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Texte à méditer :  Time is money.
  
Benjamin Franklin
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Hors des sentiers battus
Les mémoires prodigieuses

Le cas de étudié par Alexandre Luria

 

  "J'avais soumis à Veniamin une liste de mots, puis de chiffres, puis de lettres isolées que tantôt je lisais lentement, tantôt je lui donnais à lire. Il écoutait ou lisait avec attention, ensuite il répétait le tout dans le même ordre.
  J'allongeais la liste, citais trente, cinquante, soixante-­dix mots ou chiffres, sans que cela lui causât la moindre difficulté. Veniamin ne semblait avoir nul besoin de les apprendre par cœur. Je lisais distinctement et lentement, il écoutait avec une grande attention, me demandait parfois de m'arrêter un instant ou bien de répéter plus clairement un mot qu'il n'était pas sûr d'avoir bien entendu. Générale­ment il restait les yeux fermés pendant l'expérience, ou bien fixait un point dans l'espace. Quand l'énumération était ter­minée, il me priait de faire une pause, vérifiait mentalement ce qu'il avait entendu et ensuite répétait toute la liste d'affi­lée, sans interruption.

  L'expérience a montré qu'il était capable de reproduire avec la même facilité une longue liste en ordre inversé ; il pouvait aisément dire quel était le mot qui suivait ou précé­dait un mot énoncé. Dans ce dernier cas, il se taisait quelques instants, comme s'il cherchait le mot en question, et ensuite répondait sans se tromper.
  Il ne faisait pas de différence entre les mots ayant un sens et des syllabes non significatives ; ni entre les chiffres et les sons ; qu'ils fussent donnés oralement ou par écrit lui était égal. La répétition de n'importe quelle liste ne lui posait aucune difficulté, à condition que tous ses éléments fussent séparés par un intervalle de deux, trois secondes.
  Bientôt je me sentis gagné par un désarroi croissant. En effet, Veniamin ne semblait pas éprouver le moindre embarras devant l'allongement de la liste et il m'avait fallu admettre que sa mémoire n'avait pas de limites précises. Je me voyais incapable de résoudre ce problème, élémentaire pour tout psychologue : comment mesurer l'étendue de sa mémoire ? Je lui fixai un autre rendez-vous, puis un troi­sième. D'autres rendez-vous suivirent, dont certains étaient échelonnés sur des périodes de plusieurs jours ou semaines, et même de plusieurs années.
  Ces rencontres ne firent que compliquer la situation de l'examinateur que j'étais.
  Il fallait reconnaître que la mémoire de Veniamin n'avait pas de limites définies, ni dans son étendue ni dans sa constance. Il était capable de reproduire sans erreur ni effort apparent n'importe quelle liste de mots qui lui avait été don­née une semaine, un mois, et même une ou plusieurs années plus tôt. Certaines de ces expériences, toujours couronnées de succès, avaient lieu quinze ou seize ans après une pre­mière mémorisation de la liste et sans aucune préparation. Veniamin s'asseyait, fermait les yeux, se taisait quelques instants, puis disait : « Oui, c'est bien ça... c'était dans votre ancien appartement, vous étiez assis devant la table et moi dans un fauteuil à bascule... vous portiez un complet gris et vous me regardiez comme ça... voilà, je vois ce que vous me disiez... », et ensuite il énumérait sans la moindre erreur tous les éléments de la liste qui lui avait été donnée quelques années plus tôt.
  Ce phénomène semblait d'autant plus surprenant qu'à cette époque Veniamin était devenu une célébrité en tant que « mnémoniste » et qu'il lui fallait se souvenir de centaines et de milliers de listes."

 

Alexandre Luria, "Une prodigieuse mémoire", 1965, in L'Homme dont le monde volait en éclats, tr. fr. Nina Rausch de Trautenberg, Seuil, 1995, p. 202-203.

 

 "En reproduisant une longue série de mots, Veniamin avait omis le mot crayon ; dans une deuxième liste, le mot œuf ; dans une troisième, étendard ; dans une quatrième dirigeable… Enfin, dans une autre liste, le mot poutamen, qu'il ne comprenait pas.
  Voici comment il expliquait ses erreurs.

  « J'avais placé le crayon près de la barrière, vous savez, cette barrière dans la rue, le crayon s'était confondu avec la barrière et je passai sans l’apercevoir... La même chose est arrivée avec l'œuf. Il s'était confondu avec la blancheur du mur contre lequel il était placé. Comment distinguer un œuf blanc sur un fond blanc ?... C'est ainsi que le dirigeable gris s'était confondu avec la chaussée grise... En ce qui concerne l'étendard rouge, je l'avais appuyé contre le mur du Mossoviet qui est rouge, comme vous le savez, et je ne l'ai pas remarqué en passant... Quant à poutamen, je ne sais pas ce que c'est... c'est un mot très sombre et je n'ai pas pu le distinguer, le réverbère était loin...
  Il m'arrive parfois de placer un mot dans un endroit mal éclairé et ça ne va pas non plus : par exemple le mot tiroir s'est trouvé dans l'embrasure d'une porte cochère où il fai­sait sombre et il était difficile de l'apercevoir... D'autres fois, si j'entends quelque bruit ou une voix étrangère, des taches apparaissent qui cachent tout... ou bien des syllabes qui ne figuraient pas avant s'insinuent... et je risque de dire qu'elles y étaient. .. Tout cela m'empêche de me souvenir... »

  Ainsi, les défauts les « défauts de mémoire » de Veniamin étaient en réalité des « défauts de perception » ou des « défauts d’attention », et leur analyse, sans diminuer la valeur de la puissance de sa mémoire, nous permettait d’examiner de plus près les procédés de mémorisation de cet homme remarquable."


