"La mémoire est la faculté par laquelle un état de conscience passé se reproduit en nous avec ce caractère que nous le reconnaissons pour passé. Ces deux conditions sont nécessaires à la mémoire.
Cette définition nous montre combien est inexacte l'expression : je me souviens de tel objet. On ne se souvient pas des choses, mais seulement des états de conscience où ils ont été primitivement représentés. Aussi Royer Collard a-t-il dit que nous ne souvenons que de nous-mêmes.
La mémoire peut présenter différentes qualités. Tantôt elle est caractérisés par sa rapidité à conserver les choses qui lui sont confiées ; dans ce cas il suffit de voir une chose pour en garder le souvenir ; tantôt elle est docile ; c'est quand elle reproduit aisément l'état de conscience passé. Elle est exacte quand elle le reproduit avec précision. Elle est tenace quand elle conserve cet état de conscience pendant longtemps.
Il est assez rare que ces qualités se trouvent réunies chez un même individu. Mais elle peut devenir plus spéciale encore : telles sont les mémoires des vers, des couleurs, des sons, des chiffres. On peut déduire souvent du genre de mémoire d'un homme le caractère général de son esprit.
On a souvent cherché les moyens d'augmenter la mémoire : l'ensemble de ces moyens forme la mnémotechnie. Il y a dans cette science, bien qu'elle soit peu constituée, des principes utiles à recueillir. Nous pouvons d'ailleurs déduire ces principes de la définition même de la mémoire. Plus nous mettrons de nous dans la mémoire, plus il nous sera facile de nous souvenir. Les états de conscience qui nécessitent un certain développement de notre activité seront par cela même, plus facilement gardés ou reproduits par la mémoire. Voilà donc le principe de toute mnémotechnie rationnelle.
On peut susciter par des procédés différents l'activité nécessaire. Il y a pour cela trois moyens principaux :
1. La répétition. En forçant plusieurs fois l'esprit à s'attacher à la même idée, cette idée se fixe naturellement mieux.
2. L'émotion. En suscitant une émotion, on développe une certaine somme d'énergie, ce qui par conséquent aide à retenir.
3. L'attention. C'est par l'attention qu'elle suscite que la mise en ordre de nos souvenirs, aide à se les rappeler.
Nous allons maintenant étudier la mémoire d'une manière plus générale.
Tout souvenir comporte trois moments :
1. L'état de conscience passé se reproduit. C'est le phénomène de reproduction ou de rappel. La mémoire peut s'arrêter là. L'état de conscience passé peut se reproduire sans que nous le reconnaissions comme passé. Ainsi réduit, le souvenir s'appelle réminiscence. La réminiscence joue dans la vie un rôle très important. Combien d'idées que nous croyons originales, et qui ne sont que des réminiscences de notre enfance.
2. L'état de conscience nous apparaît comme passé. Nous reconnaissons qu'il ne vient pas de se produire pour la première fois. C'est ce qu'on appelle le phénomène de reconnaissance. Il consiste seulement à rejeter dans le passé l'état de conscience reconnu. Le souvenir peut encore s'en tenir à ce second moment.
3. Ce dernier moment achève la mémoire. Nous fixons l'état de conscience à tel ou tel point précis du passé. Le souvenir complet comprend ces trois moments.
Voilà de quoi se compose le phénomène de la mémoire. Pour l'expliquer, nous allons expliquer ces trois parties.
Prenons d'abord le phénomène de la reproduction. Pour qu'un état de conscience passé se reproduise, il faut qu'il ait été conservé. Où et comment l'a-t-il été ? Telle est la question posée.
Plusieurs philosophes ont répondu que les états de conscience conservés l'étaient dans le corps. Telle était par exemple la théorie de Descartes. De nos jours M. Taine a donné à cette explication sa meilleure forme. Quoi qu'on pense de la question de l'immatérialité de l'âme, il faut reconnaître que des modifications physiologiques sont toujours nécessaires aux modifications de l'âme. Les modifications du corps subsistent quand la cause excitatrice disparaît. Si la modification physiologique se reproduit, la modification psychique se reproduit aussi. Voilà comment se fait la reproduction. Mais cette explication ne rendrait pas compte du second moment de la mémoire. A quoi reconnaissons-nous, dans cette théorie, que le phénomène s'est déjà produit ? M. Taine répond : L'état de conscience qui vient de se reproduire a une tendance à s'imposer au moi comme une perception. Mais les perceptions actuelles la contredisent. On ne peut donc localiser l'état de conscience reproduit dans le présent. On le rejette alors dans le passé.
Mais si cette réponse explique bien pourquoi je ne rapporte pas cet état de conscience au présent, il n'explique pas pourquoi nous rapportons cet état de conscience au passé plutôt qu'à l'avenir. L'explication physiologique de la mémoire ne résolvant pas les difficultés, nous disons donc que l'état de conscience conservé est resté dans le moi. La condition de la reproduction est la conservation dans le moi.
