent à partir de leur origine.
Présence directe au passé, révélation immédiate, don divin, tous ces traits, qui définissent l'inspiration par les Muses n'excluent nullement pour le poète la nécessité d'une dure préparation et comme d'un apprentissage de son état de voyant. Pas davantage l'improvisation au cours du chant n'exclut le recours fidèle à une tradition poétique conservée de génération en génération. Au contraire, les règles mêmes de la composition orale exigent que le chanteur dispose, non seulement d'un canevas de thèmes et de récits, mais d'une technique de diction formulaire qu'il utilise toute faite et qui comporte l'emploi d'expressions traditionnelles, de combinaisons de mots déjà fixées, de recettes établies de versification. Nous ne savons pas comment l'apprenti chanteur s'initiait, dans les confréries d'aèdes, à la maîtrise de cette langue poétique. On peut penser que le dressage faisait une large place à des exercices mnémotechniques, en particulier à la récitation de très longs morceaux répétés par cœur. On trouve chez Homère une indication dans ce sens. L'invocation à la Muse ou aux Muses, en dehors des cas où elle se situe, comme il est naturel, à l'ouverture du chant, peut introduire une de ces interminables énumérations de noms d'hommes, de contrées, de peuples, qu'on appelle des Catalogues. Au chant II de l'Iliade, le Catalogue des vaisseaux présente ainsi un véritable inventaire de l'armée achéenne : noms des chefs, contingents placés sous leurs ordres, lieux d'origine, nombre de navires dont ils disposent. La liste s'étend sur 265 vers. Elle s'ouvre par l'invocation suivante : « Et maintenant, dites-moi, Muses, habitantes de l'Olympe – car vous êtes, vous, des déesses : partout présentes, vous savez tout ; nous n'entendons qu'un bruit, nous, et ne savons rien – dites-moi quels étaient les guides, les chefs des Danaens ». Au Catalogue des vaisseaux succède immédiatement le Catalogue des meilleurs guerriers et des meilleurs chevaux achéens, qui débute par une nouvelle invocation aux Muses, et que vient suivre presque aussitôt le Catalogue de l'armée troyenne. L'ensemble forme à peu près la moitié du chant II, en tout près de 400 vers, composés presque exclusivement d'une suite de noms propres, ce qui suppose un véritable entraînement de la mémoire.
Ces recueils peuvent paraître fastidieux. La prédilection que leur marquent Homère et, plus encore, Hésiode montre qu’ils jouent dans leur poésie un rôle de première importance. C’est à travers eux que se fixe et se transmet le répertoire des connaissances qui permet au groupe social de déchiffrer son « passé ». Ils constituent comme les archives d'une société sans écriture, archives purement légendaires, qui ne répondent ni à des exigences administratives, ni à un dessein de glorification royale, ni à un souci historique. Elles visent à mettre en ordre le monde héros et des dieux, à en dresser une nomenclature aussi rigoureuse et complète que possible. Dans ces répertoires de noms qui établissent la liste des agents humains et divins, qui précisent leur famille, leur pays, leur descendance, leur hiérarchie, les diverses traditions légendaires sont codifiées, la matière des récits mythiques organisée et classée.
Ce souci de formulation exacte et de dénombrement complet confère à la poésie ancienne – même lorsqu'elle vise d'abord à divertir, comme c'est le cas chez Homère – une rectitude quasi rituelle. Hérodote pourra écrire que la foule des dieux grecs auparavant anonyme, s'est trouvée dans les poèmes d'Homère et d'Hésiode, distinguée, définie et nommée. À cette ordonnance du monde religieux est étroitement associé l'effort du poète pour déterminer les « origines ». Chez Homère, il ne s'agit que de fixer les généalogies des hommes et des dieux, de préciser la provenance des peuples, des familles royales, de formuler l'étymologie de certains noms propres et l'aition d'épithètes cultuelles. Chez Hésiode, cette recherche des origines prend un sens proprement religieux et confère à l'œuvre du poète le caractère d'un message sacré. Les filles de Mnèmosunè, en lui offrant le bâton de sage le skeptron, taillé dans un laurier, lui ont enseigné « la Vérité ». Elles lui ont appris le « beau chant» dont elles charment elles-mêmes les oreilles de Zeus, et qui dit le commencement de tout. Les Muses chantent en effet, en commençant par le début, l’apparition du monde, la genèse des dieux, la naissance de l'humanité. Le passé ainsi dévoilé est beaucoup plus que l’antécédent du présent : il en est la source. En remontant jusqu'à lui, la remémoration cherche non à situer les événements dans un cadre temporel, mais à atteindre le fond de l'être, à découvrir l’originel, la réalité primordiale dont est issu le cosmos et qui permet de comprendre le devenir dans son ensemble.