Alexandre Luria, "Une prodigieuse mémoire", 1965, in L'Homme dont le monde volait en éclats, tr. fr. Nina Rausch de Trautenberg, Seuil, 1995, p. 218-219.

 

  "1) En décembre 1937, on avait lu à Veniamin la première strophe de La Divine Comédie :

 

  Nel mezzo del camin di nostra vita
  Mi ritrovai pel' una selva oscura

  Che la diritta via era smarita,
  Ahi quanta a dir qual era e cosa dura...

  Veniamin avait demandé, comme d'habitude, de pronon­cer les mots très distinctement, en les séparant par de courtes pauses, pour lui permettre de convertir en formes signifi­catives les sons qui pour lui n'avaient aucune signification.
  Ensuite, il avait le plus naturellement du monde reproduit les quelques vers de La Divine Comédie qu'il venait d'en­tendre, sans la moindre erreur et avec les mêmes intona­tions. Il les avait reproduits tout aussi naturellement et avec la même exactitude lors du contrôle inopiné effectué... quinze ans plus tard !

  Voici comment il avait procédé.

  « Nel- en allant verser ma cotisation j'ai rencontré dans le couloir la danseuse Nelskaïa ; mezzo – je suis violoniste, j'ai donc placé auprès d'elle un homme qui joue du vio­lon ; près d'eux, des cigarettes Delly – c'est pour del ; à côté j'ai placé une cheminée ; di – c'est une main qui désigne la porte ; nos, c'est le nez – un homme s'est fait coincer le nez dans une porte ; tra – il lève le pied pour franchir le seuil ; de l'autre côté il y a un bébé – c'est vito, "vitalité" ; mi – j'ai placé un juif qui dit "mi", "nous n'y sommes pour rien"; ritrovai – une cornue avec un tube transparent qui dispa­raît ; et une juive qui court en criant "vat" – c'est pour vaï. Elle court et voici qu'à l'angle de la Loubianka le père (per) passe en fiacre. Au coin de la Soukharevka un milicien se tient droit comme un i (una). À son côté je place une estrade sur laquelle danse Selva. Mais, pour ne pas qu'elle devienne silva, le tréteaux se cassent, ce qui donne le son è. Un os dépasse de l'estrade et pointe vers une poule (oscura). Ché – c'est peut-être un Chinois, un Tchétchène. Je place près de lui ma femme, qui est parisienne. La ritta – c'est mon assistante Margarita ; via – elle dit "via" en tendant la main. Sait-on jamais ce qui peut arriver dan la vie : on vide une bouteille de champagne – et voici era, et je vois un tramway et près du wattman une bouteille de champagne. Dans le tramway, un juif en taleth lit Shema Israël - c'est pour sma, et sa fille s'appelle Rila. Ahi c'est en yiddish aha – je place dans le square un homme qui éternue : "aptchi !", et je vois apparaître les caractères hébreux a et h. Quanto – ici j'ai pris un piano ; pour moi o est un on non accentué, "blanc", j'ai donc pris un piano avec des touches blanches... Pour cela il a fallu me transporter à Torjok, dan ma chambre où il y avait un piano. Je vois mon beau-père qui me dit "dir" ; le a, je l'ai posé sur la table, et comme c'est un son blanc, il s'est confondu avec la nappe blanche et je ne l'ai pas remar­qué. Qual era – c'est un homme à cheval, avec une cape espagnole, mais j'ai fait autre chose : pour éviter les détails superflus, j'ai transformé les jambes de mon beau-père en une source (quai) d'où jaillissait du champagne (era). E me fait penser à une réplique tirée de Gogol : "Qui a dit eh?" Bobtchinski ou Dobtchinski ?... Leur bonne voit une chèvre (cosa) qu'elle traite d'imbécile (dura)... »

  Nous aurions pu citer d'autres extraits de notre procès­ verbal, mais cet exemple à lui seul est assez révélateur des procédés de rétention mnésique de Veniamin. Il semblerait pourtant qu'un tel entassement chaotique d'image ne peut que compliquer la mémorisation des quatre lignes du poème ; mais il s'agissait d'un poème en une langue que Veniamin ne connaissait pas. Le fait qu'il lui a fallu quelques minutes à peine pour écouter la strophe, créer les images, reproduire le texte sans erreur et le répéter quinze ans plus tard, en le « relisant » sur les images utilisées, donne une preuve suf­fisante de la valeur qu'avait acquise pour lui ce procédé."

 

Alexandre Luria, "Une prodigieuse mémoire", 1965, in L'Homme dont le monde volait en éclats, tr. fr. Nina Rausch de Trautenberg, Seuil, 1995, p. 224-226.

 

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Date de création : 08/01/2019 @ 17:09
Dernière modification : 08/01/2019 @ 17:10
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