"[...] On ne peut pas dire que le choix est une impulsion, car les actes dus à l'impulsivité semblent être tout ce qu'il y a de plus étranger à ce qu'on fait par choix.
Mais le choix n'est certainement pas non plus un souhait, bien qu'il en soit visiblement fort voisin. Il n'y a pas de choix, en effet, des choses impossibles, et si on prétendait faire porter son choix sur elles on passerait pour insensé ; au contraire il peut y avoir souhait de choses impossibles, par exemple de l'immortalité. D'autre part, le souhait peut porter ses des choses qu'on ne saurait d'aucune manière mener à bonne fin par soi-même, par exemple faire que tel acteur ou tel athlète remporte la victoire ; au contraire, le choix ne s'exerce jamais sur de pareilles choses, mais seulement sur celles qu'on pense pouvoir produire par ses propres moyens. En outre, le souhait porte plutôt surtout sur la fin, et le choix sur les moyens pour parvenir à la fin : par exemple, nous souhaitons être en bonne santé, mais nous choisissons les moyens qui nous feront être en bonne santé ; nous pouvons dire encore que nous souhaitons d'être heureux, mais il est inexact de dire que nous choisissons de l'être ; car, d'une façon générale, le choix porte, selon toute apparence, sur les choses qui dépendent de nous".
Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 4, 1111 b 17-30, trad. J. Tricot, Éd. Vrin, 1997, p. 130.
"Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde ; et généralement de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu'après que nous avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous absolument impossible.
Et ceci seul me semblait être suffisant pour m'empêcher de rien désirer à l'avenir que je n'acquisse, et ainsi pour me rendre content : car notre volonté ne se portant naturellement à désirer que les choses que notre entendement lui représente en quelque façon comme possibles, il est certain que si nous considérons tous les biens qui sont hors de nous comme également éloignés de notre pouvoir, nous n'aurons pas plus de regret de manquer de ceux qui semblent être dus à notre naissance, lorsque nous en serons privés sans notre faute, que nous avons de ne posséder pas les royaumes de la Chine ou de Mexique ; et que faisant, comme on dit, de nécessité vertu, nous ne désirerons pas davantage d'être sains étant malades, ou d'être libres étant en prison, que nous faisons maintenant d'avoir des corps d'une matière aussi peu corruptible que les diamants, ou des ailes pour voler comme les oiseaux.
Mais j'avoue qu'il est besoin d'un long exercice et d'une méditation souvent réitérée pour s'accoutumer à regarder de ce biais toutes les choses ; et je crois que c'est principalement en ceci que consistait le secret de ces philosophes, qui ont pu autrefois se soustraire à l'empire de la fortune, et, malgré les douleurs et la pauvreté, disputer de la félicité avec leurs dieux. Car, s'occupant sans cesse à considérer les bornes qui leur étaient prescrites par la nature, ils se persuadaient si parfaitement que rien n'était en leur pouvoir que leurs pensées, que cela seul était suffisant pour les empêcher d'avoir aucune affection pour d'autres choses ; et ils disposaient d'elles si absolument, qu'ils avaient en cela quelque raison de s'estimer plus riches, et plus puissants, et plus libres, et plus heureux qu'aucun des autres hommes, qui, n'ayant point cette philosophie, tant favorisés de la nature et de la fortune qu'ils puissent être, ne disposent jamais ainsi de tout ce qu'ils veulent.
Descartes, Discours de la Méthode, 1637, III, Garnier T. I, p. 595-596.
"Le fait de désirer et de trouver que quelque chose est agréable, l'aversion, et le fait de trouver que quelque chose est pénible sont des phénomènes entièrement inséparables ou plutôt, les deux aspects du même phénomène ; en toute rigueur de langage, ce sont deux manières différentes de nommer le même phénomène psychologique : à savoir que considérer un objet comme désirable (sauf quand on le désire pour ses seules conséquences) et le considérer comme agréable sont une seule et même chose ; et que désirer quelque chose, sans s'en faire une idée proportionnellement agréable, est une impossibilité physique et métaphysique.
