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Texte à méditer :  Aucune philosophie n'a jamais pu mettre fin à la philosophie et pourtant c'est là le voeu secret de toute philosophie.   Georges Gusdorf
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Hors des sentiers battus
Le devoir de mémoire et ses critiques

  "Et ainsi quelque chose nous incombe. Ces innom­brables morts, ces massacrés, ces torturés, ces piéti­nés, ces offensés sont notre affaire à nous. Qui en parlerait si nous n'en parlions pas ? Qui même y penserait ? Dans l'universelle amnistie morale depuis longtemps accordée aux assassins, les déportés, les fusillés, les massacrés n'ont plus que nous pour penser à eux. Si nous cessions d'y penser, nous achèverions de les exterminer, et ils seraient anéantis définitive­ment. Les morts dépendent entièrement de notre fidélité… Tel est le cas du passé en général : le passé a besoin qu'on l'aide, qu'on le rappelle aux oublieux, aux frivoles et aux indifférents, que nos célébrations le sauvent sans cesse du néant, ou du moins retardent le non-être auquel il est voué ; le passé a besoin qu'on se réunisse exprès pour le commémorer : car le passé a besoin de notre mémoire… Non, la lutte n'est pas égale entre la marée irrésistible de l'oubli qui, à la longue, submerge toutes choses, et les protestations désespérées, mais intermittentes de la mémoire ; en nous recommandant l'oubli, les professeurs de pardon nous conseillent donc ce qui n'a nul besoin d'être conseillé : les oublieux s'en chargeront d'eux-mêmes, ils ne demandent que cela. C'est le passé qui réclame notre pitié et notre gratitude : car le passé, lui, ne se défend pas tout seul comme se défendent le présent et l'avenir, et la jeunesse demande à le connaître, et elle soupçonne que nous lui cachons quelque chose ; et en effet nous ne savons pas toujours comment lui révéler ces terribles secrets dont nous sommes porteurs : les camps d'extermination, les pendaisons de Tulle, le massacre d'Oradour. En évoquant les jours de la colère, de la calamité et de la tribulation, nous protestons contre l'œuvre exterminatrice et contre l'oubli qui compléterait, scellerait cette œuvre à jamais ; nous protestons contre le lac obscur qui a englouti tant de vies précieuses. Mais on n'est pas quitte envers ces vies précieuses, envers ces résistants et ces massacrés, parce qu'on a célébré une fois l'an la Journée de la déportation, prononcé un discours, fleuri une tombe. Nous qui survivons par le plus miraculeux des hasards, nous ne sommes pas meilleurs qu'eux ; nous qui avons échappé au massacre, nous ne sommes tout de même pas plus à plaindre qu'eux ; notre nuit n'est tout de même pas plus noire que la leur ; notre existence n'est pas plus précieuse que la leur ; l'affreux calvaire de ces martyrs nous a été épargné ; leurs épreuves, nous et nos enfants ne les connaîtrons plus. Méritions-nous une telle chance ? Ce qui est arrivé est unique dans l'histoire et sans doute ne se reproduira jamais, car il n'en est pas d'autres exemples depuis que le monde est monde ; un jour viendra où on ne pourra même plus expliquer ce chapitre à jamais inexplicable dans les annales de la haine. On éprouverait quelque soulagement à banali­ser ce cauchemar : une guerre comme toutes les autres, gagnée par l'un, perdue par l'autre, et accom­pagnée par les malheurs inévitables de la guerre - il n'y aurait, dans ces abstractions, rien que de très ordinaire, rien qui puisse déranger la quiétude d'une bonne conscience, ni troubler le sommeil de l'incons­cience. Mais non, le sommeil ne revient pas. Nous y pensons le jour, nous en rêvons la nuit. Et puisqu'on ne peut cracher sur les touristes, ni leur jeter des pierres, il reste une seule ressource : se souvenir, se recueillir. Là où on ne peut rien « faire », on peut du moins ressentir, inépuisablement. C'est sans doute ce que les brillants avocats de la prescription appelleront notre ressentiment, notre impuissance à liquider le passé. Au fait, ce passé fut-il jamais pour eux un présent ? Le sentiment que nous éprouvons ne s'ap­pelle pas rancune, mais horreur : horreur insurmonta­ble de ce qui est arrivé, horreur des fanatiques qui ont perpétré cette chose, des amorphes qui l'ont acceptée, et des indifférents qui l'ont déjà oubliée. Le voilà notre « ressentiment ». Car le « ressentiment » peut être aussi le sentiment renouvelé et intensément vécu de la chose inexpiable ; il proteste contre une amnistie morale qui n'est qu'une honteuse amnésie ; il entretient la flamme sacrée de l'inquiétude et de la fidélité aux choses invisibles. L'oubli serait ici une grave insulte à ceux qui sont morts dans les camps, et dont la cendre est mêlée pour toujours à la terre ; ce serait un manque de sérieux et de dignité, une honteuse frivo­lité. Oui, le souvenir de ce qui est arrivé est en nous indélébile, indélébile comme le tatouage que les rescapés des camps portent encore sur le bras. Chaque printemps les arbres fleurissent à Auschwitz, comme partout ; car l'herbe n'est pas dégoûtée de pousser dans ces campagnes maudites ; le printemps ne distingue pas entre nos jardins et ces lieux d'inexprimable misère.  Aujourd'hui, quand les sophistes nous recommandent l'oubli, nous marquerons fortement notre muette et impuissante horreur devant les chiens de la haine ; nous penserons fortement à l'agonie des déportés sans sépulture et des petits enfants qui ne sont pas revenus.  Car cette agonie durera jusqu'à la fin du monde."

