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Texte à méditer :   Les vraies révolutions sont lentes et elles ne sont jamais sanglantes.   Jean Anouilh
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Hors des sentiers battus
Les rapports du vivant à son milieu
  "L'idée de vie suppose constamment la corrélation nécessaire de deux éléments indispensables, un organisme approprié et un milieu convenable. C'est de l'action réciproque de ces deux éléments que résultent inévitablement tous les divers phénomènes vitaux, non seulement animaux, comme on le pense d'ordinaire, mais aussi organiques. Il s'ensuit aussitôt que le grand problème permanent de la biologie positive doit consister à établir, pour tous les cas, d'après le moindre possible de lois invariables, une exacte harmonie scientifique entre ces deux inséparables puissances du conflit vital et l'acte même qui le constitue, préalablement analysé ; en un mot, à lier constamment, d'une manière non seulement générale, mais aussi spéciale, la double idée d'organe et de milieu avec l'idée de fonction. Au fond, cette seconde idée n'est pas moins double que la première ; car, d'après la loi universelle de l'équivalence entre la réaction et l'action, le système ambiant ne saurait modifier l'organisme sans que celui-ci n'exerce à son tour sur lui une influence correspondante. La notion de fonction ou d'acte doit comprendre, en réalité, les deux résultats du conflit, mais cette distinction essentielle que, la modification organique étant, par sa nature, la seule vraiment importante en biologie, on néglige le plus souvent la réaction sur le milieu, d'où est résultée habituellement l'acception moins étendue du mot fonction, affecté seulement aux actes organiques, indépendamment de leurs conséquences externes".

Auguste Comte, Cours de philosophie positive (1830-1842), 40e leçon, Éd. Schleicher Frères, 1907, p. 158.

 

  "Nous désignons sous le terme écologie [Œcologie] toute la science des relations de l'organisme avec le monde extérieur environnant, ce qui recouvre, au sens large, toutes les « conditions d'existence ». Celles-ci sont en partie de nature organique, en partie de nature anorganique [inorganique]. Les unes comme les autres sont, comme nous l'avons montré précédemment, de la plus grande importance pour la forme des organismes car elles obligent ces derniers à s'adapter à elles. Parmi les conditions d'existence anorganiques auxquelles tout organisme doit s'adapter, il y a les propriétés physiques et chimiques de son habitat, le climat (lumière, chaleur, électricité et humidité de l'atmosphère), la nourriture anorganique, l'état de l'eau, du sol etc. Pour ce qui est des conditions d'existence organiques, nous prenons en compte l'ensemble des rapports de l'organisme qui entrent en contact avec les autres organismes dont la plupart ont sur eux soit des effets favorables soit néfastes. Tout organisme rencontre au milieu des autres des amis et des ennemis, les uns facilitent son existence d'autres la compromettent. Les organismes qui servent aux autres de nourriture ou ceux qui y vivent en parasites font également partie de cette catégorie de conditions d'existence. Toutes ces relations d'adaptation sont d'une extrême importance pour la formation des organismes. Les conditions organiques d'existence agissent de manière bien plus profonde sur la transformation des organismes dans leur lutte pour l'existence [Dasein] que les conditions anorganiques ainsi que nous l'avons montré dans notre commentaire sur la théorie de la sélection."

 

Ernst Haeckel, Generelle Morphologie der Organismen. Allgemeine Grundzüge der organischen Formen-Wissenschaft, mechanisch begründet durch die von Charles Darwin reformirte Descendenz-Theorie, Zweiter band, 1866, G. Reimer, p. 286-287, tr. fr. Bernard Umbrecht.

 

  "Unter Oecologie verstehen wir die gesammte Wissenschaft von den Beziehungen des Organismus zur umgebenden Aussenwelt, wohin wir im weiteren Sinne alle „Existenz-Bedingungen“. rechnen können. Diese sind theils organischer, theils anorganischer Natur; sowohl diese als jene sind, wie wir vorher gezeigt haben, von der grössten Bedeutung für die Form der Organismen, weil sie dieselbe zwingen, sich ihnen anzupassen. Zu den anorganischen Existenz-Bedingungen, welchen sich jeder Organismus anpassen muss, gehören zunächst die physikalischen und chemischen Eigenschaften seines Wohnortes, das Klima (Licht, Wärme, Feuchtigkeits- und Electricitäts – Verhältnisse der Atmosphäre), die anorganischen Nahrungsmittel, Beschaffenheit des Wassers und des Bodens etc. Als organische Existenz-Bedingungen betrachten wir die sämmtlichen Verhältnisse des Organismus zu allen übrigen Organismen, mit denen er in Berührung kommt, und von denen die meisten entweder zu seinem Nutzen oder zu seinem Schaden beitragen. Jeder Organismus hat unter den übrigen Freunde und Feinde, solche, welche seine Existenz begünstigen und solche, welche sie beeinträchtigen. Die Organismen, welche als organische Nahrungsmittel für Andere dienen, oder welche als Parasiten auf ihnen leben, gehören ebenfalls in diese Kategorie der organischen Existenz-Bedingungen. Von welcher ungeheueren Wichtigkeit alle diese Anpassungs- Verhältnisse für die gesammte Formbildung der Organismen sind, wie insbesondere die organischen Existenz-Bedingungen im Kampfe um das Dasein noch viel tiefer umbildend auf die Organismen einwirken, als die anorganischen, haben wir in unserer Erörterung der Selections-Theorie gezeigt."

 

Ernst Haeckel, Generelle Morphologie der Organismen. Allgemeine Grundzüge der organischen Formen-Wissenschaft, mechanisch begründet durch die von Charles Darwin reformirte Descendenz-Theorie, Zweiter band, 1866, G. Reimer, p. 286-287.



  "Le fait que des espèces organiques ont été produites à partir de distributions de matière inorganique et le fait qu'au cours du temps des espèces organiques de type de plus en plus élevé se sont développées ne sont en rien éclairés par aucune doctrine d'adaptation au milieu, ni de lutte pour la vie.
  En réalité, la marche en avant a été accompagnée par le développement de la relation inverse. Des animaux ont entrepris progressivement d'adapter le milieu à eux-mêmes. Ils ont bâti des nids et des habitations sociales d'une grande complexité ; les castors ont coupé des arbres et construit des barrages sur des rivières ; des insectes ont élaboré une vie communautaire d'un niveau élevé comportant une variété de réactions exercées sur le milieu.
Même les actions les plus intimes des animaux sont des activités qui modifient le milieu. Les plus simples des choses vivantes se laissent pénétrer par leur nourriture. Les animaux plus évolués chassent leur nourriture, l'attrapent et la mâchent. Ce faisant ils transforment le milieu pour leurs propres besoins. Certains animaux fouissent le sol pour trouver leur subsistance, d'autres traquent leur proie. Bien sûr, la doctrine courante de l'adaptation au milieu couvre toutes ces opérations. Toutefois, elles sont fort mal exprimées par son énoncé, sous le couvert duquel on perd aisément de vue les faits eux-mêmes. Les formes de vie supérieures s'occupent activement à modifier leur milieu. Dans le cas de l'espèce humaine, cette attaque active du milieu est le fait le plus saillant de son existence."

