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Texte à méditer :  Ceux qui brûlent des livres finissent tôt ou tard par brûler des hommes.  Heinrich Heine
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Hors des sentiers battus
Désir de pouvoir/domination ; désir de soumission

 

    "[…] nous devons considérer que la félicité en cette vie ne consiste pas dans le repos d'une âme satisfaite. En effet, il n'existe rien de tel que cette finis ultimus (fin dernière), ou ce summum bonum (bien suprême), comme on le dit dans les livres de la morale vieillie des philosophes. Nul ne peut vivre non plus si ses désirs touchent à leur fin, non plus que si ses sensations et son imagination s'arrêtent. La félicité est une progression ininterrompue du désir allant d'un objet à un autre, de telle sorte que parvenir au premier n'est jamais que la voie menant au second. La cause en est que l'objet du désir humain n'est pas de jouir une fois seulement, et pendant un instant, mais de ménager pour toujours la voie de son désir futur. Et donc, les actions volontaires et les penchants humains ne visent pas seulement à procurer une vie heureuse, mais encore à la garantir ; et ils diffèrent seulement dans la voie qu'ils suivent. […]
    C'est pourquoi je place au premier rang, à titre de penchant universel de tout le genre humain, un désir inquiet d'acquérir puissance après puissance, désir qui ne cesse seulement qu'à la mort. Et la cause de cela n'est pas toujours que l'on espère une jouissance plus grande que celle qu'on vient déjà d'atteindre, ou qu'on ne peut se contenter d'une faible puissance, mais qu'on ne peut garantir la puissance et les moyens de vivre bien dont on dispose dans le présent sans en acquérir plus. C'est ce qui fait que les rois dont la puissance est la plus grande orientent leurs efforts en vue de la garantir, à l'intérieur par les lois, et à l'extérieur par les guerres. Et, quand cela est accompli, un nouveau désir succède à l'ancien : pour les uns, c'est le désir de gloire acquise lors d'une conquête ; pour les autres c'est le désir d'une vie facile et de plaisirs sensuels ; chez d'autres encore, c'est le désir d'être admirés ou flattés pour leur excellence dans tel ou tel art ou pour une autre aptitude de l'esprit".

 

Hobbes, Léviathan, 1651, I, 11, tr. fr. Gérard Mairet, Folio Essais, p. 186-188.