  

Vladimir Jankélévitch, L'Imprescriptible. Pardonner ? Dans l'honneur et la dignité, 1971, Points Seuil, 1996, p. 59-63.

 

  "Il reste une seule ressource : se souvenir, se recueillir.  Là où on ne peut rien « faire », on peut du moins ressentir, inépuisablement.  C'est sans doute ce que les brillants avocats de la prescription appelleront notre ressentiment, notre impuissance à liquider le passé.  Au fait, ce passé fut-il jamais pour eux un présent ? Le sentiment que nous éprouvons ne s'appelle pas rancune, mais horreur : horreur insurmontable de ce qui est arrivé, horreur des fanatiques qui ont perpétré cette chose, des amorphes qui l'ont acceptée, et des indifférents qui l'ont déjà oubliée.  Le voilà notre « ressentiment ». Car le « ressentiment » peut être aussi le sentiment renouvelé et intensément vécu de la chose inexpiable ; il proteste contre une amnistie morale qui n'est qu'une honteuse amnésie ; il entretient la flamme sacrée de l'inquiétude et de la fidélité aux choses invisibles.  L'oubli serait ici une grave insulte à ceux qui sont morts dans les camps, et dont la cendre est mêlée pour toujours à la terre ; ce serait un manque de sérieux et de dignité, une honteuse frivolité.  Oui, le souvenir de ce qui est arrivé est en nous indélébile, indélébile comme le tatouage que les rescapés des camps portent encore sur le bras.  Chaque printemps les arbres fleurissent à Auschwitz, comme partout ; car l'herbe n'est pas dégoûtée de pousser dans ces campagnes maudites ; le printemps ne distingue pas entre nos jardins et ces lieux d'inexprimable misère.  Aujourd'hui, quand les sophistes nous recommandent l'oubli, nous marquerons fortement notre muette et impuissante horreur devant les chiens de la haine ; nous penserons fortement à l'agonie des déportés sans sépulture et des petits enfants qui ne sont pas revenus.  Car cette agonie durera jusqu'à la fin du monde."


Vladimir Jankélévitch, L'Imprescriptible. Pardonner ? Dans l'honneur et la dignité, 1971, Points Seuil, 1996, p. 62-63.