 

Alfred North Whitehead, La Fonction de la raison, 1929, tr. fr. Philippe Devaux, Payot, 2007, p. 104.



    "Cependant, le fait qu'un organisme n'est en ordre que dans un environnement défini, le seul dans lequel il puisse vivre, n'implique pas nécessairement que ce soit l'environnement qui crée cet ordre. Ce ne serait possible, à vrai dire, que si chaque organisme individuel vivait solidement encastré dans un monde à part, son environnement, et si pour lui le reste du monde n'existait pas. Mais, dans ce cas, le problème de l'organisme serait simplement déplacé pour devenir le problème de cet environnement déterminé. En réalité, la situation est toute différente. Chaque organisme vit dans un monde qui est loin de ne contenir que des excitations adéquates à cet organisme, il ne vit point dans son seul « environnement », mais au contraire dans un monde où toutes les autres excitations possibles se font sentir et agissent sur lui. C'est de cet environnement en quelque sorte négatif qu'il doit venir à bout. En réalité, il se fait sans cesse un choix parmi les événements du monde selon qu'ils « appartiennent » à l'organisme ou qu'ils n'appartiennent pas à l'organisme. L'environnement d'un organisme n'est point du tout quelque chose d'achevé, mais il se forme sans cesse à nouveau dans la mesure où l'organisme vit et agit. On pourrait dire que l'environnement est extrait du monde par l'existence de l'organisme ou bien, pour s'exprimer plus objectivement, qu'un organisme ne peut exister que s'il réussit à trouver dans le monde, à s'y tailler un environnement adéquat (à condition naturellement que le monde lui en offre la possibilité). Le fait d'avoir un environnement implique donc toujours par avance que l'organisme est donné d'une certaine façon déterminée – mais alors comment pourrait-il n'être déterminé que par l'environnement ? Bien sûr, dès lors qu'il a son environnement, il a de l'ordre. La possibilité d'un ordre est liée à celle d'un environnement adéquat ; mais la possibilité seule ne sert de rien. Un environnement ne naît du monde que pour un organisme ordonné. Il faut donc que l'ordre reçoive sa détermination d'ailleurs. D'où ? De l'organisme lui-même. Nous voici donc, en fin de compte, renvoyés à l'organisme lui-même."
 

Kurt Goldstein, La Structure de l'organisme, 1934, tr. E. Burckhardt et J. Kuntz, Gallimard, tel, 1983, p. 75-76.

 

  "Le lézard ne se trouve pas simplement sur la pierre chauffée au soleil. Il a recherché la pierre, et il a l’habitude de la rechercher. Éloigné d’elle, il ne reste pas n’importe où : il la cherche de nouveau – qu’il la retrouve ou non, peu importe. Il se chauffe au soleil. C’est ainsi que nous parlons, bien qu’il soit douteux qu’en cette circonstance il se comporte comme nous lorsque nous sommes allongés au soleil, bien qu’il soit douteux que le soleil lui soit accessible comme soleil, bien qu’il soit douteux qu’il puisse faire l’expérience de la roche comme roche. Néanmoins, son rapport au soleil et à la chaleur est autre que le rapport de la pierre qui se trouve là et est chauffée par le soleil. Même si nous évitons toute explication psychologique fausse, et précipitée, du mode d’être du lézard, et même si nous ne « mettons pas en lui » ce que nous ressentons nous-mêmes, nous voyons malgré tout dans le genre d’être du lézard, de l’animal, une différence par rapport au genre d’être d’une chose matérielle. La roche sur laquelle le lézard s’étend n’est certes pas donnée au lézard en tant que roche, roche dont il pourrait interroger la constitution minéralogique. Le soleil auquel il se chauffe ne lui est certes pas donné comme soleil, soleil à propos duquel il pourrait poser des questions d’astrophysique et y répondre. Cependant, le lézard n’est pas davantage simplement juxtaposé à la roche et parmi d’autres choses (par exemple le soleil), se trouvant être là comme une pierre qui se trouve à côté du reste. Le lézard a une relation propre à la roche. Au soleil et à d’autres choses. On est tenté de dire : ce que nous rencontrons là comme roche et comme soleil, ce sont pour le lézard, précisément des choses de lézard. Quand nous disons que le lézard est allongé sur la roche, nous devrions raturer le mot « roche » pour indiquer que ce sur quoi le lézard est allongé lui est certes donné d’une façon ou d’une autre mais n’est pas reconnu comme roche ; la rature du mot ne signifie pas seulement : prendre quelque chose d’autre et comme quelque chose d’autre. La rature signifie plutôt que la roche n’est absolument pas accessible comme étant. Le brin d'herbe sur lequel grimpe un insecte n'est nullement pour celui-ci un brin d'herbe, ni la partie possible de ce qui deviendra une botte de foin, grâce à laquelle le paysan nourrira sa vache. Le brin d'herbe est une voie d'insecte, sur laquelle celui-ci ne cherche pas n'importe quel aliment, mais bien la nourriture d'insecte. L'animal a, comme animal, des relations précises à sa nourriture propre et à ses proies, à ses ennemis, à ses partenaires sexuels. Ces relations, qui sont pour nous infiniment difficiles à saisir et qui réclament une grande dose de précaution méthodique, ont un caractère fondamental qui est singulier, et qui jusqu'à présent n'a absolument pas encore été aperçu ni compris métaphysiquement. C'est ce caractère dont, plus tard, nous ferons connaissance dans l'interprétation finale. L'animal n'a pas seulement une relation précise avec son environnement alimentaire, à celui de ses proies, à celui de ses ennemis, à son environnement sexuel. Du même coup, il séjourne toujours, pour la durée de sa vie, dans un milieu précis, que ce soit dans l'eau, que ce soit dans l'air ou que ce soit dans les deux. Il y séjourne de telle façon que ce milieu qui lui appartient est imperceptible pour lui, mais que c'est précisément le déplacement hors du milieu adéquat dans un milieu étranger qui déclenche aussitôt la tendance à l'évitement et au retour. Ainsi, toutes sortes de choses sont accessibles à l'animal, et pas n'importe quelles choses ni dans n'importe quelles frontières. Sa manière d'être, que nous appelons la « vie », n'est pas sons accès à ce qui est en plus à côté de lui, ce parmi quoi il se présente comme être vivant qui est. En raison de ce lien, on dit donc que l'animal a son monde ambiant et qu'il se meut en lui. Dans son monde ambiant, l'animal est, pour la durée de sa vie, enfermé comme dans un tuyau qui ne s'élargit ni ne se resserre.
  Si nous comprenons monde comme accessibilité de l'étant, comment pouvons-nous alors soutenir, là où l'animal a manifestement accès, que l'animal est pauvre en monde et cela au sens où être pauvre veut dire : être privé ? Si l'animal a l'étant accessible autrement et dans des frontières plus étroites, il n'est cependant pas privé du monde absolument. L'animal a du monde. De l'animal ne fait justement pas partie la privation pure et simple du monde."

