"C'est, comme on l'a déjà dit, par les sens, qui sont au nombre de cinq, que nous sommes avertis des objets hors de nous ; cet avertissement forme la conception que nous en avons ; car quand la conception de la même chose revient, nous nous apercevons qu'elle vient de nouveau, c'est-à-dire que nous avons eu la même conception auparavant, ce qui est la même chose que d'imaginer une chose passée ; ce qui est impossible à la sensation, qui ne peut avoir lieu que quand les choses sont présentes. Ainsi cela peut être regardé comme un sixième sens, mais interne, et non extérieur comme les autres ; c'est ce que l'on désigne communément sous le nom de ressouvenir.
Quant à la manière dont nous apercevons une conception passée, il faut se rappeler qu'en donnant la définition de l'imagination nous avons dit que c'était une conception qui s'affaiblissait ou s'obscurcissait peu à peu. Une conception obscure est celle qui représente un objet entier à la fois, sans nous montrer ses plus petites parties ; et l'on dit qu'une conception, ou représentation, est plus ou moins claire selon qu'un nombre plus ou moins grand des parties de l'objet, conçu antérieurement, nous est représenté. Ainsi, en trouvant que la conception, qui au moment où elle a été d'abord produite par les sens était claire, et représentait distinctement les parties de l'objet, est obscure et confuse lorsqu'elle revient, nous nous apercevons qu'il lui manque quelque chose que nous attendions, ce qui nous fait juger qu'elle est passée et qu'elle a souffert du déchet. Par exemple, un homme qui se trouve dans une ville étrangère voit non seulement des rues entières, mais peut encore distinguer des maisons particulières et des parties de maisons, mais lorsqu'il est une fois sorti de cette ville, il ne peut plus les distinguer dans son esprit aussi particulièrement qu'il avait fait, parce que alors il y a des maisons ou des parties qui lui échappent ; cependant alors il se ressouvient mais moins parfaitement ; par la suite des temps l'image de la ville qu'il a vue ne se représente à lui que comme un amas confus de bâtiments, et c'est presque tout comme s'il l'avait oubliée. Ainsi en voyant que le souvenir est plus ou moins marqué selon que nous lui trouvons plus ou moins d'obscurité, pourquoi ne dirions-nous pas que le souvenir n'est que le défaut des parties que chaque homme s'attend à voir succéder, après avoir eu la conception d'un tout ? Voir un objet à une grande distance de lieu ou se rappeler un objet à une grande distance de temps, c'est avoir des conceptions semblables de la chose : car il manque dans l'un et l'autre cas la distinction des parties ; l'une de ces conceptions étant faible par la grande distance, d'où la sensation se fait ; l'autre par le déchet qu'elle a souffert."
Thomas Hobbes, De la nature humaine, 1640, chapitre III, § 6-7, tr. fr. Baron D'Holbach.
"De même que les vagues continuent de rouler sur l'eau longtemps après que le vent a cessé, c'est de même ce qui arrive dans le cas de ces mouvement que font les parties intérieures d'un homme, donc quand il voit, rêve, etc. En effet, après que l'objet a disparu, ou quand nos yeux sont fermés, nous conservons cependant une image de la chose vue, quoiqu'elle soit plus obscure que lorsque nous la voyions. C'est cela que les Latins nomment imagination, à partir de l'image produite en voyant et qu'ils appliquent, encore qu'improprement, à tous les autres sens. Mais les Grecs l'appellent illusion [fancy][1] ce qui signifie apparence et convient aussi bien à un sens qu'à un autre. Par conséquent, l'IMAGINATION n'est qu'une sensation dégradée et on la trouve chez les humains et chez beaucoup d'autres créatures aussi bien endormies qu'éveillées.