 

  "En Israël, et nulle part ailleurs, l'injonction de se souvenir est ressentie comme un impératif religieux pour tout un peuple. L'écho s'en entend partout, mais il va crescendo dans le Deutéronome et chez les Prophètes : « Souviens-toi des jours d'antan, repassez les années de génération en génération. » (Deutéronome, 32, 7.) « Rappelle-toi ces choses, Jacob, Israël ! car tu es mon serviteur, je t'ai formé, tu es pour moi un serviteur, Israël ! tu ne m'oublie­ras pas ! » (Isaïe, 44, 21.) « Souviens-toi de ce que t'a fait Ama­lee. » (Deutéronome, 25, 17.) « Mon peuple, souviens-toi donc ce qu'avait projeté Balaq, roi de Moab. » (Michée, 6, 5.) Et, toujours martelé : « Souvenez-vous que vous étiez esclaves en Égypte. »
  Si le commandement de se souvenir est absolu, la Bible cepen­dant porte à la mémoire un intérêt pathétique et pour ainsi dire désespéré : elle sait, dans sa grande sagesse, combien la mémoire des hommes est courte et infidèle. Le Temps mythique se répète mais pas l'histoire, quoi qu'on prétende généralement. Si l'histoire est la réalité, alors il n'y aura qu'une seule traversée de la mer rouge et Israël ne pourra pas se tenir deux fois au Sinaï. C'est en quelque sorte la version hébraïque de la sagesse d'Héraclite. Mais l'Alliance est éternelle. « Et ce n'est pas avec vous seuls que je conclus cette alliance, ainsi que cette adjuration, mais encore avec quiconque e trouve ici présent aujourd'hui avec nous en présence de Iahvé, notre Dieu, et avec quiconque ne se trouve pas ici aujourd'hui avec nous !» (Deutéronome, 29, 13-14.)

  L'exigence est exorbitante. Viendra sûrement un jour où « vos fils vous interrogeront, en disant : "que sont pour vous ces pier­res ?", vous leur direz : "C'est que les eaux du Jourdain ont été coupées devant l'Arche de l'Alliance de Iahvé : quand elle passa le Jourdain, les eaux du Jourdain furent coupées et ces pierres ser­viront de mémorial pour les fils d'Israël à jamais." » (Josué, 4, 6-7.)
  Les pierres importent moins que le souvenir transmis par les pères ; le souvenir symbolisé par les pierres pourra être évoqué sans elle, afin de se perpétuer parmi les générations à venir. Puisqu'il n'y a pas de retour au Sinaï, ce qu'y ont vécu les Juifs doit être porté par le canaux de la mémoire jusqu'à ceux qui ne s'y tenaient pas ce jour-là.
  L'appel de la Bible à se souvenir ne relève donc pas d'une curio­sité pour le passé. Israël reçoit l'ordre de devenir une dynastie de prêtres et une nation sainte ; nulle part il n'est suggéré qu'il devienne une nation d'historiens. La mémoire, par nature, est sélective, et l'exigence qu'Israël se souvienne n'y fait pas exception. Ranke disait que tous les âges sont également proches de Dieu. Voilà qui est séduisant mais qui demeure étranger à la pensée bibli­que. Que l'histoire ait un sens ne signifie pas que chaque événe­ment dans l'histoire a un sens, ni qu'il mérite que la mémoire s'en souvienne. De Manassé, un puissant roi de Juda qui régna cinquante-cinq ans à Jérusalem, nous ne savons qu'une chose : « Il fit ce qui est mal aux yeux de Iahvé » (II Rois, 21, 2) ; seul l'inventaire de ses méfaits nous est dressé. Israël n'a aucune obli­gation de se souvenir de tout le passé, mais son principe de sélec­tion est unique en soi. Il doit se souvenir, avant toute chose, des interventions de Dieu dans l'histoire et des réactions – fussent-elles bonnes ou mauvaises – qu'elles suscitèrent chez les hommes. De même, l'aiguillon de la mémoire ne peut pas être la volonté légitime et louable de sauver de l'oubli les grands et hauts faits nationaux. Ironie du sort, beaucoup de récits de la Bible semblent n'avoir, pour ainsi dire, d'autres fins que de rabaisser l'orgueil de la nation. Car le plus grand danger n'est pas tant l'oubli de ce qui advint dans le passé, que l'oubli de l'essentiel – comment le passé advint.
  « Lors donc que Iahvé, ton Dieu, t'aura fait entrer au pays qu'il a juré à tes pères Abraham, Isaac et Jacob, qu'il te donnerait : vil­les grandes et belles, que tu n'as pas bâties, maisons pleines de tout bien, que tu n'a pas remplies, citernes creusées, que tu n'as pas creusées, vignes et oliviers que tu n'as pas plantés, mais dont tu mangeras et seras rassasié, garde-toi bien alors d'oublier Iahvé, qui t'a fait sortir du pays d'Egypte, de la maison des esclaves. » (Deu­téronome, 6, 10-12 ; cf. également 8, 11-18.)".