Ces idées me semblent tellement évidentes que je ne pense pas qu'on puisse les mettre en doute ; et l'objection que l'on me fera n'est pas que le désir peut avoir pour objet quelque chose qui ne soit pas, en dernier ressort, le plaisir et l'absence de peine, mais, plutôt, que la volonté est différente du désir ; qu'une personne dont la vertu est confirmée, ou toute autre personne dont les buts sont fixés, réalise ses buts sans jamais penser au plaisir qu'elle a à les envisager ou qu'elle espère tirer de leur réalisation ; et elle persiste à agir en vue de ces buts même si ces plaisirs sont très diminués à la suite de changements dans son caractère ou de l'affaiblissement de sa sensibilité passive ou encore si la peine que la poursuite de ces buts peut lui apporter est plus grande que le plaisir. J'admets pleinement toutes ces objections et je les ai mentionnées ailleurs tout aussi explicitement et sérieusement que quiconque. La volonté, phénomène actif, est différente du désir, état de sensibilité passive, et, bien qu'à l'origine elle en soit un rejeton, elle peut, avec le temps, prendre racine et se détacher du tronc paternel ; si bien que, dans le cas d'un but poursuivi par habitude, au lieu de vouloir la chose parce que nous la désirons, souvent nous ne la désirons que parce que nous la voulons. Ce n'est là, cependant, qu'un exemple de ce fait bien connu qu'est le pouvoir de l'habitude et qui n'est pas du tout limité au cas des actions vertueuses. Il existe beaucoup de choses indifférentes que les hommes font à l'origine pour un motif quelconque et qu'il continuent à faire par habitude. Parfois la chose est faite inconsciemment et l'on n'en prend conscience qu'après l'action : d'autres fois avec une volonté consciente, mai une volonté qui est devenue habituelle et qui est mise en marche par la force de l'habitude, s'opposant peut-être à la préférence délibérée, ce qui arrive souvent chez ceux qui ont contracté des habitudes d'abandon à des plaisirs vicieux ou nuisibles. Troisièmement et en dernier lieu, nous avons l'exemple de l'acte de volonté qui, devenu habituel dan un cas particulier, n'est pas en contradiction avec l'intention générale qui prévaut à d'autres moments, mais la réalise; comme dans l'exemple de la personne vertueuse et de tous ceux qui poursuivent de manière délibérée et sans failles une fin précise. Ainsi comprise, la distinction entre le désir et la volonté est un fait psychologique authentique et extrêmement important ; mais ce fait consiste seulement en ce que la volonté, comme tous les autres éléments de notre constitution, est soumise à l'habitude et que nous pouvons vouloir par habitude une chose que nous ne désirons plus pour elle-même, ou ne désirons que parce que nous la voulons. Il n'en est pas moins vrai que la volonté, à l'origine, est entièrement le produit du désir ; en incluant dans ce terme la répugnance à l'égard de la peine et l'attrait pour le plaisir. Considérons, à présent, non plus la personne dont la volonté de bien agir est confirmée, mais celle en qui la volonté vertueuse est encore faible, susceptible de céder à la tentation, une volonté à laquelle on ne peut faire pleinement confiance ; par quels moyens peut-elle être renforcée ? Comment la volonté d'être vertueux, là où elle n'existe pas avec suffisamment de force, peut-elle être implantée ou éveillée ? C'est seulement en faisant que la personne désire la vertu – en faisant qu'elle y pense sous un jour agréable ou que son absence suggère du déplaisir. C'est en associant l'action droite (doing right) avec le plaisir, ou l'action injuste (doing wrong) avec la peine, ou en mettant en évidence, en soulignant et en faisant comprendre, dans l'expérience même de la personne, le plaisir qui est tout naturellement impliqué dans la vertu ou la peine dans le vice, qu'il est possible de produire cette volonté d'être vertueux, volonté qui, lorsqu'elle est confirmée, agit sans plus penser au plaisir ni à la peine. La volonté est l'enfant du désir et elle n'échappe à l'autorité de ses parents que pour tomber sous celle de l'habitude. Ce qui est le résultat de l'habitude n'offre aucune présomption d'être intrinsèquement bon ; et il n'y aurait aucune raison de souhaiter que le but de la vertu devienne indépendant du plaisir et de la peine, si ce n'est que l'influence des associations plaisantes et désagréables qui poussent à la vertu, tant que cette influence n'a pas acquis le soutien de l'habitude, n'agit pas avec l'infaillible constance qui permettrait de s'y fier. En ce qui concerne aussi bien les sentiments que la conduite c'est l'habitude qui, seule, offre la certitude ; et c'est parce que, pour les autres, il est important de pouvoir compter absolument sur les sentiments et la conduite de la personne et que, pour soi-même, il est tout aussi important de pouvoir compter sur ses propres sentiments et sa conduite, que la volonté d agir devrait être cultivée en vue de cette indépendance l'égard du plaisir et de la peine que crée l'habitude. En d'autres termes cet état de la volonté est un moyen pour parvenir au bien, ce n'est pas un bien en soi ; et cela ne contredit pas la doctrine qui soutient que rien n'est un bien pour les êtres humains qui ne soit lui-même agréable ou un moyen d'atteindre le plaisir ou d'éviter la peine."
