"La « mémoire culturelle » n'est que l'un des quatre domaines de la mémoire externe que je caractériserai comme suit :
1. La mémoire mimétique. Ce domaine touche à l'action. C'est par l'imitation que nous apprenons à agir. Le recours à des indications écrites telles que modes d'emploi, livres de cuisine, manuels de montage, est relativement récent et n'est jamais systématique. Jamais l'action ne peut être entièrement codifiée. De vastes champs de l'action quotidienne, de l'usage et de la coutume reposent toujours sur des traditions mimétiques. […]
2. La mémoire des objets. De l'équipement quotidien et intime, comme lits et chaises, récipients à usage alimentaire ou ménager, vêtements et outils, jusqu'aux maisons, villages et villes, aux rues, aux véhicules et aux bateaux, l'homme, depuis les temps les plus reculés, s'entoure d'objets dans lesquels il investit ses représentations de l'utile, du commode et du beau, et par là s'investit en quelque sorte lui-même. Les objets lui servent donc de miroir, lui rappellent son propre être, son passé, ses ancêtres, etc. Le monde d'objets dans lequel il vit comporte un indice temporel qui, en même temps qu'au présent, renvoie à diverses strates du passé.
3. Langage et communication : la mémoire communicationnelle.
Même le langage et la capacité de communiquer, l'homme ne les développe pas de l'intérieur, à partir de lui-même, mais seulement en échangeant avec les autres, dans un va-et-vient permanent entre intérieur et extérieur. Conscience et mémoire ne se réduisent pas à la physiologie et à la psychologie individuelles, elles réclament une explication « systémique» qui inclut l'interaction avec autrui. Car elles ne se construisent dans l'individu que par sa participation à de telles interactions. […]
4. La transmission du sens : la mémoire culturelle. La mémoire culturelle constitue un espace plus ou moins de plain-pied avec les trois domaines précités. Quand les routines mimétiques prennent le statut de « rites », c'est-à-dire acquièrent un sens au-delà de leur utilité, nous sortons du domaine de la mémoire liée à l'action pour entrer dans celui de la mémoire culturelle ; car les rites sont un mode de transmission et de commémoration du sens culturel. De même pour les objets quand, non contents d'être utiles, ils se chargent d'un sens : symboles, icônes, représentations telles que stèles, tombeaux, temples, idoles, etc., débordent l'horizon de la mémoire des objets, en rendant explicite l'indice temporel et identitaire jusque-là implicite."
Jan Assmann, La Mémoire culturelle, Écriture, souvenir et imaginaire politique dans les civilisations antiques, 2002, Avant-propos, tr. fr. Diane Meur, Aubier, 2010, p. 18-19.
"[Il y a] deux registres du passé, […] deux extrémités sans milieu correspond[ant] à deux cadres mémoriels qui divergent en des points fondamentaux. Nous les baptiserons la mémoire communicationnelle et la mémoire culturelle.
La mémoire communicationnelle embrasse des souvenirs qui se rapportent au passé récent, et que l'homme partage avec ses contemporains. Le cas typique est la mémoire générationnelle, que le groupe reçoit historiquement en partage ; elle naît dans le temps et périt avec le temps, ou plus exactement avec ses propres porteurs. Une fois que ces derniers sont morts, elle cède la place à une autre. Cet espace de souvenir, purement constitué par l'expérience cautionnée et communiquée à titre personnel, correspond dans la Bible aux trois ou quatre générations qui, par exemple, doivent répondre d'une dette. Les Romains ont forgé pour le décrire le terme de saeculum, durée au bout de laquelle s'éteint jusqu'au dernier membre d'une génération (jusqu'au dernier porteur de sa mémoire spécifique). Tacite, dans un tableau de l'an 22, mentionne la mort des derniers témoins du temps de la République. La moitié de cette valeur-limite de quatre-vingts ans, soit quarante ans, semble constituer un seuil critique. […] Après quarante ans, les témoins adultes d'un événement marquant sortent de la vie active, plutôt orientée vers l'avenir, pour entrer dans la vieillesse, âge où le souvenir prend plus de place et, avec lui, le désir de le fixer et de le transmettre. Depuis les années 1980, c'est le cas de la génération qui a personnellement vécu l'expérience traumatique de la persécution et de l'extermination des juifs par Hitler. Ce qui aujourd'hui encore est souvenir vivant ne sera plus transmis demain que de façon médiate. Cette transition s'exprime déjà par une poussée du travail de remémoration écrite des intéressés, ainsi que du travail de collecte opéré par les archivistes. Ici aussi, les quarante ans dont faisait déjà mention le Deutéronome marquent une coupure majeure. C'est le 8 mai 1985, quarante ans jour pour jour après la fin de la guerre, que Richard von Weizsacker, en prononçant son discours commémoratif devant le Bundestag, a enclenché un processus de souvenir qui, un an après, a donné lieu à la crise connue sous le nom de « querelle des historiens ».