 

Yosef Hayim Yerushalmi, Zakhor. Histoire et mémoire juive, 1982, Gallimard tel, 2008, p. 25-27.


 

  "Nous voulions justement vous poser une question sur le rapport écriture-déportation, parce que, évidemment, quand on écrit, on ne relate pas toute son expérience : on trie, on sélectionne, on organise, on fait un travail d'hommes de lettres, d'écrivain, Alors qu'avez-vous éliminé dans vos écrits ? que vous rappelez-vous avoir choisi de laisser de côté ?

  Je n'ai pas fait un choix conscient, j'ai cherché alors à transcrire les choses les plus pénibles, les plus pesantes, les plus lourdes, et les plus importantes [...] Il me semblait que le thème de l'indignation devait prévaloir, c'était un témoignage, presque de nature juridique, et j'entendais en faire un acte d'accusation non dans un but de représailles, de vengeance, de punition, mais en tant que témoignage, et pour cette raison certains sujets me semblaient alors marginaux [...]. Même si on ne le veut pas, un portrait écrit ne reproduit pas la personne el il faut tenir compte de facteurs complexes comme l'insuffisance de notre mémoire, notre tendance à l'idéalisation inconsciente dans le bien ou dans le mal, à l'idéalisation consciente également, car quelque fois on prend une personne et on veut en faire un personnage, n'est-ce pas ? [ ...] Celui qui a écrit Si c'est un homme n'était pas un écrivain, au sens habituel du terme, c'est-à-dire qu'il ne se proposait pas un succès littéraire, il n'avait ni l'illusion ni l'ambition de faire un bel ouvrage […].

  Je suis allé à Mauthausen fin septembre, pour la manifestation de la paix ; il y avait des enfants des écoles et je dirais que non seulement leur intérêt, mais aussi leur perception de la réalité des camps de concentration était très vive. Ils ont été très marqués. Je crois que la transmission des témoignages est toujours importante. Vous avez marqué toute une génération d'une façon positive, par un engagement dans la société qui ensuite ne s'est jamais renié.

  Vous touchez ici un point sensible. Il se peut que ce soit ma faute si je ne vais plus volontiers dans les écoles. D'un côté, je l'avoue, je suis las de m'entendre toujours poser les mêmes questions. D'un autre côté, j'ai l'impression que mon langage est devenu insuffisant, que je parle une langue différente. Et puis, je dois avouer que j'ai été touché au vif par une des dernières expériences que j'ai faites dans une école, où deux enfants, deux frères, m'ont lancé d'un ton sans réplique : « Pourquoi venez-vous encore nous raconter votre histoire, quarante après, après le Viêt-nam, après les camps de Staline, la Corée, après tout cela... pourquoi ? », Et je dois dire que je suis resté bouche bée, sans voix, poussé dans mes retranchements, dans ma condition de rescapé à tout prix, et j'ai répondu que je parlais ce que j'avais vu et que si j'avais été au Viêt-nam, j'aurais raconté la guerre du Viêt-nam, que si j'avais été au goulag sous Staline, j'aurais raconté les camps de Staline, mais j'al bien saisi la faiblesse de mes arguments. Je crains de tomber dans le panégyrique, comme il arrive souvent. C'est-à-dire de privilégier ma propre expérience face aux autres, tout en ayant la conscience de vivre dans un monde en mutation rapide, en progrès dans un sens, en régression dans un autre ; et ces collégiens d'aujourd'hui qui utilisent des ordinateurs avec la plus grande désinvolture, qui connaissent, qui apprennent de la télévision des choses que moi je n'ai jamais apprises, me mettent dans l'embarras. J'éprouve, j'avoue que j'éprouve un sentiment d'infériorité par rapport à eux, même si je sais que j'ai dit des choses importantes, si je n'ai aucune hésitation, aucun doute sur la valeur de mes livres, mais j'ai l'impression qu'ils sont vieux, qu'ils ont vieilli. Une autre impression, plus récente, est celle-ci : j'ai reçu beaucoup de lettres, J'en reçois en moyenne une ou deux par jour ; elles sont presque toutes de nature reli­gieuse. On me demande, à moi qui suis ouvertement laïc, si Dieu existe, et si oui, pourquoi il a permis ces horreurs et pourquoi il en permet d'autres, et cela me met mal à l'aise et je ne peux que donner la répons d'un laïc : le monde est livré au hasard, il n'y a pas de maître, il n'y a pas de chef. Mais le besoin d'un Dieu paternel me semble, à ma grande épouvante, aller crois­sante, même à l'école."