Quelles seront maintenant les conditions de la reconnaissance du phénomène comme passé ? Tout souvenir peut s'exprimer ainsi : Je me souviens que j'ai vu telle ou telle chose. Le je qui se souvient n'est donc pas le même que le je qui a vu. Il faut pourtant, pour qu'il y ait souvenir, que ces deux mois n'en fassent qu'un. Tout souvenir consiste ainsi dans une sorte de synthèse entre le présent et le passé ; il faut donc pour qu'il y ait souvenir que le moi soit identique.
C'est au moyen de l'association des idées que s'achève la mémoire. Lorsque nous avons rejeté du présent l'état de conscience, il s'achemine vers le passé, attiré par les états de conscience avec lesquels il s'est d'abord produit. Il s'y arrête, et c'est alors que le souvenir se trouve localisé. Voilà donc l'explication de la mémoire.
Jointe à l'association des idées, la mémoire joue dans l'intelligence le rôle de l'habitude dans l'activité. Nous verrons en effet que l'habitude consiste en deux choses : d'abord, c'est une faculté de conservation ; en outre, elle tend d'elle-même à se reproduire. De même, l'intelligence a, dans la mémoire, la faculté de conservation. Mais nous savons que les états de conscience qui se sont produits souvent tendent à se reproduire d'eux-mêmes. Ce second caractère qui ressemble assez à celui de l'habitude, est très probablement produit par l'association des idées.
L'oubli, au contraire, est produit par la disparition d'une des deux causes de la mémoire. Ou bien l'affinité des idées diminue faute d'exercice ; ou bien l'état de conscience n'a pas été conservé. La modification psychologique s'est peu à peu effacée, au point de devenir pratiquement nulle.
On a beaucoup calomnié la mémoire. On en a fait souvent le critérium des esprits de second ordre. La mémoire assurément ne donne à l'homme rien d'original, rien de personnel. Ce n'est pas une faculté créatrice. Mais les éléments nécessaires à créer, c'est la mémoire qui les fournit. Elle nous apporte ainsi les matériaux de notre vie intellectuelle. Un homme qui n'a que de la mémoire ne renouvellera jamais rien, c'est vrai ; mais d'autre part, un esprit qui n'a pas de mémoire est condamné à s'épuiser en efforts impuissants, car sans la mémoire il n'a aucun des matériaux nécessaires à bâtir ce qu'il a en lui-même la force d'édifier."
Émile Durkheim, Cours de philosophie, 1884, chapitre XXV.
"La mémoire proprement dite, ou, si vous voulez, la mémoire secondaire, [opposée à la mémoire primaire ou immédiate dont il vient d'être parlé,] est la connaissance d'un ancien état psychique reparaissant dans la conscience après en avoir disparu. Ou plutôt, c'est la connaissance d'un événement ou d'un objet auquel nous avons cessé un certain temps de penser, et qui revient enrichi dune conscience additionnelle le signalant comme l'objet dune pensée ou d'une expérience antérieures.
On pourrait croire que l'élément essentiel de cette connaissance est la reproduction [revival] dans l'esprit d'une image ou copie de l'objet original. C'est bien ainsi que l'entendent maints auteurs, selon lesquels cette reproduction suffit à constituer un souvenir de l'expérience première. Mais cette reproduction sera ce quelle voudra, elle ne sera jamais un souvenir [a memory] : c'est un double, une seconde édition, et qui n'a d'autre rapport avec la première édition que de lui ressembler d'aventure. Ma pendule sonne aujourd'hui, elle sonnait déjà hier, elle peut sonner encore un million de fois avant d'être hors de service ; la pluie tombe sur ma gouttière cette semaine, ainsi fit-elle la semaine dernière, et fera-t-elle sans doute in saecula sœculorum : mais pensez-vous que, par un pur effet de la répétition et de la ressemblance, ce coup qui sonne aujourd'hui se souvienne de ceux qui ont sonné avant lui ? que ce déluge rappelle à ma gouttière le déluge de la semaine dernière ? Qui soutiendrait un tel paradoxe ? Cependant ne m'objectez pas que le paradoxe tient à ce que pendule et gouttière n'ont pas de conscience ; prenez une conscience : ses sensations ne se souviendront pas plus l'une de l'autre que ne le font des sonneries de pendule, du seul chef qu'elles se répètent et se ressemblent. Récurrence n'est pas mémoire. Deux éditions d'un même état de conscience sont deux événements distincts, enfermés chacun dans sa peau ; l'état de conscience d'hier est mort et enterré : la présence de l'état de conscience d'aujourd'hui ne le fera pas ressusciter. Pour qu'une image présente puisse prétendre à s'identifier à une image passée, il faut encore une condition dont on ne parle pas.
