"C'est d'abord et massivement comme une atteinte à la fiabilité de la mémoire que l'oubli est ressenti. Une atteinte, une faiblesse, une lacune. La mémoire, à cet égard, se définit elle-même, du moins en première instance, comme lutte contre l'oubli. Hérodote ambitionne de préserver de l'oubli la gloire des Grecs et des Barbares. Et notre fameux devoir de mémoire s'énonce comme exhortation à ne pas oublier. Mais en même temps, et du même mouvement spontané, nous écartons le spectre d'une mémoire qui n'oublierait rien. Nous la tenons même pour monstrueuse. Nous avons présent à l'esprit la fable de Luis Borges sur l'homme qui n'oubliait rien, sous la figure de Funes el memorioso. Il y aurait donc une mesure dans l'usage de la mémoire humaine, un « rien de trop », selon une formule de la sagesse antique ? L'oubli ne serait donc pas à tous égards l'ennemi de la mémoire, et la mémoire devrait négocier avec l'oubli pour trouver à tâtons la juste mesure de son équilibre avec lui ? Et cette juste mémoire aurait-elle quelque chose en commun avec le renoncement à la réflexion totale ? Une mémoire sans oubli serait-elle l'ultime fantasme, l'ultime figure de cette réflexion totale que nous combattons dans tous les registres de l'herméneutique de la condition historique ?"
Paul Ricœur, La Mémoire, l'histoire, l'oubli, 2000, Points essais, 2003, p. 537.
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