 

Primo Lévi, Le Devoir de mémoire, entretien avec Anna Bravo et Federico Cereja (27 janvier 1983), tr. fr. Joël Gayrand, Éditions Mille et une Nuits, 1995, p. 23-26 et p. 37-38.


 

  "Plutôt que de parler de « devoir de mémoire » élastique et inconsistant à force d'être galvaudé, il convient de proclamer un devoir de connaissance, qui est en même temps un devoir de vérité. C'est pourquoi le véritable travail de mémoire consiste en premier lieu à analyser de manière rationnelle, critique, scientifique, le phénomène étudié – ici, les génocides – puis à le mémoriser en vue d'en transmettre la réalité et le sens. [...] Sans cette approche rigoureuse, seule capable de construire une mémoire solide et vraie, on ne fabriquera en effet que des mémoires divagantes, entachées d'erreurs, d'affabulations et de mythes, et par là aisément instrumentalisées et manipulées."

 

François Bédarida, "Un siècle de génocide : le devoir de connaissance", in Travail de mémoire, 1914-1998, Éd. Autrement, 1999, p. 114.


 

  "Une civilisation qui oublie son passé est condamnée à le revivre. C'est fort de cette maxime énoncée au début du XXe siècle par le philosophe américain George Santayana, que notre civilisation a instauré et institutionnalisé la mémoire de l'extermination des Juifs d'Europe. Mais voici que surgit, pour cette civilisation, un problème inattendu : non pas l'oubli du crime, mais l'oubli de tout le reste ; non pas la négligence, mais l'obnubilation ; non plus « Hitler, connais pas ! » mais, comme disait déjà Leo Strauss, une systématique reductio ad hitlerum. Hitler hante notre actualité et du passé désormais personne d'autre, ou presque, ne surnage. [...] Ainsi le « plus jamais ça » semble se transformer en « plus jamais que ça » et, du conflit israélo­-palestinien à la gestion des flux migratoires, de la question de l'identité nationale à celle des frontières de l'Europe, toutes les occasions sont bonnes pour monter sur les grands chevaux de l'hitlérisme. Dans cette société de l'accusation perpétuelle et de l'expiation tapageuse qui arraisonne à tour de bras les fameuse heures-les-­plus-sombres-de-notre-hi toire, je me prends parfois à rêver d'une mémoire sans oriflamme ni destrier, une mémoire pédestre, modeste, discrète, silencieuse ou qui ne fasse pas d'autre bruit que celui des pages que l'on tourne dans le colloque singulier de la lecture."

 

Alain Finkielkraut, "Le devoir de justesse", préface à L'Interminable écriture de l'extermination, Ed. Stock, 2010, p. 7-8.


