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Le parallélisme psychophysique

  "Étant donc obligé d'accorder qu'il n'est pas possible que l'âme ou quelque autre véritable substance puisse recevoir quelque chose par dehors, si ce n'est par la toute-puissance divine, je fus conduit insensiblement à un sentiment qui me surprit, mais qui paraît inévitable, et qui en effet a des avantages très grands et des beautés très considérables. C'est qu'il faut donc dire que Dieu a créé d'abord l'âme, ou toute autre unité réelle, en sorte que tout lui naisse de son propre fonds par une parfaite spontanéité à l'égard d'elle-même, et pourtant avec une parfaite conformité aux choses du dehors. [Harmonie préétablie] Et qu'ainsi nos sentiments intérieurs, c'est-à-dire qui sont dans l'âme même et non dans le cerveau ni dans les parties subtiles du corps, n'étant que des phénomènes suivis sur les êtres externes, ou bien des apparences véritables et comme des songes bien réglés, il faut que ces perceptions internes dans l'âme même lui arrivent par sa propre constitution originale, c'est-à-dire par la nature représentative (capable d'exprimer les être hors d'elle par rapport à ses organes) qui lui a été donnée dès sa création et qui fait son caractère individuel. Et c'est ce qui fait que chacune de ces substances représentant exactement tout l'univers à sa manière et suivant un certain point de vue, et les perceptions ou expressions des choses externes arrivant à l'âme à point nommé en vertu de ses propres lois, comme dans le monde à part, et comme s'il n'existait rien que Dieu et elle (pour me servir de la manière de parler d'une certaine personne [Thérèse d'Avila] d'une grande élévation d'esprit, dont la sainteté est célébrée), il y aura un parfait accord entre toutes ces substances qui fait le même effet qu'on remarquerait si elles communiquaient ensemble par une transmission des espèces ou des qualités que le vulgaire des philosophes imagine. De plus, la masse organisée dans laquelle est le point de vue de l'âme étant exprimée plus prochainement, et se trouvant réciproquement prête à agir d'elle-même suivant les lois de la machine corporelle dans le moment que l'âme le veut, sans que l'un trouble les lois de l'autre, les esprits et le sang ayant justement alors les mouvements qu'il leur faut pour répondre aux passions et aux perceptions de l'âme ; c'est ce rapport mutuel réglé par avance [Harmonie préétablie] dans chaque substance de l'univers qui produit ce que nous appelons leur communication, et qui fait uniquement l'union de l'âme et du corps. Et l'on peut entendre par là comment l'âme a son siège dans le corps par une présence immédiate qui ne saurait être plus grande, puisqu'elle y est comme l'unité est dans le résultat des unités qui est la multitude."

 

Leibniz, Système nouveau de la nature et de la communication des substances, aussi bien que de l'union qu'il y a entre l'âme et le corps, Journal des savants du 27 juin 1695, § 14.


 

  "Il s'agit donc maintenant de savoir comment l'âme s'aperçoit des mouvements de son corps, puisqu'on ne voit pas moyen d'expliquer, par quels canaux l'action d'une masse étendue passe sur un être indivisible. Les Cartésiens ordinaires avouent de ne pouvoir rendre raison de cette union ; les auteurs de l'hypothèse des causes occasionnelles croient que c'est nodus vindice dignus, cui Deus ex machina intervenire debeat[1] ; pour moi je l'explique d'une manière naturelle. Par la notion de la substance ou de l'être accompli en général, qui porte que toujours son étatprésent est une suite naturelle de son état précèdent, il s'ensuit que la nature de chaque substance singulière et par conséquent de toute âme est d'exprimer l'univers ; elle a été d'abord créée de telle sorte qu'en vertu des propres lois de sa nature il lui doit arriver de s'accorder avec ce qui se passe dans les corps, et, particulièrement dans le sien, il ne faut donc pas s'étonner qu'il lui appartient de se représenter la piqûre, lorsqu'elle arrive à son corps. Et pour achever de m'expliquer sur cette matière, soient :

État des corps au moment A

État des corps au moment suivant B [piqûre]

 

État de l'âme au moment A

État de l'âme au moment B

[douleur]

  Comme donc l'étatt des corps au moment B suit de l'état des corps au moment A, de même B état de l'âme est une suite d'A, état précèdent de la même âme, suivant la notion de la substance en général. Or les états de l'âme sont naturellement et essentiellement des expressions des états répondant du monde, et particulièrement des corps qui leur sont alors propres ; donc puisque la piqûre fait une partie de l'état du corps au moment B, la représentation ou expression de la piqûre, qui est la douleur, fera aussi une partie de l'état de l'âme au moment B ; car comme un mouvement suit d'un autre mouvement, de même une représentation suit d'une autre représentation dans une substance dont la nature est d'être représentative. Ainsi il faut bien que l'âme s'aperçoive de la piqûre, lorsque les lois du rapport demandent qu'elle exprime plus distinctement un changement plus notable des parties de son corps."