 

Martin Heidegger, "Seul l'homme a un monde", in Les concepts fondamentaux de la métaphysique, 1929, tr. fr. Daniel Panis, Gallimard, 1983, § 47, p. 294-295.



  "Quiconque veut s'en tenir à la conviction que les êtres vivants ne sont que des machines, abandonne l'espoir de jamais porter le regard dans leur monde vécu.
  Mais celui qui n'a pas souscrit sans retour à la conception mécaniste des êtres vivants pourra réfléchir à ce qui suit. Tous nos objets usuels et nos machines ne sont rien d'autre que des moyens de l'homme. Il y a ainsi des moyens qui servent l'action – ce que l'on nomme des outils, des « choses-pour-agir » – auxquels appartiennent les grandes machines qui servent dans nos usines à transformer les produits naturels, les chemins de fer, les autos, les avions. Il existe aussi des moyens qui affinent notre perception, des « choses-pour-percevoir », comme les télescopes, les lunettes, les microphones, les appareils radio, etc.

  Dans ce sens, on pourrait supposer qu'un animal ne serait rien d'autre qu'un assemblage de « choses-pour-agir » et de « choses-pour-percevoir », reliées en un ensemble qui resterait une machine, mais serait cependant susceptible d'exercer les fonctions vitales d'un animal.
  Telle est en fait la conception de tous les théoriciens du mécanisme en biologie, l'infléchissant, selon les cas, tantôt vers un mécanisme rigide, tantôt vers un dynamisme plastique. Les animaux ne seraient ainsi que de simples choses. On oublie alors que l'on a supprimé dès le début ce qui est le plus important, à savoir le sujet, qui se sert des moyens, qui les utilise dans sa perception et son action.
  […] celui qui conçoit encore nos organes sensoriels comme servant à notre perception et nos organes de mouvement à notre action, ne regardera pas non plus les animaux comme de simples ensembles mécaniques, mais découvrira aussi le mécanicien, qui existe dans les organes comme nous dans notre propre corps. Alors il ne verra pas seulement les animaux comme des choses mais des sujets, dont l'activité essentielle réside dans l'action et la perception.
  C'est alors que s'ouvre la porte qui conduit aux mondes vécus, car tout ce qu'un sujet perçoit devient son monde de la perception, et tout ce qu'il fait, son monde de l'action. Monde d'action et de perception forment ensemble une totalité close, le milieu [Umwelt], le monde vécu [Lebenswelt].
[…]
  Pour le physiologiste, tout être vivant est un objet, une chose, qui se trouve dans son propre monde humain. Il examine les organes de l'être vivant et la combinaison de leurs actions, comme un technicien examinerait une machine qui lui serait inconnue. Le biologiste en revanche se rend compte que cet être vivant est un sujet qui vit dans son monde propre dont il forme le centre. On ne peut donc pas le comparer à une machine, mais au mécanicien qui dirige la machine".

 

Jakob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, 1934, tr. fr. Philippe Muller, Denoël, 1984, p. 13-15 et p. 19.



  "Le milieu de l'animal, que nous nous proposons d'examiner, n'est qu'un fragment de l'entourage que nous voyons s'étendre autour de lui — et cet entourage n'est rien d'autre que notre propre milieu humain. La première tâche, dans une recherche sur le milieu, consiste à isoler les caractères perceptifs des l'animal parmi tous ceux de son entourage et à en bâtir le milieu de l'animal. Le caractère perceptif des raisons et des fruits confits laisse la tique indifférente, alors que celui de l'acide butyrique joue un rôle primordial dans son milieu. Dans le milieu du gourmet, l'importance n'est pas mise sur l'acide butyrique mais sur le caractère perceptif des raisins et des fruits confits.
  Toute sujet tisse ses relations comme autant de fils d'araignée avec certaines caractéristiques des choses qui les entrelace pour faire un réseau qui porte son existence.

  Quelles que soient les relations entre un sujet et les objets de son entourage, elles se déroulent toujours en dehors du sujet, là même où nous devons chercher les caractères perceptifs. Les caractères perceptifs sont donc toujours liés à l'espace d'une certaine manière et, puisqu'ils se succèdent dans un certain ordre, ils sont également liés au temps.
  Trop souvent nous nous imaginons que les relations qu'un sujet d'un autre milieu entretient avec les choses de son milieu prennent place dans le même espace et dans le même temps que ceux qui relient aux choses notre monde humain. Cette illusion repose sur la croyance en un monde unique dans lequel s'emboîteraient tous les êtres vivants. De là vient l'opinion commune qu'il n'existerait qu'un temps et qu'une espace pour tous les êtres vivants. Ce n'est que ces dernières années que les physiciens en sont venus à douter d'un univers ne comprenant qu'un seul espace valable pour tous les êtres. Qu'un tel espace ne puisse pas exister, c'est ce qui ressort déjà du fait que tout homme vit dans trois espaces[1] qui se pénètrent, se complètent, mais se contredisent aussi dans une certaine mesure."

 

Jakob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, 1934, tr. fr. Philippe Muller, Denoël, 1984, p. 29-30.


[1] Ces trois espaces sont l'espace actif, l'espace tactile, et l'espace visuel.