 

  "Revenons pour finir aux réticences ou aux interrogations de Ricœur face à la notion de « devoir de mémoire », qui le conduisent même à parler, d'une formule qui a choqué, de « soi-disant devoir de mémoire ». L'interrogation porte d'abord sur la possibilité de faire devoir d'une mémoire qui, par définition, n'est jamais seulement de l'ordre de la volonté. Mais l'inquiétude porte aussi sur le sujet de l'obligation ici postulée. À qui s'impose ce « devoir » ? À tous ? Vraisemblablement pas, du moins pas avec le même caractère impératif : est-ce qu'un descendant des Indiens d'Amérique ou un Cambodgien d'aujourd'hui ne peut estimer que son « devoir » propre serait plutôt d’entretenir la mémoire du génocide amérindien ou khmer ? Dans quelle mesure un habitant de l'Australie ou de l'Afrique subsaharienne aurait-il un « devoir » de se souvenir de crimes perpétrés par l’Allemagne nazie et tous ses auxiliaires ? Est-ce céder à un « communautarisme » des mémoires que de penser ainsi, ou est-ce au contraire se décentrer de l'Europe et prendre en vue une autre histoire – mais ne s'engage-t-on pas alors dans la direction d'une fragmentation du « devoir de mémoire » selon les aires culturelles ? Or, on dira que, précisément, un crime contre l'humanité concerne toute l'humanité, et il y a du vrai dans cette affirmation. Mais ce « concernement » est-il de l'ordre du « devoir universel », ou se module-t-il différentiellement ?"

 

Jean-Claude Monod, "Qu'est-ce qu'une mémoire juste ?" in Devoir de mémoire ? Les lois mémorielles et l'histoire, sous la direction de Myriam Bienenstock, Éd. de l'éclat, 2014, p. 50-51.


 

  "Le devoir de mémoire est une forme de responsabilité tournée vers le passé : je suis responsable de ce qu'un passé spécifique ne soit pas oublié. Mais il n'est pas réductible à un problème de faute ou de culpabilité (qu'elle soit juridique ou morale). Évidemment, les acteurs qui ont participé à un crime sont soumis à un devoir de mémoire, ils ne doivent pas en favoriser l'oubli, le minimiser, le nier. Mais le devoir de mémoire ne s'adresse pas uniquement à ceux qui sont responsables juridiquement ou moralement des crimes dont il faut se souvenir.  Si tel était le cas, ces crimes pourraient tomber dans l'oubli une fois disparues les générations de coupables. Or, le devoir de mémoire est transgénérationnel. [...]
  Compris comme responsabilité à l'égard du passé, le devoir de mémoire a plusieurs traits communs avec la responsabilité pour les générations futures :

  - Il n'est pas réductible à la notion de culpabilité.
  - Il n'a pas nécessairement besoin d'un dispositif pénal coercitif.
  - Il a une dimension à la fois individuelle et collective, privée et politique.
  - Il transcende le temps de la vie de l'individu qui en est le porteur. De même que la responsabilité pour l'avenir tend vers un futur dont une grande partie, située après sa mort, ne sera jamais présente pour lui, le devoir de mémoire porte sur un passé qui n'a pas nécessairement été présent pour celui qui se souvient.
  - Il s'exerce envers des personnes qui ne sont plus là pour se défendre, tout comme la responsabilité pour l'avenir concerne des personnes qui ne sont pas encore là pour faire valoir leurs droits.
  Mais, évidemment, il existe des différences notables entre les deux types de responsabilités. Le devoir de mémoire est distinct de la responsabilité pour les générations futures, car il porte sur un passé lesté d'une faute effective et non sur l'avenir indéfiniment ouvert."

 

Christophe Bouton, "Le devoir de mémoire comme responsable envers le passé" in Devoir de mémoire ? Les lois mémorielles et l'histoire, sous la direction de Myriam Bienenstock, Éd. de l'éclat, 2014, p. 57-59.


 

  "Un deuxième argument, plus répandu, consiste à dire que le devoir de mémoire participe d'un excès de mémoire, problématique sous deux points de vue. D'une part, trop de mémoire perturbe le salutaire travail de l'oubli, qui accompagne toujours celui de la mémoire. Cet argument fait écho à la pensée de Nietzsche qui loue, dans la Deuxième considération inactuelle, la vertu de l'oubli contre l'historicisme de son temps. On fait ainsi valoir que la vie a besoin de se libérer du passé pour ne pas se scléroser dans le ressassement, voire la repentance morbide. D'autre part, trop de mémoire tue la mémoire, en engendrant, par un phénomène de saturation contre-productif, lassitude, désintérêt et indifférence. En ce qui concerne ce dernier aspect, on déplore notamment l'excès des commémorations, dont le nombre a considérablement augmenté ces dernières décennies. Dans la postface de ses Lieux de mémoire, Pierre Nora parle de « boulimie », d' « obsession commémorative »."