Cette genèse du monde dont les Muses racontent le cours comporte de l’avant et de l'après, mais elle ne se déroule pas dans une durée homogène, dans un temps unique. Il n'y a pas, rythmant ce passé, une chronologie, mais des généalogies. Le temps est comme inclus dans les rapports de filiation. Chaque génération, chaque « race » a son temps propre, son « âge », dont la durée, le flux et même l'orientation peuvent différer du tout au tout. Le passé se stratifie en une succession de « races ». Ces races forment l’ « ancien temps », mais elles ne laissent pas d'exister encore et, pour certaines, d'avoir beaucoup plus de réalité que n’en possèdent la vie présente et la race actuelle des humains. Contemporaines du temps originel, les réalités primordiales comme Gaia et Ouranos demeurent l'inébranlable fondement du monde d’aujourd'hui. Les puissances de désordre, les Titans, engendrés par Ouranos, et les monstres vaincus par Zeus continuent à vivre et à s'agiter au delà de la terre, dans la nuit du monde infernal. Toutes les anciennes races d'hommes qui ont donné leur nom aux temps révolus, à l'âge d'or, sous le règne de Cronos, puis à l'âge d’argent et de bronze, enfin à l'âge héroïque, sont encore présentes, pour qui sait les voir, génies voltigeant à la surface de la terre, démons souterrains, hôtes, aux confins de l'Océan, de l'île des Bienheureux. Toujours présents, toujours vivants aussi, comme leur nom l'indique, ceux qui ont succédé à Cronos et établi avec leur règne l'ordre du monde, les Olympiens. Depuis leur naissance ils vivent dans un temps qui ne connaît ni la vieillesse ni la mort. La vitalité de leur race s'étend et s'étendra à travers tous les âges, dans l'élan d'une jeunesse inaltérable.
On ne saurait donc dire que l'évocation du « passé » fait revivre ce qui n'est plus et lui donne, en nous, une illusion d'existence. À aucun moment la remontée le long du temps ne nous fait quitter les réalités actuelles. En nous éloignant du présent c'est seulement par rapport au monde visible que nous prenons de la distance ; nous sortons de notre univers humain, pour découvrir derrière lui d'autres régions de l'être, d'autres niveaux cosmiques, normalement inaccessibles : au-dessous, le monde infernal et tout ce qui le peuple, au-dessus le monde des dieux olympiens. Le « passé» est partie intégrante du cosmos ; l'explorer c'est découvrir ce qui se dissimule dans les profondeurs de l'être. L'Histoire que chante Mnèmosunè est un déchiffrement de l'invisible, une géographie du surnaturel.
Quelle est alors la fonction de la mémoire ? Elle ne reconstruit pas le temps ; elle ne l'abolit pas non plus. En faisant tomber la barrière qui sépare le présent du passé, elle jette un pont entre le monde des vivants et cet au-delà auquel retourne tout ce qui a quitté la lumière du soleil. Elle réalise pour le passé une « évocation » comparable à celle qu'effectue pour les mort le rituel homérique de l'έκκλησις : l'appel chez les vivants et la venue au jour, pour un bref moment, d'un défunt remonté du monde infernal ; comparable aussi au voyage qui se mime dans certaines consultations oraculaires : la descente d'un vivant au pays des morts pour y apprendre – pour y voir – ce qu'il veut connaître. Le privilège que Mnèmosunè confère à l'aède est celui d'un contact avec l'autre monde, la possibilité d'y entrer et d'en revenir librement. Le passé apparaît comme une dimension de l'au-delà.