  "Comment ça commence ? La Boétie n'en sait rien. Comment ça continue ? C'est que les hommes désirent qu'il en soit ainsi, répond La Boétie. On n'est guère avancé : l'objection est aisée. Voire. Car l'enjeu, discrètement mais clairement fixé par La Boétie, est anthropologique. Il s'agit de la nature humaine, telle qu'à son propos se pose en somme la question : le désir de soumission est-il inné ou acquis ? Préexistait-il au malencontre qui lui aurait permis de se réaliser ? Ou bien doit-il plutôt son émergence ex nihilo à l'occasion du malencontre, telle une mutation létale rebelle à toute explication ? Interrogations moins académiques qu'il n'y paraît, comme nous porte à le penser l'exemple des sociétés primitives.
  Il est en effet une troisième question que l'auteur du Discours ne pouvait pas se poser, mais que l'ethnologie contemporaine est en mesure de formuler : comment les sociétés primitives fonctionnent-elles pour empêcher l'inégalité, la division, la relation de pouvoir ? Comment parviennent-elles à conjurer le malencontre ? Comment font-elles pour que ça ne commence pas ? Car, répétons-le, si les sociétés primitives sont des sociétés sans État, c'est non point par incapacité congénitale à atteindre l'âge adulte que marquerait la présence de l'État, mais bien par refus de cette institution. Elles ignorent l'État parce qu'elles n'en veulent pas, la tribu maintient dans la disjonction chefferie et pouvoir parce qu'elle ne veut pas que le chef en devienne le détenteur, elle refuse que le chef soit le chef. Sociétés du refus d'obéissance : telles sont les sociétés primitives. Et gardons-nous ici également de toute référence à la psychologie : le refus de la relation de pouvoir, le refus d'obéir, ne sont nullement, comme le crurent missionnaires et voyageurs, un trait de caractère des Sauvages, mais l'effet, au niveau individuel, du fonctionnement des machines sociales, le résultat d'une action et d'une décision collectives. Il n'est d'autre part nul besoin d'invoquer, pour rendre compte de ce refus de la relation de pouvoir, une connaissance préalable de l'État par les sociétés primitives : elles auraient fait l'expérience de la division entre dominants et dominés, auraient éprouvé le néfaste et l'inacceptable d'une telle division et auraient alors fait retour à la situation antérieure à la division, au temps d'avant le malencontre. Semblable hypothèse renvoie à l'affirmation de l'éternité de l'État et de la division de la société selon la relation de commandement-obéissance. Fort peu innocente en ce qu'elle tend à légitimer la division de la société en voulant déceler dans le fait de la division une structure de la société comme telle, cette conception se trouverait au demeurant infirmée par les enseignements de l'histoire et de l'ethnologie. Elles ne nous offrent en effet aucun exemple d'une société à État qui serait redevenue société sans État, société primitive. Il semble bien, au contraire, qu'il y ait là un point de non-retour sitôt qu'il est franchi, et qu'un tel passage se fasse seulement à sens unique : du non-État vers l'État, jamais dans l'autre sens. L'espace et le temps, telle aire culturelle ou telle période de notre histoire proposent le spectacle permanent de la décadence et de la dégradation en lesquelles s'engagent les grands appareils étatiques : l'État peut bien s'écrouler, se démultiplier ici en seigneuries féodales, se diviser ailleurs en chefferies locales, jamais ne s'abolit la relation de pouvoir, jamais ne se résorbe la division essentielle de la société, jamais ne s'accomplit le retour du moment pré-étatique. Irrésistible, abattue mais non anéantie, la puissance de l'État finit toujours par se réaffirmer, que ce soit en Occident après la chute de l'Empire romain, ou dans les Andes sud-américaines, champ millénaire d'apparitions et de disparitions d'États dont l'ultime figure fut l'empire des Incas.
  Pourquoi la mort de l'État est-elle toujours incomplète, pourquoi n'entraîne-t-elle pas la réinstitution de l'être non divisé de la société ? Pourquoi, réduite et affaiblie, la relation de pouvoir n'en continue-t-elle pas moins à s'exercer ? Serait-ce que l'homme nouveau, engendré dans la division de la société et reproduit avec elle, est un homme définitif, immortel, inapte irrévocablement à tout retour à l'en deçà de la division ? Désir de soumission, refus d'obéissance : société à État, société sans État. Les sociétés primitives refusent la relation de pouvoir en empêchant le désir de soumission de se réaliser. On ne saurait trop rappeler en effet, à la suite de La Boétie, ce qui devrait n'être que des truismes : d'abord le pouvoir existe seulement dans son exercice effectif ; ensuite, le désir de pouvoir ne trouve à se réaliser que s'il parvient à susciter l'écho favorable de son nécessaire complément, le désir de soumission. Pas de désir réalisable de commander sans désir corrélatif d'obéir. Nous disons que les sociétés primitives, en tant que sociétés sans division, ferment au désir de pouvoir et au désir de soumission toute possibilité de se réaliser. Machines sociales habitées par la volonté de persévérer en leur être non divisé, les sociétés primitives s'instituent comme lieux de répression du mauvais désir. Aucune chance ne lui est laissée : les Sauvages ne veulent pas de ça. Ce désir, ils l'estiment mauvais car le laisser se réaliser conduirait du même coup à admettre l'innovation sociale par l'acceptation de la division entre dominants et dominés, par la reconnaissance de l'inégalité entre maîtres du pouvoir et assujettis au pouvoir. Pour que les relations entre hommes se maintiennent comme relations de liberté entre égaux, il faut empêcher l'inégalité, il faut empêcher qu'éclose le mauvais désir biface qui hante peut-être toute société et tout individu de chaque société. À l'immanence du désir de pouvoir et du désir de soumission - et non pas du pouvoir lui-même, de la soumission elle-même - les sociétés primitives opposent le il faut et il ne faut pas de leur loi : il faut ne rien changer à notre être indivisé, il ne faut pas laisser se réaliser le mauvais désir. On voit bien maintenant qu'il n'est pas nécessaire d'avoir fait l'expérience de l'État pour le refuser, d'avoir connu le malencontre pour le conjurer, d'avoir perdu la liberté pour la revendiquer. […]
  Malencontre : quelque chose se produit, qui empêche la société de maintenir dans l'immanence désir de pouvoir et désir de soumission. Ils émergent à la réalité de l'exercice, dans l'être divisé d'une société composée désormais d'inégaux. Tout comme les sociétés primitives qui sont conservatrices parce qu'elles désirent conserver leur être-pour-la-liberté, les sociétés divisées ne se laissent pas changer, le désir de pouvoir et la volonté de servitude n'en finissent pas de se réaliser."

 

Pierre Clastres, "Liberté, Malencontre, Innommable", in Étienne de La Boétie, Le discours de la servitude volontaire, Paris, Éditions Payot, (1976) 2002, p. 255-260.