Chez les humains éveillés, la dégradation de la sensation ne consiste pas en la dégradation du mouvement produit par la sensation, mais en son obscurcissement, de la même façon que la lumière du soleil obscurcit la lumière des étoiles, lesquelles n'ont pas moins de vertu brillante durant la nuit qu'elles n'en ont pendant le jour. Parce que parmi les nombreux stimuli que nos yeux, nos oreilles et d'autres organes reçoivent des corps extérieurs, seul celui qui prédomine est ressenti, ainsi, la lumière du soleil étant prédominante, nous ne sommes pas affectés par l'action des étoiles. Et si un objet quelconque est retiré de devant nos yeux, quoique l'impression qu'il nous a faite reste en nous, et si d'autres objets se présentent qui agissent sur nous, l'imagination du passé s'obscurcit et devient faible, comme la voix humaine est affaiblie au milieu des bruits de la journée. De cela il suit que, plus le temps écoulé est long depuis la vision, ou depuis la sensation d'un objet quelconque, plus l'imagination est faible. En effet, le changement continuel du corps humain détruit dans le temps les parties mises en mouvement par la sensation, de sorte que la distance de temps et de lieu produit un même et unique effet sur nous. Car à une grande distance, ce que nous regardons paraît trouble et les plus petites parties ne se distinguent pas ; de même pour les voix qui deviennent faibles et inarticulées ; de même encore, après une longue période de temps, notre imagination du passé est faible et, par exemple, nous oublions beaucoup de rues particulière des villes que nous avons visitées et de nombreuses circonstance particulières de nos actions. Cette sensation dégradée, quand nous exprimons la chose même (je veux dire l'illusion elle-même), s'appelle imagination comme je l'ai déjà dit. Mai, quand nous exprimons la dégradation, signifiant par là que la sensation s'évanouit, qu'elle est ancienne et passée, elle s'appelle mémoire. En sorte qu'imagination et mémoire ne sont qu'une seule chose qui, selon diverses circonstances, prend des noms divers."
Thomas Hobbes, Léviathan, 1651, Livre I, § 2, tr. Gérard Mairet, Folio essais, p. 76-78.
[1] Phantasma.
"Nous constatons par expérience que, lorsqu'une impression a été présente à l'esprit, elle y fait à nouveau son apparition en tant qu'idée, et cela, de deux façons différentes : soit elle conserve une large part de sa vivacité initiale quand elle réapparaît, et elle est alors, en quelque sorte, intermédiaire entre une impression et une idée, soit elle perd intégralement cette vivacité, et c'est une idée parfaite. La faculté par laquelle nous répétons nos impressions de la première manière s'appelle la MÉMOIRE, et l'autre, l'IMAGINATION. À première vue, il est évident que les idées de la mémoire sont beaucoup plus vives et fortes que celles de l'imagination, et que la première de ces facultés peint ses objets avec des couleurs plus franches que celles qui sont utilisées par la seconde. Lorsque nous nous rappelons un événement passé, l'idée en imprègne l'esprit d'une manière irrésistible, tandis que dans l'imagination, la perception est faible et languide et l'esprit ne peut que difficilement la garder très longtemps stable et uniforme. Il y a donc ici me différence sensible entre une espèce d'idées et une autre. […]
Il y a une autre différence entre ces deux sortes d'idées, qui n'est pas moins évidente, et la voici : bien que ni les idées de la mémoire ni celles de l'imagination, ni les idées vives ni les faibles, ne puissent se présenter à l'esprit sans que les impressions qui leur correspondent les aient précédées pour leur frayer voie, l'imagination n'est pourtant pas tenue de respecter identiquement l'ordre et la forme des impressions originelles, tandis que sur ce point, la mémoire est, d'une certaine manière, assujettie, sans aucun pouvoir de modification.
Il est évident que la mémoire conserve la forme originelle sous laquelle les objets ont été présentés que, chaque fois que nous nous en écartons en nous remémorant quelque chose, cela provient d'un certain défaut ou d'une certaine imperfection de cette faculté. Il peut arriver qu'un historien, pour la commodité de sa narration, relate un événement avant un autre auquel il était, en fait, postérieur ; mais s'il veut être exact, il prend alors bonne note de ce désordre, replace ainsi l'idée dans la position qui est la sienne. Il en va de même lorsque nous nous souvenons des lieux et des personnes que nous avons connus auparavant. L'activité principale de la mémoire n'est pas de conserver les idées simples, mais leur ordre et leur position. En bref, ce principe est étayé par un nombre si considérable de phénomènes courants et triviaux que nous pouvons nous épargner le souci d'y insister davantage.