Cette condition, c'est que ladite image soit expressément rapportée au passé et pensée dans le passé. Mais comment penser une chose dans le passé, sinon en pensant simultanément et la chose et le passé et leur mutuelle connexion ? Et comment penser le passé ? Dans le chapitre de la perception du temps, nous avons vu que notre intuition immédiate du passé ne nous mène guère plus loin, que quelques secondes en arrière du présent. Hors de celte limite, nous concevons, nous ne percevons pas le passé ; nous n'en avons qu'une connaissance symbolique exprimée dans des mots, v.g. « la semaine dernière », « en 1850 », etc., ou nous ne le connaissons qu'au travers d'événements qu'il a contenus, v. g. « l'année où nous étions sur les bancs de tel collège, l'année où nous avons fait telle perle », etc. Si donc nous voulons penser une époque passée, il nous faudra la penser dans les états de conscience qui lui sont associés, dans son nom ou dans quelque autre symbole, ou encore dans certains événements concrets. Et si nous voulons la penser intégralement, il nous faudra utiliser à la fois le symbole et les souvenirs concrets. Ainsi, « rapporter » un événement spécial à une époque passée reviendra à le penser avec sa date et tout ce qui la détermine, bref reviendra à le penser avec une foule « d'associés » qui font corps avec lui [contiguous associates].
Mais, même alors, nous n'aurons pas encore réalisé un souvenir. Car un souvenir est plus qu'un fait qui a sa date dans le passé : c'est un fait qui a sa date dans mon passé ; autrement dit il me faut le penser comme la répétition d'une de mes expériences antérieures. Il faut qu'il m'apparaisse enveloppé de cette « chaleur » et de cette « intimité » dont nous avons si souvent parlé, dans le chapitre du Moi, et qui sont les critères grâce auxquels la conscience reconnaît et s'approprie comme sienne n'importe quelle expérience.
Voici donc les éléments requis pour qu'il y ait vrai souvenir : un sentiment général de la ligne du passé, une date particulière projetée en quelque point de cette ligne (date déterminée soit par son chiffre, soit par son contenu), un événement localisé à cette date, et enfin la revendication de cet événement par ma conscience comme partie intégrante de sa propre vie."
William James, Précis de psychologie, 1908, chapitre XVIII, tr. fr. E. Baudin et G. Bertier, Marcel Rivière, 1909, p. 375-377.
"ANALYSE DU PHÉNOMÈNE DU SOUVENIR [OF MEMORY]
La mémoire proprement dite, ou, si vous voulez, la mémoire secondaire, est la connaissance d'un ancien état psychique reparaissant dans la conscience après en avoir disparu. Ou plutôt, c'est la connaissance d'un événement ou d'un objet auquel nous avons cessé un certain temps de penser, et qui revient enrichi dune conscience additionnelle le signalant comme l'objet dune pensée ou d'une expérience antérieures.
On pourrait croire que l'élément essentiel de cette connaissance est la reviviscence [revival] dans l'esprit d'une image ou copie de l'objet original. C'est bien ainsi que l'entendent maints auteurs, selon lesquels cette reproduction suffit à constituer un souvenir de l'expérience première. Mais cette reproduction sera ce quelle voudra, elle ne sera jamais une mémoire [a memory : un souvenir] : c'est un double, une seconde édition, et qui n'a d'autre rapport avec la première édition que de lui ressembler d'aventure. Ma pendule sonne aujourd'hui, elle sonnait déjà hier, elle peut sonner encore un million de fois avant d'être hors de service ; la pluie tombe sur ma gouttière cette semaine, ainsi fit-elle la semaine dernière, et fera-t-elle sans doute in saecula sœculorum : mais pensez-vous que, par un pur effet de la répétition et de la ressemblance, ce coup qui sonne aujourd'hui se souvienne de ceux qui ont sonné avant lui ? que ce déluge rappelle à ma gouttière le déluge de la semaine dernière ? Qui soutiendrait un tel paradoxe ? Cependant ne m'objectez pas que le paradoxe tient à ce que pendule et gouttière n'ont pas de conscience ; prenez une conscience : ses sensations ne se souviendront pas plus l'une de l'autre que ne le font des sonneries de pendule, du seul chef qu'elles se répètent et se ressemblent. Récurrence n'est pas mémoire. Deux éditions d'un même état de conscience sont deux événements distincts, enfermés chacun dans sa peau ; l'état de conscience d'hier est mort et enterré : la présence de l'état de conscience d'aujourd'hui ne le fera pas ressusciter. Pour qu'une image présente puisse prétendre à s'identifier à une image passée, il faut encore une condition dont on ne parle pas.
