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Texte à méditer :  Il n'y a rien de plus favorable à la philosophie que le brouillard.  Alexis de Tocqueville
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Hors des sentiers battus
La mémoire comme empreinte

  "SOCRATE - Je dirai que nous avons eu tort d’accorder ce que nous avons accordé : qu’il est impossible de prendre ce qu’on sait pour ce qu’on ne sait pas et par là de se tromper. Il y a, au contraire, une voie par où c’est possible.
  THÉÉTÈTE - Veux-tu parler d’une chose que j’ai soupçonnée moi-même, quand nous avons dit que l’opinion fausse était quelque chose comme ce qui m’est parfois arrivé, à savoir que moi, qui connais Socrate, en voyant de loin un étranger que je ne connais pas, je l’ai pris pour Socrate, que j e connais ? Il se produit en ce cas une méprise comme celle dont tu parles.

  SOCRATE - N’avons-nous pas rejeté cette explication, parce qu’il en résultait que, ce que nous savons, nous ne le savons pas, tout en le sachant.
  THÉÉTÈTE - C’est exact.
  SOCRATE - Renonçons donc à cette explication pour celle-ci, qui peut-être aura pour nous quelque complaisance, peut-être aussi nous opposera de la résistance. Nous sommes en effet dans un tel embarras qu’il est indispensable de retourner en tous sens tous les arguments pour les mettre à l’épreuve. Vois donc si ce que je vais dire a quelque solidité. Est-il possible, quand on ne sait pas d’abord une chose, de l’apprendre dans la suite ?
  THÉÉTÈTE - Oui, certainement.
  SOCRATE - Puis une autre, et une autre encore ?
  THÉÉTÈTE - Sans contredit.
  SOCRATE - Suppose donc avec moi, pour le besoin de l’argument, qu’il y a dans nos âmes un bloc de cire, plus grand chez celui-ci, plus petit chez celui-là, d’une cire plus pure chez l’un, plus impure et plus dure chez l’autre, plus molle chez quelques-uns, et chez d’autres exactement conditionnée.
  THÉÉTÈTE - Je le suppose.
  SOCRATE - Disons maintenant que c’est un présent de la mère des Muses, Mnémosyne, et que, toutes les fois que nous voulons nous souvenir de quelque chose que nous avons vu, ou entendu, on conçu nous-mêmes, nous tenons ce bloc sous nos sensations et nos conceptions et les y imprimons, comme nous gravons le sceau d’un anneau, et que ce qui a été imprimé ainsi, nous nous le rappelons et le savons, tant que l’image reste sur la cire, tandis que ce qui s’est effacé ou qu’il a été impossible de graver, nous l’oublions et ne le savons pas.
  THÉÉTÈTE - Soit.
  SOCRATE - Maintenant prends un homme qui connaît les choses de cette façon et qui considère quelqu’une de celles qu’il voit ou qu’il entend, et examine s’il ne pourrait pas se faire une opinion fausse de cette manière.
  THÉÉTÈTE - De quelle manière ?
  SOCRATE - En pensant que les choses qu’il sait sont tantôt celles qu’il sait, et tantôt celles qu’il ne sait pas ; car nous avons eu tort d’accorder précédemment que cela était impossible. […]
  Il reste par conséquent qu’on peut juger faux dans le cas suivant : Je te connais et je connais Théodore et j’ai dans mon bloc de cire vos empreintes à tous deux, comme si elles étaient gravées par un cachet. En vous apercevant de loin et indistinctement, je m’efforce d’appliquer la marque propre à chacun de vous à la vision qui lui est propre, et de faire entrer et d’ajuster cette vision dans sa propre trace, afin que la reconnaissance se fasse ; il peut alors se faire que je me trompe en ces opérations, que j’intervertisse les choses, comme ceux qui mettent à un pied la chaussure de l’autre pied, et que j’applique la vision de l’un et de l’autre à la marque qui lui est étrangère. On peut dire aussi que l’erreur ressemble à ce qui se produit dans un miroir, où la vue transporte à gauche ce qui est à droite : il arrive alors que l’on prend une chose pour une autre et qu’on a une opinion fausse.
  THÉÉTÈTE - Je le crois en effet, Socrate. Tu décris merveilleusement ce qui arrive à l’opinion.
  SOCRATE - Il y a encore un autre cas : c’est celui où, connaissant l’un et l’autre, je perçois en outre l’un, mais pas l’autre, et que la connaissance que j’ai du premier n’est point d’accord avec ma perception. C’est un cas que j’ai décrit précédemment, mais à ce moment-là, tu ne m’as pas compris.