Cet horizon d'expérience immédiat a été récemment exploré par l'oral history, une branche de la recherche historique qui s'appuie non sur les témoignages écrits habituels, mais uniquement sur des souvenirs recueillis lors d'entretiens oraux. Elle brosse le tableau d'une « histoire du quotidien », d'une « histoire d'en bas ». Toutes ses productions confirment que, même dans des sociétés alphabétisées, le souvenir vivant ne remonte pas à plus de quatre-vingts ans. Prennent ensuite le relais, par-delà un « hiatus flottant », non pas les mythes des origines mais les données fournies par les manuels scolaires et les monuments, c'est-à-dire la tradition officielle.
Il s'agit là de deux modes mémoriels, de deux fonctions du souvenir et du passé – uses of the past – qui doivent être soigneusement distingués dans un premier temps, même si, dans la réalité d'une culture historique, ils s'interpénètrent de multiples façons. La mémoire collective fonctionne selon deux modes : celui du souvenir fondateur, qui se rapporte à des origines, et celui du souvenir biographique, qui se rapporte à des expériences propres et à leurs cadres, c'est-à-dire au recent past. Même dans les sociétés sans écriture, le premier se sert toujours d'objectivations stables, d'ordre langagier ou non langagier : rituels, danses, mythes, motifs, vêtements, parure, tatouage, voies de communication, signaux, paysages, etc., toutes sémiotiques qui, de par leur fonction mnémotechnique (car elles sont un soutien pour le souvenir et l'identité), peuvent être englobées sous le terme générique de memoria. En revanche, le second repose toujours sur l'interaction sociale, même dans des sociétés alphabétisées. Le souvenir fondateur se constitue toujours plus institutionnellement que naturellement (et se trouve encore enrichi « artificiellement » par son ancrage dans des formes stables ) ; pour le souvenir biographique, le ratio est inverse. Contrairement à la mémoire communicationnelle, la mémoire culturelle est une affaire de mnémotechnie institutionnalisée.
La mémoire culturelle se règle sur des points fixes dans le passé. Même en elle, le passé ne peut se conserver en tant que tel, mais se fige dans des figures symboliques auxquelles s'arrime le souvenir. Lhistoire des patriarches, l'Exode, la traversée du désert, l'installation en terre promise, l'exil sont de ces figures-souvenirs qu'on commémore liturgiquement lors de fêtes, et qui éclairent telle ou telle situation du présent. Les mythes aussi sont des figures-souvenirs : ici la distinction entre mythe et histoire devient caduque. Pour la mémoire culturelle, ce n'est pas l'histoire factuelle qui compte, mais l'histoire telle qu'on s'en souvient. On pourrait dire aussi que la mémoire culturelle transforme l'histoire factuelle en objet du souvenir et, par là, en mythe. Le mythe est une histoire fondatrice, une histoire qu'on raconte pour éclairer le présent à la lumière des origines. Indépendamment de la question de son historicité, l'Exode est le mythe fondateur d'Israël : c'est en tant que tel qu'il est fêté lors de Pessah et qu'il a sa place dans la mémoire culturelle du peuple. Dans le souvenir, l'histoire devient mythe. Elle n'en devient pas irréelle pour autant ; au contraire, c'est alors seulement qu'elle prend réalité c'est-à-dire prend une force normative et formative durable."
Jan Assmann, La Mémoire culturelle, Écriture, souvenir et imaginaire politique dans les civilisations antiques, 2002, 1ère partie, 1, tr. fr. Diane Meur, Aubier, 2010, p. 45-47.
"Faute de se transmettre héréditairement, la mémoire culturelle doit s'entretenir culturellement à travers les générations. C'est une affaire de mnémotechnie culturelle, c'est-à-dire d'enregistrement, de réactivation et de transmission de sens visant à garantir la continuité, ou encore l'identité. L'identité est une affaire de mémoire et de souvenir, on le comprend aisément. Un individu ne peut développer une identité personnelle et la maintenir au fil des jours et des années que grâce à sa mémoire, et il en va de même pour un groupe. La différence, c'est que la mémoire collective n'a pas de base neuronale. Sa base est culturelle : un ensemble de savoirs identitaires qui s'objectivent en formes symboliques telles que mythes, chants, danses, proverbes, lois, textes sacrés, ornements, marques, voies de communication, ou même – comme chez les Australiens – paysages entiers. La mémoire culturelle circule dans les formes de souvenir qui, à l'origine, sont du ressort des fêtes et de la célébration rituelle. Tant que les rires garantissent dans le groupe la circulation du savoir identitaire, la transmission s'accomplit sous la forme de la répétition. Il appartient au rite de reproduire avec le moins de changement possible un ordre préalablement posé. Ainsi chaque célébration coïncide avec les précédentes, d'où l'idée d'une cyclicité du temps qui est typique des sociétés sans écriture. S'agissant de la circulation du sens culturel dans les rites, on peut donc presque parler d'une « contrainte répétitive». Cette contrainte est précisément ce qui garantit la continuité rituelle, et dont s'affranchissent les sociétés en passant la continuité textuelle."
Jan Assmann, La Mémoire culturelle, Écriture, souvenir et imaginaire politique
dans les civilisations antiques, 2002, tr. fr. Diane Meur, Aubier, 2010, p. 81.
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