"En face de l'autre, chacun est absolument pour lui-même et singulier, et il exige, en outre, d'être tel pour l'autre et d'être tenu pour tel par l'autre, d'avoir dans l'autre intuition de sa propre liberté comme liberté d'un étant-en-soi, -c'est-à-dire d'être reconnu par l'autre.
Pour se faire valoir et être reconnue comme libre, il faut que la conscience de soi se représente pour une autre comme libérée de la réalité naturelle présente. Ce moment n'est pas moins nécessaire que celui qui correspond à la liberté de la conscience de soi en elle-même. L'égalité absolue du Je par rapport à lui-même n'est pas une égalité essentiellement immédiate, mais une égalité qui se constitue en supprimant l'immédiateté sensible et qui, de la sorte, s'impose aussi à un autre Je comme libre et indépendante du sensible. Ainsi la conscience de soi se révèle conforme à son concept et, puisqu'elle donne réalité au Je, il est impossible qu'elle ne soit pas reconnue.
Mais l'autonomie est moins la liberté qui sort de la présence sensible immédiate et qui se détache d'elle que, bien plutôt, la liberté au sein de cette présence. Ce moment est aussi nécessaire que l'autre, mais ils ne sont pas d'égale valeur. Par suite de l'inégalité qui tient à ce que, pour l'une des deux consciences de soi, la liberté a plus de valeur que la réalité sensible présente, tandis que, pour l'autre, cette présence assume, au regard de la liberté, valeur de réalité essentielle, c'est alors que s'établit entre elles, avec l'obligation réciproque d'être reconnues dans la réalité effective et déterminée, la relation maîtrise-servitude, ou, absolument parlant, service-obéissance, dans la mesure où cette différence d'autonomie est donnée par le rapport naturel immédiat.
Puisqu'il est nécessaire que chacune des deux consciences de soi, qui s'opposent l'une à l'autre, s'efforce de se manifester et de s'affirmer, devant l'autre et pour l'autre, comme un être-pour-soi absolu, par la même celle qui a préféré la vie à la liberté, et qui se révèle impuissante à faire, par elle-même et pour assurer son indépendance, abstraction de sa réalité sensible présente, entre ainsi dans le rapport de servitude."
Hegel, Propédeutique philosophique (1809-1816), 2e cours, 1ère subdivision, 2e degré, trad.M.de Gandillac, Éd. de Minuit, 1997, p. 97-98.
"D'abord la conscience de soi est être-pour-soi simple égal à soi-même excluant de soi tout ce qui est autre […] Mais l'autre est aussi une conscience de soi. Un individu surgit face à face avec un autre individu. Surgissant ainsi immédiatement, ils sont l'un pour l'autre à la manière des objets quelconques ; ils sont des figures indépendantes et parce que l'objet étant s'est ici déterminé comme vie, ils sont des consciences enfoncées dans l'être de la vie, des consciences qui n'ont pas encore accompli l'une pour l'autre le mouvement de l'abstraction absolue, mouvement qui consiste à extirper hors de soi tout être immédiat, et à être seulement le pur être négatif de la conscience égale-à-soi-même. En d'autres termes ces consciences ne se sont pas encore présentées réciproquement chacune comme pur être-pour-soi, c'est-à-dire comme conscience de soi. Chacune est bien certaine de soi-même, mais non de l'autre ; et ainsi sa propre certitude de soi n'a encore aucune vérité ; car sa vérité consisterait seulement en ce que son propre être-pour-soi se serait présenté à elle comme objet indépendant, ou ce qui est la même chose, en ce que l'objet se serait présenté comme cette pure certitude de soi-même. Mais selon le concept de la reconnaissance, cela n'est possible que si l'autre objet accomplit en soi-même pour le premier, comme le premier pour l'autre, cette pure abstraction de l'être-pour-soi, chacun l'accomplissant par sa propre opération et à nouveau par l'opération de l'autre.
Se présenter soi-même comme pure abstraction de la conscience de soi consiste à se montrer comme pure négation de sa manière d'être objective, ou consiste à montrer qu'on n'est attaché à aucun être-là déterminé[1], pas plus qu'à la singularité universelle de l'être-là en général, à montrer qu'on n'est pas attaché à la vie. Cette présentation est la double opération : opération de l'autre et opération par soi-même. En tant qu'elle est opération de l'autre, chacun tend à la mort de l'autre. Mais en cela est aussi présente la seconde opération, l'opération sur soi et par soi ; car la première opération implique le risque de sa propre vie. Le comportement des deux consciences de soi est donc déterminé de telle sorte qu'elles se prouvent elles-mêmes et l'une à l'autre au moyen de la lutte pour la vie et la mort."
G.W.F. Hegel, La Phénoménologie de l'esprit, 1807, trad J. Hyppolite, Aubier Montaigne, 1941, T. I, p. 158-159.
[1] L'être-là déterminé : notre existence corporelle en tant qu'elle nous rend dépendants du monde extérieur.
"Les hommes n'ont pas, comme les animaux, le seul désir de persévérer dans leur être, d'être-là à la façon des choses, ils ont le désir impérieux de se faire reconnaître comme conscience de soi, comme élevés au-dessus de la vie purement animale, et cette passion pour se faire reconnaître exige à son tour la reconnaissance de l'autre conscience de soi. La conscience de la vie s'élève au-dessus de la vie […]. Que les hommes, selon l'expression de Hobbes, soient « des loups pour l'homme », cela ne signifie pas que, comme les espèces animales, ils luttent pour leur conservation ou pour l'extension de leur puissance. En tant que tels ils sont différents, les uns plus forts et les autres plus faibles, les uns plus ingénieux, et les autres moins, mais ces différences sont inessentielles, elles sont seulement des différences vitales. La vocation spirituelle de l'homme se manifeste déjà dans cette lutte de tous contre tous, car cette lutte n'est pas seulement une lutte pour la vie, elle est une lutte pour être reconnu, une lutte pour prouver aux autres et se prouver à soi-même qu'on est une conscience de soi autonome, et l'on ne peut se le prouver à soi-même qu'en le prouvant aux autres et en obtenant cette preuve d'eux. Cette lutte contre l'autre peut bien avoir de multiples occasions qu'évoqueront les historiens ; mais ces occasions ne sont pas les motifs véritables d'un conflit qui essentiellement est un conflit pour la reconnaissance. Le monde humain commence là : « c'est seulement par le risque de sa vie qu'on conserve sa liberté, qu'on prouve que l'essence de la conscience de soi n'est pas l'être, n'est pas le mode immédiat dans lequel la conscience de soi surgit d'abord, n'est pas son enfoncement dans l'expansion de la vie ; […] on prouve qu'elle est seulement un pur être-pour-soi », l'existence de l'homme, de cet être qui est continuellement désir et désir du désir, se dégage ainsi de l'être-là vital. La vie humaine apparaît d'un ordre différent et les conditions nécessaires d'une histoire sont ainsi posées. L'homme s'élève au-dessus de la vie qui est pourtant la condition positive de son émergence, il est capable de mettre sa vie en jeu se libérant par là même du seul esclavage possible, celui de la vie."
Jean Hyppolite, Genèse et Structure de la phénoménologie de l'Esprit de Hegel, 1946, Aubier Montaigne, 1946, p. 163-164.
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Date de création : 10/06/2019 @ 15:13
Dernière modification : 08/07/2019 @ 15:27
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