Cette condition, c'est que ladite image soit expressément rapportée au passé et pensée dans le passé. Mais comment penser une chose dans le passé, sinon en pensant simultanément et la chose et le passé et leur mutuelle connexion ? Et comment penser le passé ? Dans le chapitre de la perception du temps, nous avons vu que notre intuition immédiate du passé ne nous mène guère plus loin, que quelques secondes en arrière du présent. Hors de celte limite, nous concevons, nous ne percevons pas le passé ; nous n'en avons qu'une connaissance symbolique exprimée dans des mots, v.g. « la semaine dernière », « en 1850 », etc., ou nous ne le connaissons qu'au travers d'événements qu'il a contenus, v. g. « l'année où nous étions sur les bancs de tel collège, l'année où nous avons fait telle perle », etc. Si donc nous voulons penser une époque passée, il nous faudra la penser dans les états de conscience qui lui sont associés, dans son nom ou dans quelque autre symbole, ou encore dans certains événements concrets. Et si nous voulons la penser intégralement, il nous faudra utiliser à la fois le symbole et les souvenirs concrets. Ainsi, « rapporter » un événement spécial à une époque passée reviendra à le penser avec sa date et tout ce qui la détermine, bref reviendra à le penser avec une foule « d'associés » qui font corps avec lui [contiguous associates].
Mais, même alors, nous n'aurons pas encore réalisé un souvenir. Car un souvenir est plus qu'un fait qui a sa date dans le passé : c'est un fait qui a sa date dans mon passé ; autrement dit il me faut le penser comme la répétition d'une de mes expériences antérieures. Il faut qu'il m'apparaisse enveloppé de cette « chaleur » et de cette « intimité » dont nous avons si souvent parlé, dans le chapitre du Moi, et qui sont les critères grâce auxquels la conscience reconnaît et s'approprie comme sienne n'importe quelle expérience.
Un sentiment général de la ligne du passé, une date particulière projetée en quelque point de cette ligne (date déterminée soit par son chiffre, soit par son contenu), un événement localisé à cette date, et enfin la revendication de cet événement par ma conscience comme partie intégrante de sa propre vie : voici les éléments requis pour qu'il y ait acte de mémoire.
Il s'ensuit ce que ce que nous avons commencé à appeler « image », ou « copie », du fait de l'esprit, n'est pas du tout réellement ici dan cette forme simple vue comme une « idée » séparée, Ou du moins, si elle est ici en tant qu'idée séparée, aucun souvenir n'y est attaché. Quel que soit le souvenir, il est, au contraire, une représentation très complexe, celle du fait à rappeler plus ses associés, le tout formant un « objet» […] connu dans une impulsion [pulse] intégrale de conscience […] et exigeant probablement un processus cérébral énormément plus complexe que celui dont dépend n'importe quelle image sensorielle simple. […]
La mémoire est ainsi le sentiment, de, croire en un objet complexe particulier ; sauf qu'on ne peut rapporter tous les éléments de cet objet à d'autres états de croyance; ni dire qu'il y a dans la combinaison particulière à chacun d’eux tels qu'ils apparaissent dans la mémoire autre chose de si particulier qui nous pousse à nous opposer à ce dernier aux autres formes de pensée comme quelque chose d'autre sui generis, nécessitant ainsi une faculté spéciale pour en rendre compte. Quand plus tard nous en serons à notre chapitre sur la Croyance, nous verrons que n’importe quel objet représenté qui est connecté soit médiatement soit immédiatement avec nos sensations présentes ou nos activités émotionnelles a tendance à être considéré comme une réalité. Le sens d'une relation active particulière dans celui-ci rapportée à nous-même est ce qui donne à un objet la qualité caractéristique de la réalité, et un événement passé simplement imaginé diffère d'un souvenir seulement par l'absence de cette relation de sentiment particulier. Le courant électrique, pour ainsi dire, entre celui-ci et notre moi présent n’est pas fermé. Mais dans leurs autres déterminations le passé re-souvenu et le passé imaginé peuvent être presque les mêmes. Autrement dit, il n'y a rien d'unique dans l'objet de mémoire, et on n'a besoin d'aucune faculté mentale spéciale pour rendre compte de sa formation. C'est une synthèse de parties considérées comme liées ensemble, la perception, l'imagination, la comparaison et le raisonnement étant des synthèses analogues de parties pcour former des objets complexes. Les objets de n’importe laquelle de ces facultés peuvent éveiller la croyance échouer à l'éveiller ; l'objet de mémoire est seulement un objet imaginé dans le passé (habituellement très complètement imaginé à ce niveau) auquel l'émotion de croyance adhère."
William James, Principles of psychology, 1890, vol. I, chapitre XVI, Holt & Company, p. 650-652.tr. fr. E. Baudin et G. Bertier.
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