 

Leibniz, Lettre à Arnauld du 9 octobre 1687, in Discours de métaphysique et correspondance avec Arnauld, Vrin, 1993, p. 182-183.


 

"PROPOSITION XIII

  L'objet de l'idée constituant l'Âme humaine est le Corps, c'est-à-dire un certain mode de l'étendue existant en acte n'est rien d'autre.

Démonstration

  Si en effet le Corps n'était pas l'objet de l'Âme humaine, les idées des affections du Corps ne seraient pas en Dieu (Coroll. de la Prop. 9) en tant qu'il constitue notre âme mais en tant qu'il constitue l'âme d'une autre chose, c'est-à-dire (Coroll, de la Prop. II) que les idées des affections du Corps ne seraient pas dans notre Âme ; or (Ax. 4) nous avons les idées des affections du Corps. Donc l'objet de l'idée constituant l'Âme humaine est le Corps tel qu'il existe en acte (Prop. II). Si maintenant, outre le Corps, il y avait un autre objet de l'Âme, comme (Prop. 36, p. I) il n'existe rien d'où ne suive quelque effet, il devrait y avoir nécessairement dans notre Âme (Prop. précéd.) une idée de cet effet ; or (Ax. 5) nulle idée n'en est donnée, Donc l'objet de notre âme est le Corps existant et n'est rien d'autre.

C. Q. F. D.

 

COROLLAIRE

  Il suit de là que l'homme consiste en Âme et en Corps et que le Corps humain existe conformément au sentiment que nous en avons.

 

SCOLIE

  Par ce qui précède nous ne connaissons pas seule­ment que l'Âme humaine est unie au Corps, mais aussi ce qu'il faut entendre par l'union de l'Âme et du Corps. Personne cependant ne pourra se faire de cette union une idée adéquate, c'est-à-dire distincte, s'il ne connaît auparavant la nature de notre Corps. Car ce que nous avons montré jusqu'ici est tout à fait commun et se porte également aux hommes et aux autres individus, lesquels sont tous animés bien qu'à des degrés divers. Car d'une chose quelconque de laquelle Dieu est cause, une idée est nécessairement donnée en Dieu, de la même façon qu'est donnée l'idée du Corps humain, et ainsi l'on doit dire nécessairement de l'idée d'une chose quel­conque ce que nous avons dit de l'idée du Corps humain. Nous ne pouvons nier cependant que les idées diffèrent entre elles comme les objets eux-mêmes, et que l'une l'emporte sur l'autre en excellence et contient plus de réalité dans la mesure où l'objet de l'une l'emporte sur l'objet de l'autre et contient plus de réalité ; pour cette raison, pour déterminer en quoi l'Âme humaine diffère des autres et l'emporte sur elles, il nous est nécessaire de connaître la nature de son objet, tel que nous l'avons fait connaître, c'est-à-dire du Corps humain. Je ne peux toutefois l'expliquer ici et cela n'est pas nécessaire pour ce que je veux démontrer. Je dis cependant en général que, plus un Corps est apte comparativement aux autres à agir et à pâtir de plusieurs façons à la fois, plus l'âme de ce Corps est apte comparativement aux autres à percevoir plusieurs choses à la fois ; et, plus les actions d'un corps dépendent de lui seul, et moins il y a d'autres corps qui concourent avec lui dans l'action, plus l'âme de ce corps est apte à connaître distinctement. Par là nous pouvons connaître la supériorité d'une âme sur les autres, nous pouvons voir aussi la cause pour quoi nous n'avons de notre Corps qu'une connaissance tout à fait confuse, et plusieurs autres choses que je déduirai après de ce qui précède. Pour ce motif j'ai cru qu'il valait la peine de l'expliquer et démontrer plus soigneusement, et, pour cela, il est nécessaire de poser d'abord quelques prémisses au sujet de la nature des corps."

