"Si vraiment mon souvenir visuel d'un objet, par exemple, était une impression laissée par cet objet sur mon cerveau, je n'aurais jamais le souvenir d'un objet, j'en aurais des milliers, j'en aurais des millions ; car l'objet le plus simple et le plus stable change de forme, de dimension, de nuance, selon le point d'où je l'aperçois : à moins donc que je me condamne à une fixité absolue en le regardant, à moins que mon œil s'immobilise dans son orbite, des images innombrables, nullement superposables, se dessineront tour à tour sur ma rétine et se transmettront à mon cerveau. Que sera-ce, s'il s'agit de l'image visuelle d'une personne, dont la physionomie change, dont le corps est mobile, dont le vêtement et l'entourage sont différents chaque fois que je la revois ? Et pourtant il est incontestable que ma conscience me présente une image unique, ou peu s'en faut, un souvenir pratiquement invariable de l'objet ou de la personne : preuve évidente qu'il y a eu tout autre chose ici qu'un enregistrement mécanique. [...]
Mais voyons ce qui se passe dans ces maladies. Là où la lésion cérébrale est grave, et où la mémoire des mots est atteinte profondément, il arrive qu'une excitation plus ou moins forte, une émotion par exemple, ramène tout à coup le souvenir qui paraissait à jamais perdu. Serait-ce possible, si le souvenir avait été déposé dans la matière cérébrale altérée ou détruite ? Les choses se passent bien plutôt comme si le cerveau servait à rappeler le souvenir, et non pas à le conserver. L'aphasique devient incapable de retrouver le mot quand il en a besoin; il semble tourner tout autour, n'avoir pas la force voulue pour mettre le doigt au point précis qu'il faudrait toucher; dans le domaine psychologique, en effet, le signe extérieur de la force est toujours la précision. Mais le souvenir paraît bien être là : parfois, ayant remplacé par des périphrases le mot qu'il croit disparu, l'aphasique fera entrer dans l'une d'elles le mot lui-même. Ce qui faiblit ici, c'est cet ajustement à la situation que le mécanisme cérébral doit assurer. Plus spécialement, ce qui est atteint, c'est la faculté de rendre le souvenir conscient en esquissant d'avance les mouvements par lesquels le souvenir, s'il était conscient, se prolongerait en acte. Quand nous avons oublié un nom propre, comment nous y prenons-nous pour le rappeler ? Nous essayons de toutes les lettres de l'alphabet l'une après l'autre ; nous les prononçons intérieurement d'abord; puis, si cela ne suffit pas, nous les articulons tout haut ; nous nous plaçons donc, tour à tour, dans toutes les diverses dispositions motrices entre lesquelles il faudra choisir; une fois que l'attitude voulue est trouvée, le son du mot cherché s'y glisse comme dans un cadre préparé à le recevoir. C'est cette mimique réelle ou virtuelle, effectuée ou esquissée, que le mécanisme cérébral doit assurer. Et c'est elle, sans doute, que la maladie atteint. [...]
Tel est le rôle du cerveau dans l'opération de la mémoire : il ne sert pas à conserver le passé, mais à le masquer d'abord, puis à en laisser transparaître ce qui est pratiquement utile."
Bergson, L'Énergie spirituelle, 1919, Chapitre II, Félix Alcan, p. 55-57 et p. 75.
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