  "Comment le même sujet se présente-t-il en tant qu'objet dans les différents milieux où il joue un rôle? Prenons comme exemple un chêne habité par de nombreux animaux et appelé de ce fait à jouer un rôle différent dans chaque milieu. Comme d'autre part le chêne entre aussi dans divers milieux humains, je commencerai par ces derniers.
  Dans le milieu tout à fait rationnel du vieux forestier, dont la tâche est de sélectionner les troncs qu'il convient d'abattre, le chêne destiné à la hache ne sera rien d'autre qu'un certain nombre de stères que l'homme cherchera à évaluer avec le plus de précision possible. Il ne prêtera guère d'attention au visage humain que peuvent dessiner les rides de l'écorce. Celles-ci, au contraire, joueront un rôle dans le milieu magique d'une fillette pour qui la forêt est encore pleine de gnomes et de lutins. La petite fille s'enfuira terrifiée devant un chêne qui la regarde méchamment. Pour elle l'arbre tout entier pourra se muer en esprit malfaisant. Pour le renard qui a construit sa tanière entre les racines de l'arbre,le chêne s'est transformé, en un toit solide qui le protège, lui et sa famille, des intempéries. Il ne possède ni la connotation « mise en coupe » qu'il a dans le milieu du forestier, ni la connotation « danger » qu’il reçoit dans le milieu de la fillette, mais uniquement la connotation « protection ». Sa configuration ne joue aucun rôle dans le milieu du renard. De même, c'est la connotation « protection » que le chêne prendra dans le milieu de la chouette. Toutefois, ce ne seront plus les racines, totalement étrangères au milieu de l'oiseau, mais les branches qui se trouveront connotées comme protectrices. Pour l'écureuil, le chêne, avec sa nombreuse ramure offrant des tremplins commodes, sera affecté de la connotation « grimper » et pour les oiseaux qui bâtissent leurs nids dans les branches élevées il acquerra l'indispensable connotation de « soutien ».

  Conformément aux diverses connotations d'activité, les images perceptives des nombreux habitants du chêne seront structurées de manière différente. Chaque milieu découpera une certaine région du chêne, dont les particularités seront propres à devenir porteuses aussi bien des caractères perceptifs que des caractères actifs de leurs cercles fonctionnels. Dans le milieu de la fourmi, le chêne disparaîtra comme totalité au profit de son écorce crevassée, dont les trous et les dépressions constituent le terrain de chasse de l'insecte. La bostryche cherchera sa nourriture sous l'écorce du chêne après l'avoir détachée. C'est là qu'elle déposera ses œufs. Ses larves creuseront leur tunnel sous l'écorce et s'y nourriront à l'abri des dangers extérieurs [...].
  Dans les cent milieux qu'il offre à ses habitants, le chêne joue de multiples rôles, chaque fois avec une autre de ses parties. La même partie est tantôt grande, tantôt petite. Son bois, tantôt dur, tantôt mou, sert à la protection aussi bien qu'à l'agression.
  Si l'on voulait rassembler tous les caractères contradictoires que présente le chêne en tant qu'objet, on n'aboutirait qu'à un chaos. Et pourtant ces caractères ne font partie que d'un seul sujet, en lui-même solidement structuré, qui porte et renferme tous les milieux sans être reconnu ni jamais pouvoir l'être par tous les sujets de ces milieux.

 

Jakob von Uexküll, Mondes animaux et monde humain, 1934, tr. fr. Philippe Muller, Denoël, 1984, p. 86-88.



  "En mettant l'accent sur l'activité de l'être vivant, la voie était également ouverte pour une redéfinition radicalement différente du concept de milieu.  Aujourd'hui nous savons qu'il n'existe pas de « réalité » univoque pour tous les êtres vivants, mais que chaque organisme – qu'il soit végétal, animal, ou humain – a son propre milieu vécu [dont il fait l'expérience] [Erlebnisumwelt], qu'il découpe dans la totalité du monde extérieur. Nous savons donc aussi que ce que nous attribuons exclusivement à l'influence extérieure du milieu est dans une plus ou moins grande mesure l'œuvre même de l'organisme. Il n'existe pas de forêt en tant que milieu objectivement déterminé, il y a une forêt-pour-le-forestier, une forêt-pour-le-chasseur, une forêt-pour-le-botaniste, une forêt-pour-le-promeneur, une forêt-pour-l'ami-de-la-nature, une forêt-pour-celui-qui-ramasse-du-bois ou celui-qui-cueille-des-baies, une forêt de conte où se perdent Hansel et Gretel."

 

Werner Sombart, Vom Menschen, 1938, Buchholz & Weisswange,  p. 395, tr. fr. J. Fontaine et P.-J. Haution.


  "Mit dieser Betonung der Aktivität des Lebewesens war nun aber auch die Bahn frei gemacht, um den Begriff des Milieu selbst von Grund aus neu zu gestalten. Man weiß heute, daß es keine für alle Lebewesen eindeutige „Wirklichkeit“ gibt, sondern daß jeder Organismus — ob Pflanze, ob Tier, ob Mensch — seine besondere Erlebnisumwelt hat, die er sich aus dem Ganzen der Außenwelt herausschneidet. Man weiß also auch, daß dasjenige, was man ausschließlich auf den äußeren Einfluß der Umwelt zurückführte zu einem mehr oder weniger großen Teil das eigene Werk des Organismus ist. Es gibt keinen „Wald“ als objektiv fest bestimmte Umwelt, sondern es gibt mir einen Förster-, Jäger-, Botaniker-, Spaziergänger-, Naturschwärmer-, Holzleser-, Beerensammler- und einen Märchenwald, in dem Hansel und Gretel sich verloren."

 

Werner Sombart, Vom Menschen, 1938, Buchholz & Weisswange, p. 395.

 


 

  "En décrivant l'individu physique ou organique et son entourage, nous avons été amenés à admettre que leurs rapports n'étaient pas mécaniques, mais dialectiques. Une action mécanique, qu'on prenne le mot au sens restreint ou au sens large, est celle où la cause et l'effet sont décomposables en éléments réels qui se correspondent chacun à chacun. Dans les actions élémentaires, la dépendance est à sens unique, la cause est condition nécessaire et suffisante de l'effet considéré dans son existence et dans sa nature, et, même quand on parle d'action réciproque entre deux termes, elle se laisse ramener à une série de déterminations à sens unique. Au contraire, avons-nous vu, les stimuli physiques n'agissent sur l'organisme qu'en y suscitant une réponse globale qui variera qualitativement quand ils varient quantitativement; ils jouent à son égard le rôle d'occasions plutôt que de causes; la réaction dépend, plutôt que des propriétés matérielles des stimuli, de leur signification vitale. Ainsi entre les variables d'où dépend effectivement la conduite et cette conduite même, apparaît un rapport de sens, une relation intrinsèque. On ne peut assigner un moment où le monde agit sur l'organisme, puisque l'effet même de cette « action » exprime la loi intérieure de l'organisme. En même temps que l'extériorité mutuelle des stimuli, se trouve dépassée l'extériorité mutuelle de l'organisme et de l'entourage. A ces deux termes définis isolément, il faut donc substituer deux corrélatifs, le « milieu » et l' « aptitude », qui sont comme les deux pôles du comportement et participent à une même structure."

