"La nature nous enseigne elle-même ce, qu'il faut faire ; car, si dans le cours ordinaire de la vie nous voyons des choses peu importantes, communes et journalières, nous n'avons pas coutume d'en garder le souvenir, parce que l'esprit n'est ému que par les objets nouveaux ou singuliers. Mais si nous voyons ou si l'on nous raconte quelque chose qui présente un caractère marqué d'infamie ou de probité, de bizarrerie ou de grandeur, qui soit étonnant ou sublime, nous nous le rappelons longtemps. Le plus souvent encore nous oublions ce que nous voyons ou ce que nous entendons chaque jour, tandis que les souvenirs de l'enfance restent souvent inaltérables. Il n'en est peut-être ainsi qu'à cause de la facilité avec laquelle les choses ordinaires s'échappent de notre mémoire, qui retient plus longtemps ce qui est remarquable ou nouveau. Personne n'admire le lever, la marche, le coucher du soleil, parce que c'est un spectacle de tous les jours ; mais les éclipses de soleil font une plus grande impression, parce qu'elles arrivent plus rarement, et se remarquent davantage que les éclipses de lune, qui sont plus fréquentes. La nature nous apprend donc elle-même que les choses vulgaires et communes ne la touchent pas, et qu'il faut, pour l'émouvoir, quelque objet remarquable ou nouveau Que l'art imite donc la nature ; qu'il invente ce qui doit lui plaire, et qu'il suive la route qu'elle lui montre: car la nature n'est jamais en arrière, ni l'art le premier en avant. Les éléments de toute chose sont dus au génie ; l'étude les met ensuite en œuvre et les mène au but. Nous devrons donc choisir le genre d'images qui puisse rester le plus longtemps dans la mémoire; nous y réussirons, en nous attachant à des ressemblances qui nous soient très familières, à des représentations qui ne soient ni muettes ni vagues ; en leur attribuant une beauté remarquable, ou une insigne laideur; en les parant de quelque ornement, tel qu'une couronne, une robe de pourpre, qui nous les fasse reconnaître plus aisément; ou en les défigurant par du sang, de la fange, du vermillon, pour qu'elles nous frappent davantage ; ou encore en leur donnant quelque chose de ridicule, car ce caractère aussi facilitera la mémoire. Les choses que nous aurions aisément retenues, si elles existaient réellement, imaginées et distinguées avec soin, se retiendront facilement. Il nous sera nécessaire de repasser de temps en temps dans notre esprit les cases établies une première fois, afin de rappeler les images qu'elles contiennent."
Rhétorique à Hérennius, III, XXII, tr. fr. M. Thibaut, in Œuvres complètes de Cicéron, Firmin Didot Frères, fils et Cie, 1869.
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