John Stuart Mill, L'Utilitarisme, 1861, tr. fr. Catherine Audard et Patrick Thierry, PUF, Quadrige, 1998, p. 94-98.
"Le désir est une inclination, ou tendance qui s'accompagne de représentation d'un objet, fin de la tendance. Maine de Biran dit que le désir se distingue de l'appétit en ce que la croyance s'y ajoute ; la croyance n'est pas encore la connaissance réfléchie, mais c'est déjà un élément intellectuel. Kant définit la faculté de désirer « la faculté d'être par ses représentations cause de la réalité des objets de ces représentations » (Crit. du jugement, Introd.). Le souhait est un désir dans lequel l'homme tend par sa représentation seule à réaliser l'objet représenté, et ne peut y tendre autrement parce qu'il rencontre une impossibilité ; par exemple, on souhaite de changer le passé (O mihi praeteritos[1], etc.) ou, dans l'impatience de l'attente, d'anéantir un intervalle de temps. Les prières et les moyens superstitieux employés pour réaliser des fins impossibles « démontrent la relation causale des représentations à leurs objets, puisque cette causalité ne peut pas même être arrêtée par la conscience de son impuissance à produire l'effet » (ibid.). En somme, on s'accorde généralement à distinguer le désir de la tendance en général par les modifications qu'apporte à celle-ci la représentation de la fin.
La distinction du désir et de la volonté est plus embarrassante. Aristote dit que nous, désirons même l'impossible, mais que nous ne saurions le vouloir. Cela est contestable ; mais quand même il en serait ainsi, la nature des deux phénomènes serait la même : la volonté prendrait le nom de désir dans le cas où l'effort pour agir serait suspendu, à cause de la persuasion qu'il est inutile. On dit encore que le désir a pour objet la fin, tandis que l'on ne peut vouloir que les moyens. Mais la distinction n'est pas plus profonde. Tant que l'on désire une fin qu'on ne sait réaliser d'aucune manière, le désir ne détermine aucun acte ; dès qu'un acte du sujet lui apparaît comme un moyen de réaliser la fin qu'il désire, cet acte devient pour lui un bien, à cause de la fin dont il est le moyen, et, par suite, il est désiré ou voulu. La plupart des psychologues distinguent la volonté du désir, non par des différences dans la nature intime des deux phénomènes, mais par la diversité des circonstances dans lesquelles ils s'accomplissent.
Si les deux faits sont réellement distincts, le désir est un attrait que l'on subit, la volonté un pouvoir que l'on exerce. Désirer, c'est subir l'empire des choses ; vouloir, c'est être maître de soi. Le désir est, selon Kant, une hétéronomie, tandis que toute volonté véritable est une autonomie. La distinction de la volonté et du désir n'est pas autre chose, au fond, que la question du libre arbitre."
Edmond Goblot, Le Vocabulaire philosophique, 1901, article "Désir, p. 172-173.
[1] Référence au vers de Virgile : "O mihi praeteritos referat si Iuppiter annos » (Énéide, 8, 560) qui signifie : " Ô si Jupiter me rendait mes ans écoulés…"
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Date de création : 15/10/2019 @ 09:12
Dernière modification : 15/10/2019 @ 11:49
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