Nous retrouvons la même évidence dan notre second principe, celui de la liberté que possède l'imagination de transposer et de changer ses idées. Les fables que nous trouvons dans les poèmes et les romans placent ce principe hors de toute discussion. La nature est totalement bouleversée et il n'est question que de chevaux ailés, de dragons qui crachent le feu et de géants monstrueux. Et cette liberté de la fantaisie [fancy] ne paraîtra pas étrange si nous considérons que toutes nos idées sont des copies de nos impressions et qu'il n'est pas deux impressions qui soient parfaitement inséparables ; sans compter que c'est une conséquence évidente de la division de idées en simples et complexes. Toutes les fois que l'imagination perçoit une différence entre les idées elle peut aisément effectuer une séparation."
David Hume, Traité de la nature humaine, 1739, Livre I, 1ère partie, section III, tr. fr. Philippe Baranger et Philippe Saltel, GF, 1995, p. 50-52.
"We find by experience, that when any impression has been present with the mind, it again makes its appearance there as an idea; and this it may do after two different ways: either when in its new appearance it retains a considerable degree of its first vivacity, and is somewhat intermediate betwixt an impression and an idea: or when it entirely loses that vivacity, and is a perfect idea. The faculty, by which we repeat our impressions in the first manner, is called the MEMORY, and the other the IMAGINATION. It is evident at first sight, that the ideas of the memory are much more lively and strong than those of the imagination, and that the former faculty paints its objects in more distinct colours, than any which are employed by the latter. When we remember any past event, the idea of it flows in upon the mind in a forcible manner; whereas in the imagination the perception is faint and languid, and cannot without difficulty be preserved by the mind steddy and uniform for any considerable time. Here then is a sensible difference betwixt one species of ideas and another. […]
There is another difference betwixt these two kinds of ideas, which is no less evident, namely that though neither the ideas, of the memory nor imagination, neither the lively nor faint ideas can make their appearance in the mind, unless their correspondent impressions have gone before to prepare the way for them, yet the imagination is not restrained to the same order and form with the original impressions; while the memory is in a manner tied down in that respect, without any power of variation.
It is evident, that the memory preserves the original form, in which its objects were presented, and that where-ever we depart from it in recollecting any thing, it proceeds from some defect or imperfection in that faculty. An historian may, perhaps, for the more convenient Carrying on of his narration, relate an event before another, to which it was in fact posterior; but then he takes notice of this disorder, if he be exact; and by that means replaces the idea in its due position. It is the same case in our recollection of those places and persons, with which we were formerly acquainted. The chief exercise of the memory is not to preserve the simple ideas, but their order and position. In short, this principle is supported by such a number of common and vulgar phaenomena, that we may spare ourselves the trouble of insisting on it any farther.
The same evidence follows us in our second principle, OF THE LIBERTY OF THE IMAGINATION TO TRANSPOSE AND CHANGE ITS IDEAS. The fables we meet with in poems and romances put this entirely out of the question. Nature there is totally confounded, and nothing mentioned but winged horses, fiery dragons, and monstrous giants. Nor will this liberty of the fancy appear strange, when we consider, that all our ideas are copyed from our impressions, and that there are not any two impressions which are perfectly inseparable. Not to mention, that this is an evident consequence of the division of ideas into simple and complex. Where-ever the imagination perceives a difference among ideas, it can easily produce a separation."
David Hume, A Treatise on human nature, 1739, Book I, 1st part, section III.
"La mémoire proprement dite, ou, si vous voulez, la mémoire secondaire, [opposée à la mémoire primaire ou immédiate dont il vient d'être parlé,] est la connaissance d'un ancien état psychique reparaissant dans la conscience après en avoir disparu. Ou plutôt, c'est la connaissance d'un événement ou d'un objet auquel nous avons cessé un certain temps de penser, et qui revient enrichi dune conscience additionnelle le signalant comme l'objet dune pensée ou d'une expérience antérieures.