Maurice Merleau-Ponty, La Structure du comportement, 1942, PUF, p. 217, 1990, p. 174.


 

    "Avec le rôle croissant de l'acquis, se modifie le comportement de l'individu. C'est ce qu'illustrent les différentes manières qu'ont les oiseaux de reconnaître leurs semblables. Chez certains, comme le coucou, l'identification de l'espèce est déterminée avec rigueur par le programme génétique. Elle se fait par la seule vue des formes et des mouvements. Élevé dans le nid de parents adoptifs, passereaux ou fauvettes par exemple, le jeune coucou devenu indépendant va rejoindre la compagnie des autres coucous, même s'il n'en a jamais vu de sa vie. Chez l'oie, au contraire, l'identification se fait de manière plus souple. Elle s'opère par l'intermédiaire du mécanisme que les éthologues appellent « empreinte » (imprinting). Après l'éclosion de l'oeuf, la jeune oie suit le premier objet qu'elle voit bouger et entend appeler. Le plus souvent, c'est sa véritable mère oie qu'elle se met à suivre. Mais si d'aventure il s'agit d'un autre organisme, de Konrad Lorenz par exemple, alors c'est Konrad Lorenz que la petite oie considère comme sa mère et poursuit partout. Ce que détermine le programme génétique, c'est donc une forme dans un cas, l'aptitude à recevoir l'empreinte d'une forme dans l'autre. Il y a dans le monde animal d'innombrables exemples de ce genre. C'est l'importance croissante de la part ouverte du programme qui donne une direction à l'évolution. Avec la capacité de réponse aux stimulus augmentent les degrés de liberté laissés à l'organisme dans le choix des réponses. Chez l'homme, le nombre de réponses possibles devient si élevé qu'on peut parler de ce « libre arbitre » cher aux philosophes. Mais la souplesse n'est jamais sans limites. Même lorsque le programme ne donne à l'organisme qu'une capacité, celle d'apprendre par exemple, il impose des restrictions sur ce qui peut être appris, sur le moment où doit avoir lieu l'apprentissage et dans quelles conditions. Le programme génétique de l'homme lui confère l'aptitude du langage. Il lui donne le pouvoir d'apprendre, de comprendre, de parler n'importe quelle langue. Encore l'homme doit-il, à une certaine étape de sa croissance, se trouver dans un milieu favorable pour que se réalise cette potentialité. Passé un certain âge, trop longtemps privé de discours, de soins, d'affection maternelle, l'enfant ne parlera pas. Mêmes restrictions pour la mémoire. Il y a des limites à la quantité d'information qui peut être enregistrée, à la durée de l'enregistrement, au pouvoir de restitution. Mais cette frontière entre la rigidité et la souplesse du programme, on ne l'a encore guère explorée."

 

François Jacob, La Logique du vivant, 1970, conclusion, Gallimard tel, p. 338-339.


  "Tout organisme vivant est équipé pour extraire de son environnement les matériaux énergétiques utiles à la construction puis à la stationnarité de sa structure matérielle et pour y rejeter les déchets de sa machinerie métabolique. Cette structure matérielle se définit généralement par ses frontières ou interfaces délimitant un espace intérieur individualisé, l'espace du corps où s'ordonnent les architectures organiques. De l'autre côté de la frontière il y a l'espace extérieur, source d'énergie et d'ordre matériel assimilables. C'est au niveau de l'interface que vont s'organiser les échanges entre l'espace interne organisé et le milieu externe.
  Plus la taille des structures organiques augmente, plus grands sont leurs besoins et plus nombreuses doivent être les chances de rencontre avec les matériaux énergétiques assimilables du milieu. Le déplacement d'abord aléatoire de l'organisme devient rapidement exploratoire. L'exploration elle-même ne tardera pas à s'armer de nouveaux instruments de guidage et d'orientation pour accroître les probabilités de rencontre utile. Un nouveau mode de relation et d'échanges se perfectionne alors entre l'organisme et son milieu : celui des signes. De nouveaux organes d'ingestion se perfectionnent mais l'énergie-matière qu'ils vont trier et choisir dans l'environnement n'est plus assimilée et intégrée à la matière organique comme nourriture matérielle et énergétique, elle devient nourriture informationnelle choisie, assimilée, transformée dans son support dès le transducteur et traduite en un langage interne aussi spécifique de l'individu que l'était le matériau de son architecture organique et la composition de son milieu intérieur. Matière et énergie ne sont plus que le support d'un système de signes pour l'organisme qui les capte. Ainsi l'information n'a-t-elle de statut qu'au regard de la structure d'accueil qui lui donne un sens. Elle n'existe comme telle qu'à travers le champ de signification dans lequel l'insère l'organisme. Les besoins en nourriture informationnelle d'un organisme vont de toute évidence dépendre du mode de relation qu'il établit avec son environnement. Par son équipement propre d'ingesteurs et par ses capacités d'exploration, l'organisme apparaît comme le propre générateur d'un univers informationnel qu'il façonne à la mesure de ses capacités assimilatrices. La valeur signifiante de cette information ne se justifie elle-même par sa valeur biologique adaptative, c'est-à-dire primitivement par sa capacité d'organiser les déplacements de l'organisme dans son milieu et de diriger ses actions dans et sur ce milieu de manière à assurer sa survie et à accroître la maîtrise de son environnement écologique.

