"En fait, il n’y a pas de perception qui ne soit imprégnée de souvenirs. Aux données immédiates et présentes de nos sens nous mêlons mille et mille détails de notre expérience passée. Le plus souvent, ces souvenirs déplacent nos perceptions réelles, dont nous ne retenons alors que quelques indications, simples « signes » destinés à nous rappeler d’anciennes images. La commodité et la rapidité de la perception sont à ce prix ; mais de là naissent aussi les illusions de tout genre. Rien n’empêche de substituer à cette perception, toute pénétrée de notre passé, la perception qu’aurait une conscience adulte et formée, mais enfermée dans le présent, et absorbée, à l’exclusion de tout autre travail, dans la tâche de se mouler sur l’objet extérieur. Dira-t-on que nous faisons une hypothèse arbitraire, et que cette perception idéale, obtenue par l’élimination des accidents individuels, ne répond plus du tout à la réalité ? Mais nous espérons précisément montrer que les accidents individuels sont greffés sur cette perception impersonnelle, que cette perception est à la base même de notre connaissance des choses, et que c’est pour l’avoir méconnue, pour ne pas l’avoir distinguée de ce que la mémoire y ajoute ou en retranche, qu’on a fait de la perception tout entière une espèce de vision intérieure et subjective, qui ne différerait du souvenir que par sa plus grande intensité. Telle sera donc notre première hypothèse. Mais elle en entraîne naturellement une autre. Si courte qu’on suppose une perception, en effet, elle occupe toujours une certaine durée, et exige par conséquent un effort de la mémoire, qui prolonge les uns dans les autres une pluralité de moments. Même, comme nous essaierons de le montrer, la « subjectivité » des qualités sensibles consiste surtout dans une espèce de contraction du réel, opérée par notre mémoire. Bref, la mémoire sous ces deux formes, en tant qu’elle recouvre d’une nappe de souvenirs un fond de perception immédiate et en tant aussi qu’elle contracte une multiplicité de moments, constitue le principal apport de la conscience individuelle dans la perception, le côté subjectif de notre connaissance des choses".
Bergson, Matière et mémoire, 1896, Chapitre I, PUF, 1965, p. 30-31.
"Le rôle de notre conscience, dans la perception, se bornerait à relier par le fil continu de la mémoire une série ininterrompue de visions instantanées, qui feraient partie des choses plutôt que de nous. Que notre conscience ait surtout ce rôle dans la perception extérieure, c’est d’ailleurs ce qu’on peut déduire a priori de la définition même des corps vivants. Car si ces corps ont pour objet de recevoir des excitations pour les élaborer en réactions imprévues, encore le choix de la réaction ne doit-il pas s’opérer au hasard. Ce choix s’inspire, sans aucun doute, des expériences passées, et la réaction ne se fait pas sans un appel au souvenir que des situations analogues ont pu laisser derrière elles. L’indétermination des actes à accomplir exige donc, pour ne pas se confondre avec le pur caprice, la conservation des images perçues. On pourrait dire que nous n’avons pas de prise sur l’avenir sans une perspective égale et correspondante sur le passé, que la poussée de notre activité en avant fait derrière elle un vide où les souvenirs se précipitent, et que la mémoire est ainsi la répercussion, dans la sphère de la connaissance, de l’indétermination de notre volonté."
Bergson, Matière et mémoire, 1896, Chapitre I, PUF, 1965, p. 66.
"Qui dit esprit dit avant tout conscience. Mais, qu'est-ce que la conscience ? Vous pensez bien que je ne vais pas définir une chose aussi concrète, aussi constamment présente à l'expérience de chacun de nous. Mais sans donner de la conscience une définition qui serait moins claire qu'elle, je puis la caractériser par son trait le plus apparent : conscience signifie d'abord mémoire. La mémoire peut manquer d'ampleur ; elle peut n'embrasser qu'une faible partie du passé ; elle peut ne retenir que ce qui vient d'arriver ; mais la mémoire est là, ou bien alors la conscience n'y est pas. Une conscience qui ne conserverait rien de son passé, qui s'oublierait sans cesse elle-même, périrait et renaîtrait à chaque instant : comment définir autrement l'inconscience ? […] Toute conscience est donc mémoire − conservation et accumulation du passé dans le présent.
Mais toute conscience est anticipation de l'avenir. Considérez la direction de votre esprit à n'importe quel moment : vous trouverez qu'il s'occupe de ce qui est, mais en vue surtout de ce qui va être. L'attention est une attente, et il n'y a pas de conscience sans une certaine attention à la vie. L'avenir est là ; il nous appelle, ou plutôt il nous tire à lui : cette traction ininterrompue, qui nous fait avancer sur la route du temps, est cause aussi que nous agissons continuellement. Toute action est un empiétement sur l'avenir.