On pourrait croire que l'élément essentiel de cette connaissance est la reproduction [revival] dans l'esprit d'une image ou copie de l'objet original. C'est bien ainsi que l'entendent maints auteurs, selon lesquels cette reproduction suffit à constituer un souvenir de l'expérience première. Mais cette reproduction sera ce quelle voudra, elle ne sera jamais un souvenir [a memory] : c'est un double, une seconde édition, et qui n'a d'autre rapport avec la première édition que de lui ressembler d'aventure. Ma pendule sonne aujourd'hui, elle sonnait déjà hier, elle peut sonner encore un million de fois avant d'être hors de service ; la pluie tombe sur ma gouttière cette semaine, ainsi fit-elle la semaine dernière, et fera-t-elle sans doute in saecula sœculorum : mais pensez-vous que, par un pur effet de la répétition et de la ressemblance, ce coup qui sonne aujourd'hui se souvienne de ceux qui ont sonné avant lui ? que ce déluge rappelle à ma gouttière le déluge de la semaine dernière ? Qui soutiendrait un tel paradoxe ? Cependant ne m'objectez pas que le paradoxe tient à ce que pendule et gouttière n'ont pas de conscience ; prenez une conscience : ses sensations ne se souviendront pas plus l'une de l'autre que ne le font des sonneries de pendule, du seul chef qu'elles se répètent et se ressemblent. Récurrence n'est pas mémoire. Deux éditions d'un même état de conscience sont deux événements distincts, enfermés chacun dans sa peau ; l'état de conscience d'hier est mort et enterré : la présence de l'état de conscience d'aujourd'hui ne le fera pas ressusciter. Pour qu'une image présente puisse prétendre à s'identifier à une image passée, il faut encore une condition dont on ne parle pas.
Cette condition, c'est que ladite image soit expressément rapportée au passé et pensée dans le passé. Mais comment penser une chose dans le passé, sinon en pensant simultanément et la chose et le passé et leur mutuelle connexion ? Et comment penser le passé ? Dans le chapitre de la perception du temps, nous avons vu que notre intuition immédiate du passé ne nous mène guère plus loin, que quelques secondes en arrière du présent. Hors de celte limite, nous concevons, nous ne percevons pas le passé ; nous n'en avons qu'une connaissance symbolique exprimée dans des mots, v.g. « la semaine dernière », « en 1850 », etc., ou nous ne le connaissons qu'au travers d'événements qu'il a contenus, v. g. « l'année où nous étions sur les bancs de tel collège, l'année où nous avons fait telle perle », etc. Si donc nous voulons penser une époque passée, il nous faudra la penser dans les états de conscience qui lui sont associés, dans son nom ou dans quelque autre symbole, ou encore dans certains événements concrets. Et si nous voulons la penser intégralement, il nous faudra utiliser à la fois le symbole et les souvenirs concrets. Ainsi, « rapporter » un événement spécial à une époque passée reviendra à le penser avec sa date et tout ce qui la détermine, bref reviendra à le penser avec une foule « d'associés » qui font corps avec lui [contiguous associates].
Mais, même alors, nous n'aurons pas encore réalisé un souvenir. Car un souvenir est plus qu'un fait qui a sa date dans le passé : c'est un fait qui a sa date dans mon passé ; autrement dit il me faut le penser comme la répétition d'une de mes expériences antérieures. Il faut qu'il m'apparaisse enveloppé de cette « chaleur » et de cette « intimité » dont nous avons si souvent parlé, dans le chapitre du Moi, et qui sont les critères grâce auxquels la conscience reconnaît et s'approprie comme sienne n'importe quelle expérience.
Voici donc les éléments requis pour qu'il y ait vrai souvenir : un sentiment général de la ligne du passé, une date particulière projetée en quelque point de cette ligne (date déterminée soit par son chiffre, soit par son contenu), un événement localisé à cette date, et enfin la revendication de cet événement par ma conscience comme partie intégrante de sa propre vie."
William James, Précis de psychologie, 1908, chapitre XVIII, tr. fr. E. Baudin et G. Bertier, Marcel Rivière, 1909, p. 375-377.
"ANALYSE DU PHÉNOMÈNE DU SOUVENIR [OF MEMORY]
La mémoire proprement dite, ou, si vous voulez, la mémoire secondaire, est la connaissance d'un ancien état psychique reparaissant dans la conscience après en avoir disparu. Ou plutôt, c'est la connaissance d'un événement ou d'un objet auquel nous avons cessé un certain temps de penser, et qui revient enrichi dune conscience additionnelle le signalant comme l'objet dune pensée ou d'une expérience antérieures.