  Il n'est pas d'information utilisable sans présence de structures ordonnées, détachables d'un milieu espace-temps où elles apparaîtront comme éléments singuliers discernables. Ce sont ces arrangements spatiaux ou temporels accessibles à l'organisme qui deviennent le support de ses aliments informationnels. Le statut de signifiant de ces stimulations ne peut être acquis qu'en vertu de la régularité, de la stabilité, de la reproductibilité de tels arrangements.
  S'agissant des informations sur l'espace, il est clair qu'elles vont dépendre des singularités spatialement discernables et par suite du pouvoir séparateur des instruments d'analyse, mais aussi, et d'une manière plus générale, de la « bande passante » des filtres interposés, dont on sait qu'elle limite de manière considérable le choix des supports de la nourriture informationnelle des organismes (étroites bandes de réception des vibrations mécaniques ou des vibrations électromagnétiques par exemple).
  Mais parmi le flux des informations spatiales accessibles au système, le choix de celles qui seront utiles (assimilables) sera guidé par leur signification adaptative. En ce sens l'inventaire des réactions adaptatives qui vont justifier l'usage d'indices spatiaux peut constituer un guide utile.
  Dès lors que les disponibilités locales en matériaux énergétiques viennent à s'épuiser, la bouche doit être transportée en un nouveau lieu où elle retrouve les conditions d'environnement lui permettant d'assumer sa fonction de captage sélectif. Ce qui amène le développement évolutif d'une motricité de transport du corps.
  Ce transport peut être purement aléatoire mais les chances de rencontrer le milieu nutritionnel adéquat s'accroîtront par la détection d'une information sur le repérage en direction des hétérogénéités significatives du milieu environnant. La signification de l'information spatiale s'exprimera d'abord dans la réaction d'orientation de l'organisme et dans son positionnement directionnel, puis dans le transport dirigé, vers la source reconnue adéquate, du corps porteur de la bouche. Les processus primitifs d'acceptation ou de refus se différencient alors en activités d'approche ou d'évitement. Approcher consiste à réduire l'écart spatial entre l'objet et la bouche, éviter consiste à augmenter cet écart. Mais l'univers des animaux mobiles est non seulement constitué d'aliments à rechercher, à identifier, à consommer, mais aussi de conditions écologiques générales à optimaliser : obscurité, chaleur, salinité, etc. La présence de proies à capturer ou de prédateurs à fuir s'accompagnera du perfectionnement des informations à signification alertante, à signification localisatrice, à signification identificatrice, à signification déclenchatrice des comportements adaptés.
  Le progrès du développement des organes de collecte d'information spatiale va de pair avec le perfectionnement de l'appareil moteur dans le fonctionnement duquel s'exprime la signification de l'information recueillie par l'organisme pour l'alerter, l'orienter, déclencher des programmes d'action, de capture, de consommation, de fuite, de défense qui en constitueront le signifié. C'est donc dans les réactions motrices de l'animal et dans leur finalité fonctionnelle que nous devons en fin de compte rechercher la signification des informations spatiales retenues comme utiles par l'organisme et la nature des invariants qu'il doit extraire de son univers sensoriel pour assurer la cohérence des actions qui conditionnent sa survie.
  L'univers spatial d'un organisme c'est d'abord l'espace de ses actions utiles qui souvent n'est qu'un sous-ensemble de celui de ses réactions possibles, de même que son univers sensoriel est constitué des informations qu'il en extrait pour assurer l'efficacité de ses actions utiles et qui n'est souvent qu'un sous-ensemble parfois limité des informations qu'il est capable d'en extraire pour organiser de nouveaux types d'action et enrichir son répertoire adaptatif."

 

Jacques Paillard, "Le traitement des informations spatiales", in De l'espace corporel à l'espace écologique, PUF, 1974, p. 8-11.


 

  "En conclusion, nous avons pris comme point de départ de cette étude le principe d'un traitement des informations spatiales étroitement soumis aux exigences d'une activité motrice qui organise le champ sensoriel des signaux susceptibles de la guider, de l'orienter, de la spécifier.
  Cette activité est d'abord fondamentalement une activité de positionnement et de transport d'un corps mobile articulé au sein d'un univers où l'organisme doit rechercher les matériaux énergétiques nécessaires à sa survie, assurer sa protection et pourvoir à sa reproduction. L'organisation d'un système de mise en relation entre l'organisme et les objets ou événements du monde qui l'entourent s'élabore sur un référentiel statural essentiellement céphalocentrique ancré lui-même sur la référence géocentrique universelle de la direction des forces de pesanteur.

  Cette activité est aussi au service de la capture automatique, par la bouche énergétique ou les bouches informationnelles que constituent les organes des sens, des matériaux ou des signaux qui vont être soumis aux activités manipulatrices et transformatrices des organes d'ingestion, les préparant aux opérations assimilatrices et intégratrices de l'appareil central de traitement.
  Cette double sphère fonctionnelle, qui assure d'une part la maîtrise des relations spatiales entre les éléments de l'environnement physique et un corps mobile au sein de cet environnement, d'autre part l'identification de l'ordre spatial qui caractérise la forme même des objets et l'invariance de leurs propriétés, s'exprime au double plan du traitement des informations spatiales et de l'organisation des commandes motrices. C'est, au plan sensoriel, la reconnaissance d'un double système : celui des voies spécifiques à projection corticale au service d'une analyse de la forme et des qualités de l'objet, et celui des systèmes à distribution sous-corticale au service d'un repérage des lieux et des positions. C'est aussi, au plan moteur, l'identification d'une dualité fonctionnelle entre un système d'origine corticale au service de la manipulation orale (cortico-géniculé) et digitale (pyramidal) des objets et un système extrapyramidal d'organisation des activités posturo-cinétiques de positionnement et de transport orienté."

 

Jacques Paillard, "Le traitement des informations spatiales", in De l'espace corporel à l'espace écologique, PUF, 1974, p. 32-33.



  "Le problème central de la biologie est […] celui de la coordination entre les transformations évolutives de source endogène et les multiples actions exogènes du milieu nécessitant des adaptations de types variés. Une fois admis que le milieu n'agit pas directement sur le génome, la solution la plus simple est naturellement d'expliquer l'adaptation par la sélection. Seulement, si la sélection est censée retenir les plus aptes, cette aptitude ne se reconnaît qu'au degré de survie, seul critère de la sélection elle-même, d'où l'identité adaptation = survie. Or, si les adaptations qui caractérisent les divers comportements favorisent naturellement la survie, elles dépassent très largement cette finalité, en accroissant les pouvoirs de l'individu ou de l'espèce par l'utilisation de moyens employés qui exigent une adéquation de la conduite aux aspects parfois les plus différenciés du milieu. Elles comportent donc un « savoir-faire » supposant une activité accommodatrice de l'organisme lui-même et non plus simplement le triage auto­matique exercé de l'extérieur selon qu'il favorise ou exclut la survie. Il en résulte que le but ultime du comportement n'est sans doute pas autre chose que l'extension du milieu habitable puis connaissable, laquelle débute avec les « explora­tions » d'animaux de divers niveaux, mais s'étend bien au-delà des besoins d'utilisation actuelle puis de précautions, et cela jusqu'à des paliers où interviennent à la fois la curiosité pour les objets ou événements et la multiplication des actions possibles du sujet. Il y a donc là une adaptation praxique et cognitive bien plus générale que l'adaptation-survie en ce qu'elle exige une struct­uration du milieu par l'organisme lui-même, en plus des effets d'acceptation ou de refus dus à la sélection."

 

Jean Piaget, Le Comportement, moteur de l'évolution, 1976, Gallimard idées, p. 17-19.