  THÉÉTÈTE - Non, en effet.
  SOCRATE - Ce que je disais, c’est que si l’on connaît l’un, qu’on le perçoive et si la connaissance qu’on en a est conforme à cette perception, on ne le confondra jamais avec n’importe quel autre que l’on connaît, que l’on perçoit et dont on a aussi une connaissance en accord avec la perception. Etait-ce bien cela ?
  THÉÉTÈTE - Oui.
  SOCRATE - Mais j’omettais le cas dont je parle en ce moment, où l’opinion fausse, disons-nous, se produit ainsi. On connaît l’un et l’autre, on voit l’un et l’autre, ou l’on a de l’un et de l’autre quelque autre sensation ; mais les deux empreintes ne correspondent pas chacune à la sensation qui lui est propre et, comme un mauvais archer, on lance son trait à côté du but et on le manque, et voilà justement ce qu’on appelle erreur.
  THÉÉTÈTE - Et l’on a raison.
  SOCRATE - Et maintenant, quand on a la sensation des signes de l’un, mais non de l’autre, et qu’on applique à la sensation présente ce qui appartient à la sensation absente, la pensée fait un jugement absolument faux. En un mot, sur ce qu’on n’a jamais su ni perçu, il n’est pas possible, semble-t-il, de se tromper ni d’avoir une opinion fausse, si du moins ce que nous disons à présent est fondé en raison ; mais c’est précisément dans les choses que nous savons et que nous sentons que l’opinion roule et tourne et se révèle fausse ou vraie : quand elle ajuste directement et exactement à chaque objet les empreintes et les marques qui lui sont propres, elle est vraie ; si elle les ajuste obliquement et de travers, elle est fausse.
  THÉÉTÈTE - Voilà une excellente explication, n’est-ce pas, Socrate ?
  SOCRATE - Tu en conviendras encore davantage, quand tu auras entendu ceci ; car il est beau de juger vrai, et honteux de juger faux.
  THÉÉTÈTE - Naturellement.
  SOCRATE - La différence tient, dit-on, à ceci. Quand la cire qu’on a dans l’âme est profonde, abondante, lisse et pétrie comme il faut, et que les objets qui viennent par les sens se gravent dans ce coeur de l’âme, comme l’appelle Homère par allusion à sa ressemblance avec la cire, alors les empreintes qu’ils y laissent sont pures, suffisamment profondes et durent longtemps, et les hommes qui ont de telles âmes ont d’abord de la facilité à apprendre, puis de la mémoire, et enfin, ils ne confondent pas les empreintes de leurs sensations et forment des jugements vrais. Ces empreintes étant nettes et bien espacées, ils ont vite fait de les rapporter chacune à leurs cachets respectifs, les choses réelles, comme on les appelle ; et ces hommes sont appelés des sages. Cela ne te semble-t-il pas exact ?
  THÉÉTÈTE - Merveilleusement.
  SOCRATE - Au contraire, quand le coeur d’un homme est velu, qualité vantée par le poète dont la sagesse est parfaite, ou quand la cire, mêlée d’ordures, est impure et très humide ou très sèche, ceux dont la cire est molle sont prompts à apprendre, mais oublieux, et ceux dont la cire est dure, le contraire. Ceux chez qui est elle velue et dure comme de la pierre et mélangée partout de terre ou d’ordure reçoivent des empreintes indistinctes. Elles sont indistinctes aussi quand la cire est sèche, car la profondeur manque, et indistinctes encore quand la cire est humide, car elles se fondent ensemble et deviennent vite confuses. Mais si, outre tout cela, elles s’accumulent les unes sur les autres, faute de place, dans quelque âme petite, elles sont plus indistinctes encore. Tous ces gens-là sont dès lors sujets à juger faux. Car lorsqu’ils voient ou entendent ou conçoivent quelque chose, ils sont incapables d’assigner chaque chose à son empreinte, ils sont lents, prennent une chose pour une autre et, la plupart du temps, ils voient, entendent et pensent de travers. Aussi dit-on d’eux qu’ils se trompent sur les réalités et sont des ignorants."

 

Platon, Théétète, 191a-e, 193b-195a, tr. fr. Émile Chambry, GF, 1967, p. 138-144.

 

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Date de création : 18/11/2018 @ 16:48
Dernière modification : 18/11/2018 @ 16:48
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