On pourrait croire que l'élément essentiel de cette connaissance est la reviviscence [revival] dans l'esprit d'une image ou copie de l'objet original. C'est bien ainsi que l'entendent maints auteurs, selon lesquels cette reproduction suffit à constituer un souvenir de l'expérience première. Mais cette reproduction sera ce quelle voudra, elle ne sera jamais une mémoire [a memory : un souvenir] : c'est un double, une seconde édition, et qui n'a d'autre rapport avec la première édition que de lui ressembler d'aventure. Ma pendule sonne aujourd'hui, elle sonnait déjà hier, elle peut sonner encore un million de fois avant d'être hors de service ; la pluie tombe sur ma gouttière cette semaine, ainsi fit-elle la semaine dernière, et fera-t-elle sans doute in saecula sœculorum : mais pensez-vous que, par un pur effet de la répétition et de la ressemblance, ce coup qui sonne aujourd'hui se souvienne de ceux qui ont sonné avant lui ? que ce déluge rappelle à ma gouttière le déluge de la semaine dernière ? Qui soutiendrait un tel paradoxe ? Cependant ne m'objectez pas que le paradoxe tient à ce que pendule et gouttière n'ont pas de conscience ; prenez une conscience : ses sensations ne se souviendront pas plus l'une de l'autre que ne le font des sonneries de pendule, du seul chef qu'elles se répètent et se ressemblent. Récurrence n'est pas mémoire. Deux éditions d'un même état de conscience sont deux événements distincts, enfermés chacun dans sa peau ; l'état de conscience d'hier est mort et enterré : la présence de l'état de conscience d'aujourd'hui ne le fera pas ressusciter. Pour qu'une image présente puisse prétendre à s'identifier à une image passée, il faut encore une condition dont on ne parle pas.
Cette condition, c'est que ladite image soit expressément rapportée au passé et pensée dans le passé. Mais comment penser une chose dans le passé, sinon en pensant simultanément et la chose et le passé et leur mutuelle connexion ? Et comment penser le passé ? Dans le chapitre de la perception du temps, nous avons vu que notre intuition immédiate du passé ne nous mène guère plus loin, que quelques secondes en arrière du présent. Hors de celte limite, nous concevons, nous ne percevons pas le passé ; nous n'en avons qu'une connaissance symbolique exprimée dans des mots, v.g. « la semaine dernière », « en 1850 », etc., ou nous ne le connaissons qu'au travers d'événements qu'il a contenus, v. g. « l'année où nous étions sur les bancs de tel collège, l'année où nous avons fait telle perle », etc. Si donc nous voulons penser une époque passée, il nous faudra la penser dans les états de conscience qui lui sont associés, dans son nom ou dans quelque autre symbole, ou encore dans certains événements concrets. Et si nous voulons la penser intégralement, il nous faudra utiliser à la fois le symbole et les souvenirs concrets. Ainsi, « rapporter » un événement spécial à une époque passée reviendra à le penser avec sa date et tout ce qui la détermine, bref reviendra à le penser avec une foule « d'associés » qui font corps avec lui [contiguous associates].
Mais, même alors, nous n'aurons pas encore réalisé un souvenir. Car un souvenir est plus qu'un fait qui a sa date dans le passé : c'est un fait qui a sa date dans mon passé ; autrement dit il me faut le penser comme la répétition d'une de mes expériences antérieures. Il faut qu'il m'apparaisse enveloppé de cette « chaleur » et de cette « intimité » dont nous avons si souvent parlé, dans le chapitre du Moi, et qui sont les critères grâce auxquels la conscience reconnaît et s'approprie comme sienne n'importe quelle expérience.
Un sentiment général de la ligne du passé, une date particulière projetée en quelque point de cette ligne (date déterminée soit par son chiffre, soit par son contenu), un événement localisé à cette date, et enfin la revendication de cet événement par ma conscience comme partie intégrante de sa propre vie : voici les éléments requis pour qu'il y ait acte de mémoire.