  "Ce qui en premier lieu, caractérise logiquement, phénoménologiquement et réellement un automate - et le vivant en général - c'est que celui-ci établit dans le monde physique un système de partitions qui ne vaut que pour lui (et, dans une série d'emboîtements dégressifs, pour ses "semblables") et qui, n'étant qu'un parmi l'infinité de tels systèmes possibles, est totalement arbitraire du point de vue physique. La rigueur des raisonnements contenus dans les Principia mathematica [1] n'intéresse pas les mites de la Bibliothèque nationale. L'éclairage ambiant n'est pas pertinent pour le fonctionnement d'un ordinateur. [...] Ce n'est évidemment que ce système de partitions [...] qui permet de définir, à l'intérieur de ce qui est, pour l'automate, information et ce qui est bruit ou rien du tout ; c'est lui aussi qui permet définir, à l'intérieur de ce qui est, pour l'automate, information en général, l'information pertinente, le poids d'une information, sa valeur, sa "signification" opérationnelle et enfin sa signification tout court. Ces différentes dimensions de l'information [...] montrent finalement que, au sens qui importe, l'automate ne peut jamais être pensé que de l'intérieur, qu'il constitue son cadre d'existence et de sens, qu'il est son propre à priori, bref, qu'être vivant c'est être pour soi, comme certains philosophes l'avaient depuis longtemps affirmé".

Cornelius Castoriadis, Les Carrefours du labyrinthe, 1978, Éditions du Seuil, p. 181.

[1] Principia mathematica : titre d'un ouvrage très important de logique mathématique, écrit par Bertrand Russell et Albert North Whitehead et publié en 1913.

 

  "Si l'organisme est le fruit d'une interaction du milieu et de l'hérédité, peut-on distinguer la part respective de ces deux facteurs dans les performances intellectuelles ? Car l'interdépendance étroite des déterminants biologiques et des déterminants sociaux est trop souvent sous-estimée, quand elle n'est pas purement et simplement niée pour des raisons idéologiques ou politiques. Comme si, dans la genèse du comportement humain et ses perturbations, ces deux facteurs devaient s'exclure mutuellement. Dans une série de débats, sur l'école, sur la psychiatrie, sur la condition des sexes, on voit ainsi s'affronter deux positions extrêmes, deux attitudes opposées défendues par ceux qu'on pourrait appeler les partisans de la cire vierge et les partisans de la fatalité génétique.
 Pour les tenants de la cire vierge, les aptitudes mentales de l'être humain n'ont simplement rien à voir avec la biologie de l'hérédité. Tout y est affaire de culture, de société, d'apprentissage, de conditionnements, de renforcement et de mode de production. Ainsi disparaît toute diversité, toute différence d'ordre héréditaire dans les aptitudes et les talents des individus. Seules comptent les différences sociales et les différences d'éducation. La biologie et ses contraintes s'arrêtent devant le cerveau humain ! Sous cette forme extrême, cette attitude est simplement insoutenable. L'apprentissage n'est rien d'autre que la mise en oeuvre d'un programme d'acquérir certaines formes de connaissance. On ne peut construire une machine à apprendre sans inscrire dans son programme les conditions et les modalités de cet apprentissage. Une pierre n'apprend rien et des animaux différents apprennent des choses différentes.
 Les données de la neurobiologie montrent que les circuits de notre système nerveux qui sous-tendent nos capacités et nos aptitudes sont, pour une part au moins, biologiquement déterminés dès la naissance. Les tenants de la cire vierge se comportent comme les vitalistes du XIXe siècle. Pour ces derniers, les êtres vivants relevaient, non pas des lois de la physique et de la chimie qui ne s'appliquaient qu'aux corps inertes, mais d'une mystérieuse force vitale. Aujourd'hui, la force vitale a disparu. Comme les corps inertes, les êtres vivants obéissent aux lois de la physique et de la chimie. Simplement, ils obéissent, en plus, à d'autres lois ; ils doivent satisfaire à d'autres contraintes, de nutrition, de reproduction, de variation, etc., qui n'ont aucun sens dans le monde inanimé.
 Chez l'être humain, aux facteurs biologiques viennent se superposer des facteurs psychiques, linguistiques, culturels, sociaux, économiques, etc. On ne peut rendre compte d'un ensemble aussi complexe par un seul, ou même par une série de savoirs fragmentaires, à chacun desquels serait affecté un coefficient particulier. C'est dire que si l'étude de l'homme ne peut se réduire à la biologie, elle ne peut pas non plus s'en passer, pas plus que la biologie de la physique. Tout aussi insoutenable apparaît donc l'attitude opposée, celle de la fatalité génétique qui, en attribuant à l'hérédité la quasi totalité de nos aptitudes mentales, dénie pratiquement toute influence du milieu, toute possibilité sérieuse d'amélioration par l'entraînement ou l'apprentissage [...].
 Ce qui paraît le plus vraisemblable, c'est que, pour toute une série d'aptitudes mentales, le programme génétique met en place ce qu'on pourrait appeler des structures d'accueil qui permettent à l'enfant de réagir à son milieu, de repérer des régularités, de les mémoriser, puis de combiner les éléments en assemblages nouveaux. Avec l'apprentissage s'affinent et s'élaborent peu à peu ces structures nerveuses. C'est alors par une interaction constante du biologique et du culturel pendant le développement de l'enfant que peuvent mûrir et s'organiser les structures nerveuses qui sous-tendent les performances mentales. Dans un tel schéma, il est clair qu'attribuer une fraction des structures finales à l'hérédité et le reste au milieu n'a pas de sens. Pas plus que de demander si le goût de Roméo pour Juliette est d'origine génétique ou culturelle."
 
François Jacob,"Sexualité et diversité humaine", Le Monde, 11/12 février 1979.


    "Les êtres vivants sont traversés par un triple flux, de matière, d'énergie et d'information. C'est seulement ainsi qu'ils peuvent vivre, croître et se multiplier. Un organisme a donc l'absolue nécessité de percevoir son milieu ou, du moins, les aspects de ce milieu liés à ses exigences vitales. Avec l'évolution,- s'affine la perception et s'enrichit l'information que l'organisme peut récolter. Il existe ainsi, dans chaque organisme, un équipement sensoriel qui lui permet de percevoir certains aspects du monde extérieur Chaque espèce se meut, pour ainsi dire dans un monde sensoriel particulier d'où sont exclues, partiellement ou totalement, les autres espèces. Le monde extérieur, tel que le perçoit chaque espèce, est fonction de ses organes des sens comme de la manière dont les événements sensoriels et moteurs sont intégrés par le cerveau. Un organisme ne décèle jamais qu'une part de son milieu et cette part est particulière à cet organisme. Tout cela est aussi valable pour nous. Nous restons nous-mêmes étroitement enfermés dans la représentation du monde que nous impose notre équipement nerveux et sensoriel. Au point que nous ne pouvons pas envisager ce monde de manière différente. Nous n'avons pas les moyens, par exemple, de concevoir, ou même d'imaginer, le monde dans lequel vit une mouche, ou un ver de terre, ou une mouette."