 

Spinoza, Éthique, 1677, 2e partie, tr. fr. Charles Appuhn, GF, 1965, p. 83-85.


 

  "L'Âme et le Corps sont une seule et même chose qui est conçue tantôt sous l'attribut de la Pensée, tantôt sous celui de l'Étendue. […] les hommes se laisseront difficilement induire à examiner ce point d'un esprit non prévenu ; si grande est leur persuasion que le Corps tantôt se meut, tantôt cesse de se mouvoir au seul commandement de l'Âme, et fait un grand nombre d'actes qui dépendent de la seule volonté de l'Âme et de son art de penser. Personne, il est vrai, n'a jusqu'à présent déterminé ce que peut le Corps, c'est-à-dire l'expérience n'a enseigné à personne jusqu'à présent ce que, par les seules lois de la Nature considérée en tant seulement que corporelle, le Corps peut faire et ce qu'il ne peut pas faire à moins d'être déterminé par l'Âme. Personne en effet ne connaît si exactement la structure du Corps qu'il ait pu en expliquer toutes les fonctions, pour ne rien dire ici de ce que l'on observe maintes fois dans les Bêtes qui dépasse de beaucoup la sagacité humaine, et de ce que font très souvent les somnambules pendant le sommeil, qu'ils n'oseraient pas pendant la veille, et cela montre assez que le Corps peut, par les seules lois de sa nature, beaucoup de choses qui causent à son Âme de l'étonnement. Nul ne sait, en outre, en quelle condition ou par quels moyens l'Âme meut le Corps, ni combien de degrés de mouvement elle peut lui imprimer et avec quelle vitesse elle peut le mouvoir. D'où suit que les hommes, quand ils disent que telle ou telle action du Corps vient de l'Âme, qui a un empire sur le Corps, ne savent pas ce qu'ils disent et ne font rien d'autre qu'avouer en un langage spécieux leur ignorance de la vraie cause d'une action qui n'excite pas en eux d'étonnement. Mais, dira-t-on, que l'on sache ou que l'on ignore par quels moyens l'Âme meut le Corps, on sait cependant, par expérience, que le Corps serait inerte si l'Âme humaine n'était apte à penser. On sait de même, par expérience, qu'il est également au seul pouvoir de l'Âme de parler et de se taire et bien d'autres choses que l'on croit par suite dépendre du décret de l'Âme. Mais, quand au premier argument, je demande à ceux qui invoquent l'expérience, si elle n'enseigne pas aussi que, si de son côté le Corps est inerte, l'Âme est en même temps privée d'aptitude à penser ? Quand le Corps est au repos dans le sommeil, l'Âme en effet reste endormie avec lui et n'a pas le pouvoir de penser comme pendant la veille. Tous savent aussi par expérience, à ce que je crois, que l'Âme n'est pas toujours également apte à penser sur un même objet et qu'en proportion de l'aptitude du Corps à se prêter au réveil de l'image de tel ou tel objet, l'Âme est aussi plus apte à considérer tel ou tel objet. Dira-t-on qu'il est impossible de tirer des seules lois de la nature, considérée seulement en tant que corporelle, les causes des édifices, des peintures et des choses de cette sorte qui se font par le seul art de l'homme, et que le Corps humain, s'il n'était déterminé et conduit par l'Âme, n'aurait pas le pouvoir d'édifier un temple ? J'ai déjà montré qu'on ne sait pas ce que peut le Corps ou ce qui se peut tirer de la seule considération de sa nature propre et que, très souvent, l'expérience oblige à le reconnaître, les seules lois de la Nature peuvent faire ce qu'on n'eût jamais cru possible sans la direction de l'Âme ; telles sont les actions des somnambules pendant le sommeil, qui les étonnent eux-mêmes quand ils sont éveillés. Je joins à cet exemple la structure même du Corps humain qui surpasse de bien loin en artifice tout ce que l'art humain peut bâtir, pour ne rien dire ici de ce que j'ai montré plus haut : que de la Nature considérée sous un attribut quelconque suivent une infinité de choses. Pour ce qui est maintenant du second argument, certes les affaires des hommes seraient en bien meilleur point s'il était également au pouvoir des hommes tant de se taire que de parler, mais, l'expérience l'a montré surabondamment, rien n'est moins au pouvoir des hommes que de tenir leur langue, et il n'est rien qu'ils puissent moins faire que de gouverner leurs appétits ; et c'est pourquoi la plupart croient que notre liberté d'action existe seulement à l'égard des