 

Christophe Bouton, "Le devoir de mémoire comme responsabilité envers le passé" in Devoir de mémoire ? Les lois mémorielles et l'histoire, sous la direction de Myriam Bienenstock, Ed. de l'éclat, 2014, p. 60.


 

  "Arendt a souligné que le meurtrier de masse caractéristique du système totalitaire cherche non seulement à tuer sa victime, mais à faire disparaître les traces mêmes de son existence, par son élimination physique totale et le silence dont est entouré le crime. De fait, les victimes de génocide sont le plus souvent enterrées pêle-­mêle dans des charniers ou volatilisées en fumée. Ce sont des morts sans sépulture, rayés des registres de l'humanité comme s'ils n'auraient jamais dû y être inscrits. Un argument important en faveur du devoir de mémoire est qu'il prend le contre-pied de cette logique d'extermination, il refuse de laisser l'oubli terminer le travail. Se souvenir, c'est rendre justice aux victimes, non seulement en prenant conscience de leur souffrance, de l'injustice absolue qu'elles ont subie, mais aussi, puisque tout être humain a droit à une sépulture, en leur permettant de retrouver une forme de tombeau, de réintégrer, à titre posthume, l'humanité qui est pleinement la leur. Cette idée inspira la stèle commémorative des déportés juifs de 39-45 de Venise, là où fut créé le premier ghetto d'Europe :

« Hommes, femmes, enfants, troupeaux pour crématoires, Cheminant vers l'horreur sous le fouet des bourreaux, Votre triste Holocauste est gravé dans l'Histoire,
Et rien ne chassera vos morts de nos mémoires,
Car nos mémoires sont votre unique tombeau.»[1] "

 

Christophe Bouton, "Le devoir de mémoire comme responsabilité envers le passé" in Devoir de mémoire ? Les lois mémorielles et l'histoire, sous la direction de Myriam Bienenstock, Éd. de l'éclat, 2014, p. 70-71.


[1] Ce texte est signé par André Tronc, ancien membre des Forces françaises combattantes.


 

  "En célébrant la mémoire comme une nouvelle vertu, les pays démocratiques ont certes contribué à modifier à la marge des situations que l'on pensait immuables comme l'impunité des crimes d'État au nom de la raison du même nom. Ils ont accordé une plus grande attention aux survivants des guerres et conflits et à leurs descendants. Ils ont permis d'inventer d'autres formes de réconciliation et de pardon. Cependant, les effets de ces innovations restent à évaluer sur le long terme. La mémoire de la Shoah n'a pu éviter ni la remontée de l'antisémitisme en Europe, ni le déclenchement d'autres génocides. Son enseignement n'a eu qu'un effet limité sur la xénophobie ou la progression de sentiments antimusulmans. Surtout, la situation actuelle montre que la mémoire n'est pas toujours la solution et qu'elle peut même alimenter à l'infini des concurrences identitaires : la mémoire longue, on l'oublie souvent, c'est le moteur du ressentiment, et le ressentiment, le moteur du prochain conflit. La mondialisation de la mémoire n'a pas non plus signifié une disparition des imaginaires nationaux, même si elle en a modifié certaines composantes, et il n'y a pas de raison non plus de croire, ni même de souhaiter, que ces derniers puissent, à terme, complètement disparaître. Mais elle peut connaître une nouvelle étape dans le futur - c'est plus ici un souhait qu'une prédiction -, ne plus être une simple circulation de dispositifs ou de principes, mais l'amorce d'un récit moins étroitement national."

 

Henry Rousso, Face au passé. Essais sur la mémoire contemporaine, Belin, 2016, p. 297-298.

 

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Date de création : 12/03/2019 @ 15:57
Dernière modification : 29/09/2020 @ 12:32
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