François Jacob, La Souris, l'homme, la mouche, 1997, "Le beau et le vrai", Odile Jacob, Paris, 2000, p. 198-199. 

 
 "Un organisme vivant, à n'importe quel moment de sa vie, est la conséquence unique d'une histoire développementale, laquelle résulte de l'interaction et de la détermination par des forces internes et externes. Les forces externes, ce que nous désignons généralement par « environnement », sont elles-mêmes en partie une conséquence des activités de l'organisme lui-même, étant donné qu'il produit et consomme les conditions de sa propre existence. Les organismes ne découvrent pas le monde dans lequel ils se développent. Ils le créent. Réciproquement, les forces internes ne sont pas autonomes, mais elles agissent en réponse aux forces externes. Une partie de la machinerie chimique interne d'une cellule est fabriquée seulement quand les conditions externes l'exigent. Par exemple, l'enzyme qui décompose le sucre lactose, afin de fournir de l'énergie pour la croissance bactérienne, n'est fabriqué par les cellules bactériennes que lorsqu'elles détectent la présence de lactose dans leur environnement."
 
Richard Lewontin, Biology as ideology, 1991, tr. fr. P-J Haution, HarperPerennial, 1993, p. 63-64.
 
 "A living organism, at any moment in its life, is the unique consequence of a developmental history that results from the interactions of and determination by internal and external forces. The external forces, what we usually think of as “environment”, are themselves partly a consequence of the activities of the organism itself as it produces and consumes the conditions of its own existence. Organisms do not find the world in which they develop. They make it. Reciprocally, the internal forces are not autonomous, but act in response to the external. Part of the internal chemical machinery of a cell is only manufactured when external conditions demand it. For example, the enzyme that breaks down the sugar, lactose, to provide energy for bacterial growth is only manufactured by bacterial cells when they detect the presence of lactose in their environment."
 
Richard Lewontin, Biology as ideology, 1991, HarperPerennial, 1993, pp. 63-64.

 
  "De même qu'il ne peut y avoir d'organisme sans environnement, il ne peut y avoir d'environnement sans organisme. On a tendance à confondre le fait, exact, qu'il y a un monde physique extérieur à l'organisme qui existerait même en l'absence des espèces vivantes, et celui, inexact, que l'environnement existe sans les espèces vivantes. La précession de la rotation de la Terre produit des périodes glaciaires et interglaciaires, des volcans entrent en éruption et l'évaporation des océans donne des pluies et de la neige, de façon totalement indépendante du monde vivant. Mais les glaciers, les dépôts de cendres volcaniques et les étendues d'eau ne sont pas des environnements. Ce sont des conditions physiques à partir desquelles des environnements se constitueront. Un environnement est ce qui entoure ou encercle, mais pour qu'il y ait un entourage, il faut qu'il y ait quelque chose à entourer. L'environnement d'un organisme est la pénombre produite par cet organisme dans le milieu extérieur avec lequel il interagit. [...]
  D'abord, les organismes déterminent, parmi les éléments du monde extérieur, ceux qui seront présents dans leur environnement, et, parmi les relations entre ces éléments, celles qui sont importantes pour eux. Dans mon jardin, il y a des arbres, de l'herbe qui pousse autour des arbres, et des pierres disséminées de-ci de-là sur le sol. L'herbe fait partie de l'environnement de la moucherolle (Sayornis phoebe), oiseau qui construit son nid avec de l'herbe sèche, mais les pierres n'en font pas partie. Si elles disparaissaient, cela ne ferait pas la moindre différence pour la moucherolle. Ces mêmes pierres font cependant partie de l'environnement de la grive, laquelle les utilise comme enclumes pour briser les coquilles des escargots dont elle se nourrit. Tout en haut des troncs d'arbres se trouvent des trous que les pics utilisent comme nids, mais ces trous ne font partie ni de l'environnement de la moucherolle ni de celui de la grive. Les éléments de l'environnement de chaque oiseau sont déterminés par les activités vitales de chaque espèce. [...]
  Une deuxième facette, qui mérite d'être clarifiée, des relations entre l'organisme et l'environnement, est la suivante : non seulement les organismes déterminent, par leur forme ou leur métabolisme, les aspects du monde extérieur qui sont importants pour eux, mais ils construisent activement, au sens littéral du mot, un monde autour d'eux. Chacun sait que les oiseaux et les fourmis construisent des nids, que les vers de terre vivent dans des galeries souterraines et que les êtres humains fabriquent des vêtements et des maisons, mais il s'agit là de cas particuliers. [...]
  En troisième lieu, non seulement les organismes déterminent ce qui est important pour eux dans le monde extérieur, et créent un ensemble de relations physiques entre ces éléments, mais ils modifient en permanence leur environnement. Chaque espèce, et pas seulement Homo sapiens, tend à détruire son environnement en utilisant des ressources qui y sont rares et en les transformant en produits inutilisables par les représentants de l'espèce. La nourriture est transformée en déchets toxiques par le métabolisme cellulaire. Les plantes prélèvent l'eau du sol et l'évaporent. Bien que l'eau retourne ensuite dans le sol, le rythme de son retour est indépendant de celui de son prélèvement, de sorte que les plantes organisent leur propre sécheresse.
  Mais chaque acte de consommation est aussi un acte de production. Les systèmes vivants transforment les matériaux, convertissant la matière et l'énergie sous une forme qui les rendra consommables par d'autres espèces. Les déchets produits par la consommation de nourriture d'une espèce seront la nourriture d'une autre espèce. Les bouses des grands ruminants sont la nourriture des scarabées. Le dioxyde de carbone produit par les animaux est la matière première de la photosynthèse des plantes. Ainsi, tous les organismes modifient non seulement leur propre environnement mais aussi celui des autres espèces, dont la survie peut fort bien dépendre."

 

Richard C. Lewontin, La triple hélice : Les gènes, l'organisme, l'environnement, 1998, tr. fr. N. Witkowski, Éditions du seuil, 2003, p. 58-60, p. 63-64 et p. 66-68.


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Date de création : 10/02/2006 @ 11:59
Dernière modification : 25/03/2023 @ 08:20
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