choses où nous tendons légèrement, parce que l'appétit peut en être aisément contraint par le souvenir de quelque autre chose fréquemment rappelée ; tandis que nous ne sommes pas du tout libres quand il s'agit de choses auxquelles nous tendons avec une affection vive que le souvenir d'une autre chose ne peut apaiser. S'ils ne savaient d'expérience cependant que maintes fois nous regrettons nos actions et que souvent, quand nous sommes dominés par des affections contraires, nous voyons le meilleur et faisons le pire, rien ne les empêcherait de croire que toutes nos actions sont libres. C'est ainsi qu'un petit enfant croit librement appéter le lait, un jeune garçon en colère vouloir la vengeance, un peureux la fuite. Un homme en état d'ébriété aussi croit dire par un libre décret de l'Âme ce que, sorti de cet état, il voudrait avoir tu ; de même le délirant, la bavarde, l'enfant et un très grand nombre d'individus de même farine croient parler par un libre décret de l'Âme, alors cependant qu'ils ne peuvent contenir l'impulsion qu'ils ont à parler ; l'expérience donc fait voir aussi clairement que la Raison que les hommes se croient libres pour cette seule cause qu'ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par où ils sont déterminés ; et, en outre, que les décrets de l'Âme ne sont rien d'autre que les appétits eux-mêmes et varient en conséquence selon la disposition variable du Corps. Chacun, en effet, gouverne tout suivant son affection, et ceux qui, de plus, sont dominés par des affections contraires, ne savent ce qu'ils veulent ; pour ceux qui sont sans affection, ils sont poussés d'un côté ou de l'autre par le plus léger motif. Tout cela certes montre clairement qu'aussi bien le décret que l'appétit de l'Âme, et la détermination du Corps sont de leur nature choses simultanées, ou plutôt sont une seule et même chose que nous appelons Décret quand elle est considérée sous l'attribut de la Pensée et expliquée par lui. Détermination quand elle est considérée sous l'attribut de l'Étendue et déduite des lois du mouvement et du repos, et cela se verra encore plus clairement par ce qui me reste à dire. Je voudrais en effet que l'on observât particulièrement ce qui suit : nous ne pouvons rien faire par décret de l'Âme que nous n'en ayons d'abord le souvenir. Par exemple, nous ne pouvons dire un mot à moins qu'il ne nous en souvienne. D'autre part, il n'est pas au libre pouvoir de l'Âme de se souvenir d'une chose ou de l'oublier. On croit donc que ce qui est au pouvoir de l'Âme, c'est seulement quand nous pouvons dire ou taire suivant son décret la chose dont il nous souvient. Quand cependant nous rêvons que nous parlons, nous croyons parler par le seul décret de l'Âme, et néanmoins nous ne parlons pas ou, si nous parlons, cela se fait par un mouvement spontané du Corps. Nous rêvons aussi que nous cachons aux hommes certaines choses, et cela par le même décret de l'Âme en vertu duquel pendant la veille nous taisons ce que nous savons. Nous rêvons enfin que nous faisons par un décret de l'Âme ce que, pendant la veille, nous n'osons pas. Je voudrais bien savoir, en conséquence, s'il y a dans l'Âme deux genres de décrets, les Imaginaires et les Libres ? Que si l'on ne veut pas aller jusqu'à ce point d'extravagance, il faudra nécessairement accorder que ce décret de l'Âme, cru libre, ne se distingue pas de l'imagination elle-même ou du souvenir, et n'est rien d'autre que l'affirmation nécessairement enveloppée dans l'idée en tant qu'elle est idée (voir Prop. 49, p. 2). Et ainsi ces décrets se forment dans l'Âme avec la même nécessité que les idées des choses existant en acte. Ceux donc qui croient qu'ils parlent, ou se taisent, ou font quelque action que ce soit, par un libre décret de l'Âme, rêvent les yeux ouverts."

 

Spinoza, Éthique, 1677, 3e partie, proposition 2, scolie, tr. fr. Charles Appuhn, GF, 1965, p. 137-140.


[1] Citation de l'art poétique d'Horace, selon laquelle "c'est un dénouement condamnable que celui qui doit faire intervenir un Deus ex machina, c'est-à-dire à faire entrer une divinité en scène.

 

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Date de création : 17/09/2018 @ 17:14
Dernière modification : 17/09/2018 @ 17:14
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