  "Apparaît ici une conséquence nécessaire de la confusion de départ entre prestige et pouvoir. Les puissantes royautés polynésiennes ne résultent pas d'un déve­loppement progressif des systèmes mélanésiens à big-man parce qu'il n'y a, en de tels systèmes, rien qui puisse se développer : la société ne laisse pas le chef transformer son prestige en pouvoir. Il faut, par suite, résolument renoncer à cette conception continuiste des formations sociales, et accepter de reconnaître la radicale coupure qui sépare les sociétés primitives, où les chefs sont sans pouvoir, des sociétés où se déploie la relation de pouvoir : discontinuité essentielle des sociétés sans État et des sociétés à État. […]
  C'est bien, au contraire, de refuser la séparation du pouvoir d'avec la société que la tribu entretient avec son chef une relation de dette car c'est bien elle qui demeure détentrice du pouvoir et qui l'exerce sur le chef. La rela­tion de pouvoir existe bien : elle prend la figure de la dette qu'à jamais doit payer le leader. L'éternel endettement du chef garantit pour la société qu'il demeure extérieur au pouvoir, qu'il n'en deviendra pas l'organe séparé. Prison­nier de son désir de prestige, le chef sauvage accepte de se soumettre au pouvoir de la société en réglant la dette qu'institue tout exercice du pouvoir. En piégeant le chef dans son désir, la tribu s'assure contre le risque mortel de voir le pouvoir politique se séparer d'elle pour se retourner contre elle : la société primitive est la société contre l'État. […]

  Désir de soumission, refus d'obéissance : société à État, société sans État. Les sociétés primitives refusent la relation de pouvoir en empêchant le désir de soumission de se réaliser. On ne saurait trop rappeler en effet, à la suite de La Boétie, ce qui devrait n'être que des truismes : d'abord le pouvoir existe seulement dans son exercice effectif ; ensuite, le désir de pouvoir ne trouve à se réaliser que s'il parvient à susciter l'écho favorable de son nécessaire complément, le désir de soumission. Pas de désir réalisable de commander sans désir corrélatif d'obéir. Nous disons que les sociétés primitives, en tant que sociétés sans division, ferment au désir de pouvoir et au désir de soumission toute possibilité de se réaliser. Machines sociales habitées par la volonté de persévérer en leur être non divisé, les sociétés primitives s'instituent comme lieux de répression du mauvais désir. Aucune chance ne lui est laissée : les Sauvages ne veulent pas de ça. Ce désir, ils l'estiment mauvais car le laisser se réaliser conduirait du même coup à admettre l'innovation sociale par l'acceptation de la division entre dominants et dominés, par la reconnaissance de l'inégalité entre maîtres du pouvoir et assujettis au pouvoir. Pour que les relations entre hommes se maintiennent comme relations de liberté entre égaux, il faut empêcher l'inégalité, il faut empêcher qu'éclose le mauvais désir biface qui hante peut-être toute société et tout individu de chaque société. À l'immanence du désir de pouvoir et du désir de soumission - et non pas du pouvoir lui-même, de la soumission elle-même - les sociétés primitives opposent le il faut et il ne faut pas de leur loi : il faut ne rien changer à notre être indivisé, il ne faut pas laisser se réaliser le mauvais désir. On voit bien maintenant qu'il n'est pas nécessaire d'avoir fait l'expérience de l'État pour le refuser, d'avoir connu le malencontre pour le conjurer, d'avoir perdu la liberté pour la revendiquer. À ses enfants, la tribu proclame : vous êtes tous égaux, aucun d'entre vous ne vaut plus qu'un autre, aucun moins qu'un autre, l'inégalité est interdite car elle est fausse, elle est mauvaise. Et pour que ne se perde pas la mémoire de la loi primitive, on l'inscrit, en marques égales douloureusement reçues, sur le corps des jeunes gens initiés au savoir de cette loi. Dans l'acte initiatique, le corps individuel, comme surface d'inscription de la Loi, est l'objet d'un investissement collectif voulu par la société tout entière afin d'empêcher qu'un jour le désir individuel, transgressant l'énoncé de la Loi, ne tente d'investir le champ social. Et que, si d'aventure l'un des égaux qui composent la communauté s'avisait de vouloir réaliser le désir de pouvoir, d'en investir le corps de la société, à ce chef désireux de commander, la tribu, bien loin d'obéir, répondrait : tu as voulu, toi l'un des égaux que nous sommes, détruire l'être indivisé de notre société en t'affirmant supérieur aux autres, toi qui ne vaut pas plus que les autres. Tu vaudras désormais moins que les autres. Effet ethnographiquement réel de ce discours imaginaire : lorsqu'un chef veut faire le chef, on l'exclut de la société en l'abandonnant. S'il insiste, on peut aller jusqu'à le tuer : exclusion totale, conjuration radicale.
  Malencontre : quelque chose se produit, qui empêche la société de maintenir dans l'immanence désir de pouvoir et désir de soumission. Ils émergent à la réalité de l'exercice, dans l'être divisé d'une société composée désormais d'inégaux. Tout comme les sociétés primitives qui sont conservatrices parce qu'elles désirent conserver leur être-pour-la-liberté, les sociétés divisées ne se laissent pas changer, le désir de pouvoir et la volonté de servitude n'en finissent pas de se réaliser."

 

Pierre Clastres, Recherches d'anthropologie politique, 1980, Seuil, p. 140-141 et p. 258-260.
 

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Date de création : 02/09/2019 @ 09:46
Dernière modification : 09/10/2019 @ 14:55
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