Retenir ce qui n'est déjà plus, anticiper sur ce qui n'est pas encore, voilà donc la première fonction de la conscience. Il n'y aurait pas pour elle de présent, si le présent se réduisait à l'instant mathématique. Cet instant n'est que la limite, purement théorique, qui sépare le passé de l'avenir ; il peut à la rigueur être conçu, il n'est jamais perçu ; quand nous croyons le surprendre, il est déjà loin de nous. Ce que nous percevons en fait, c'est une certaine épaisseur de durée qui se compose de deux parties : notre passé immédiat et notre avenir imminent. Sur ce passé nous sommes appuyés, sur cet avenir nous sommes penchés ; s'appuyer et se pencher ainsi est le propre d'un être conscient. Disons donc, si vous voulez, que la conscience est un trait d'union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et l'avenir."
Bergson, L'Énergie spirituelle, 1919, Félix Alcan, p. 5-6.
"Derrière les souvenirs qui viennent se poser ainsi sur notre occupation présente et se révéler au moyen d'elle, il y en a d'autres, des milliers et des milliers d'autres, en bas, au-dessous de la scène illuminée par la conscience. Oui, je crois que notre vie passée est là, et que tout ce que nous avons perçu, pensé, voulu depuis le premier éveil de notre conscience, persiste indéfiniment. Mais les souvenirs que ma mémoire conserve ainsi dans ses plus obscures profondeurs y sont à l'état de fantômes invisibles. Ils aspirent peut-être à la lumière : ils n'essaient pourtant pas d'y remonter ; ils savent que c'est impossible, et que moi, être vivant et agissant, j'ai autre chose à faire que de m'occuper d'eux. Mais supposez qu'à un moment donné je me désintéresse de la situation présente, de l'action pressante. Supposez, en d'autres termes, que je m'endorme. Alors ces souvenirs immobiles, sentant que je viens d'écarter l'obstacle, de soulever la trappe qui les maintenait dans le sous-sol de la conscience, se mettent en mouvement. Ils se lèvent, ils s'agitent, ils exécutent, dans la nuit de l'inconscient, une immense danse macabre. Et, tous ensemble, ils courent à la porte qui vient de s'entrouvrir."
Henri Bergson, L'énergie spirituelle, 1919, Félix Alcan, p. 101-102.
"Il y a quelques années, en feuilletant un atlas de plantes coloriées, j'aperçois une petite touffe de fleurs violettes (miroir de Vénus), et je suis pris instantanément d'une émotion profonde et incompréhensible ! Presque bouleversé, je ferme le livre, je l'ouvre à nouveau, et la vue de la même, fleur réveille la même émotion à peine atténuée. Le lendemain, les jours suivants, je répète l'expérience, et toujours, quand je revois le (c Miroir de Vénus », l'émotion, bien qu'avec une intensité décroissante, se manifeste encore.
Je ne trouvais du reste aucune explication. J'étais devant une énigme. Mais au bout de plusieurs jours, alors que je commençais à oublier, la fleur m'apparaît dans son cadre naturel ! Je la vois dans un petit champ de blé maigre et clairsemé, constellé de bleuets et de nielles des blés, sur un sol rougeâtre plein de pierres grises, et dans la lumière et la chaleur de juin. Pas un instant de doute ! C'est un champ de blé du Quercy, plus exactement du Causse de Gramat, le pauvre et pittoresque pays de Rocamadour et de Padirac, des dolmens et des gouffres, pays de mes vacances d'enfant et de jeune homme, dont j'ai été pénétré jusqu'aux moelles. Mais ce pays, jamais je ne l'avais vu au temps des moissons et des fleurs, toujours aux grandes vacances avec les champs rasés et calcinés, ou bien à Pâques avec le blé en herbe. Si, pourtant ! Je me rappelai que, en 1871, pendant la première guerre franco-allemande, quelque circonstance du moment avait changé l'époque de notre voyage au pays maternel et nous avait fait passer l'été dans le Causse de Gramat. C'est alors que j'y avais mangé les seules cerises dont j'aie le souvenir dans ce pays, et vu les plus pauvres mais les plus jolis champs de blé que l'on puisse voir. Du tout petit blé, clairsemé, avec autant de fleurs bleues et rouges que d'épis... et au ras du sol, dans la chaleur renvoyée par les pierres, les touffes violettes du « Miroir de Vénus » !
Voilà donc précisées l'origine et la date du souvenir qui dormait en moi depuis plus de soixante ans !
S'il y a quelque chose d'intéressant dans cette auto-observation, c'est l'émotion sans cause consciente, soulevée par la vue d'un objet qui avait perdu, dans le moment, toute signification. Un souvenir latent, effacé depuis de longues années, avait conservé une puissance évocatrice. Comment un souvenir mort peut-il émouvoir ?"
A. Rochon-Duvignaud, "Émotion provoquée par un souvenir inconscient", Journal de psychologie normale et pathologique, 1936, p. 283.
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