En livrant à Hésiode le secret des origines, les Muses lui révèlent un mystère. L'anamnèsis, la réminiscence apparaît, dans une poésie d'inspiration morale et religieuse, déjà comme une sorte d'initiation. L'élu qui en bénéficie s'en trouve lui-même transformé. En même temps que se dévoile à ses yeux la « vérité » du devenir – établissement définitif de l'ordre cosmique et divin, désordre progressif chez les créatures mortelles –, la vision des temps anciens le libère dans une certaine mesure des maux qui accablent l'humanité d'aujourd'hui, la race de fer. La mémoire lui apporte comme une transmutation de son expérience temporelle. Par le contact qu'elle établit avec les premiers âges, l’αίών divin, le temps primordial, elle permet d'échapper au temps de la cinquième race, fait de fatigue, de misère et d'angoisse. Mnèmosunè, celle qui fait se souvenir, est aussi chez Hésiode celle qui fait oublier les maux, la λησμοσύνη κακωη [Mnèmosunè ]. La remémoration passé a comme contrepartie nécessaire l' « oubli » du temps présent.
On ne s'étonnera donc pas de trouver, à l'oracle de Lébadée, où se mimait dans l'antre de Trophonios une descente dans l’Hadès, Lèthè, Oubli, associée à Mnèmosunè et formant avec elle un couple de puissances religieuses complémentaires. Avant de pénétrer dans la bouche d'enfer, le consultant, déjà soumis à des rites purificatoires, était conduit près de deux sources appelées Lèthè et Mnèmosunè. Buvant à la première, il oubliait tout de sa vie humaine et, semblable à un mort, entrait dans le domaine de la Nuit. Par l'eau de la seconde, il devait garder la mémoire de tout ce qu'il avait vu et entendu dans l'autre monde. À son retour il ne se limitait plus à la connaissance du moment présent ; le contact avec l'au-delà lui avait apporté la révélation du passé et de l'avenir.
Oubli est donc une eau de mort. Nul ne peut sans y avoir bu, c’est-à-dire sans avoir perdu le souvenir et la conscience, aborder au royaume des ombres. Mémoire apparaît en contraste comme une fontaine d'immortalité, l'άθάνατος πηγή [áthánatos pêgê] dont parlent certaines inscriptions funéraires et qui assure au défunt sa survie jusque dans l'au-delà. Précisément parce que la mort se définit comme le domaine de l'oubli, le Λήθης πεδίον [Lêthês pedíon], celui qui dans l'Hadès garde la mémoire transcende la condition mortelle. Il n'y a plus pour lui d'opposition ni de barrière entre la vie et la mort. D’un monde à l'autre il circule librement. À cet égard, il apparaît semblable à un personnage comme cet Éthalide, fils d'Hermès, auquel son père pour le rendre immortel accorda « une mémoire inaltérable » : « Même lorsqu'il traversa l'Achéron, l'oubli ne submergea pas son âme ; et quoiqu'il habite tantôt le séjour des ombres, tantôt celui de la lumière du soleil, il garde toujours le souvenir de ce qu'il a vu. » Ce privilège de non-mort prendra chez un Éthalide une signification particulière dont nous aurons à préciser le lien avec la croyance à la métempsychose. Mais le même privilège appartient déjà, dans une tradition plus ancienne à tous ceux dont la mémoire sait discerner, par delà le présent, ce qui est enfoui au plus profond du passé et mûrit en secret pour les temps à venir. Ainsi des devins comme Tirésias et Amphiaraos. Au milieu des ombres inconsistantes de l'Hadès, ils demeurent animés et lucides, n'ayant là-bas rien oublié de leur séjour terrestre, comme ils ont su ici acquérir la mémoire des temps invisibles qui appartiennent à l'autre monde."
Jean-Pierre Vernant, "Aspects mythiques de la mémoire et du temps", in Mythe et pensée chez les Grecs, 1965, Éd. Maspéro, t.1, p. 80-89.
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