Il s'ensuit ce que ce que nous avons commencé à appeler « image », ou « copie », du fait de l'esprit, n'est pas du tout réellement ici dan cette forme simple vue comme une « idée » séparée, Ou du moins, si elle est ici en tant qu'idée séparée, aucun souvenir n'y est attaché. Quel que soit le souvenir, il est, au contraire, une représentation très complexe, celle du fait à rappeler plus ses associés, le tout formant un « objet» […] connu dans une impulsion [pulse] intégrale de conscience […] et exigeant probablement un processus cérébral énormément plus complexe que celui dont dépend n'importe quelle image sensorielle simple. […]
La mémoire est ainsi le sentiment, de, croire en un objet complexe particulier ; sauf qu'on ne peut rapporter tous les éléments de cet objet à d'autres états de croyance; ni dire qu'il y a dans la combinaison particulière à chacun d’eux tels qu'ils apparaissent dans la mémoire autre chose de si particulier qui nous pousse à nous opposer à ce dernier aux autres formes de pensée comme quelque chose d'autre sui generis, nécessitant ainsi une faculté spéciale pour en rendre compte. Quand plus tard nous en serons à notre chapitre sur la Croyance, nous verrons que n’importe quel objet représenté qui est connecté soit médiatement soit immédiatement avec nos sensations présentes ou nos activités émotionnelles a tendance à être considéré comme une réalité. Le sens d'une relation active particulière dans celui-ci rapportée à nous-même est ce qui donne à un objet la qualité caractéristique de la réalité, et un événement passé simplement imaginé diffère d'un souvenir seulement par l'absence de cette relation de sentiment particulier. Le courant électrique, pour ainsi dire, entre celui-ci et notre moi présent n’est pas fermé. Mais dans leurs autres déterminations le passé re-souvenu et le passé imaginé peuvent être presque les mêmes. Autrement dit, il n'y a rien d'unique dans l'objet de mémoire, et on n'a besoin d'aucune faculté mentale spéciale pour rendre compte de sa formation. C'est une synthèse de parties considérées comme liées ensemble, la perception, l'imagination, la comparaison et le raisonnement étant des synthèses analogues de parties pcour former des objets complexes. Les objets de n’importe laquelle de ces facultés peuvent éveiller la croyance échouer à l'éveiller ; l'objet de mémoire est seulement un objet imaginé dans le passé (habituellement très complètement imaginé à ce niveau) auquel l'émotion de croyance adhère."
William James, Principles of psychology, 1890, vol. I, chapitre XVI, Holt & Company, p. 650-652.tr. fr. E. Baudin et G. Bertier.
"Pour le philosophe réaliste comme pour le commun des psychologues, c'est la perception des images qui détermine les processus de l'imagination. Pour eux, on voit les choses d'abord, on les imagine ensuite ; on combine, par l'imagination, des fragments du réel perçu, des souvenirs du réel vécu, mais on ne saurait atteindre le règne d'une imagination foncièrement créatrice. Pour richement combiner, il faut avoir beaucoup vu. Le conseil de bien voir, qui fait le fond de la culture réaliste, domine sans peine notre paradoxal conseil de bien rêver, de rêver en restant fidèle à l'onirisme des archétypes qui sont enracinés dans l'inconscient humain.
Nous allons cependant [...] réfuter cette doctrine nette et claire et à essayer, sur le terrain qui nous est le plus défavorable, d'établir une thèse qui affirme le caractère primitif, le caractère psychiquement fondamental de l'imagination créatrice. Autrement dit, pour nous, l'image perçue et l'image créée sont deux instances psychiques très différentes et il faudrait un mot spécial pour désigner l'image imaginée. Tout ce qu'on dit dans les manuels sur l'imagination reproductrice doit être mis au compte de la perception et de la mémoire. L'imagination créatrice a de tout autres fonctions que celles de l'imagination reproductrice. À elle appartient cette fonction de l'irréel qui est psychiquement aussi utile que la fonction du réel si souvent évoquée par les psychologues pour caractériser l'adaptation d'un esprit à une réalité estampillée par les valeurs sociales. Précisément cette fonction de l'irréel retrouvera des valeurs de solitude. La commune rêverie en est un des aspects les plus simples. Mais on aura bien d'autres exemples de son activité si l'on veut bien suivre l'imagination imaginante dans sa recherche d'images imaginées."
Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté, 1948, José Corti, p. 3-4.
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Date de création : 15/09/2018 @ 08:09
Dernière modification : 16/09/2024 @ 10:02
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