"La démocratie athénienne était directe, et non représentative, et cela en un double sens ; chaque citoyen était libre d'assister à l'assemblée souveraine et il n'y avait ni bureaucratie ni fonctionnaires, excepté quelques commis, des esclaves dont l'État lui-même était propriétaire, qui conservaient les comptes rendus indispensables, les copies de traités et de lois, les listes de contribuables défaillants et tous documents analogues. Le gouvernement était ainsi, au sens le plus strict, un gouvernement « par le peuple ». L'assemblée qui décidait en dernier ressort de la guerre et de la paix, des traités, des finances, de la législation, des travaux publics, en bref, de toute la gamme des activités gouvernementales, était un rassemblement en plein air, constitué des milliers de citoyens au-dessus de vingt ans qui choisissaient d'y assister à telle date. Elle se réunissait fréquemment au cours de l'année, quarante fois au minimum, et elle aboutissait normalement à une décision sur les points de l'ordre du jour, en une seule journée de débats, auxquels, en principe, tout homme présent avait droit de participer en prenant la parole. Le mot iségoria, le droit pour tous de parler à l'assemblée, était quelque fois employé par les écrivains grecs comme un synonyme de « démocratie ». Et la décision était prise par un vote à la majorité simple des présents. […] Ainsi donc, une proportion considérable de citoyens mâles à Athènes avait une expérience directe du gouvernement dépassant de beaucoup ce que nous connaissons, et même dépassant presque tout ce que nous pouvons imaginer. Fait strictement vrai, à sa naissance, un jeune garçon athénien avait réellement une chance de devenir président de l'Assemblée, un poste rotatif occupé pendant une seule journée et pourvu, là encore, par tirage au sort. Il pouvait être inspecteur des marchés pendant un an, membre du Conseil pour une année ou deux (mais pas à la suite), juré plusieurs fois de suite, membre votant de l'Assemblée aussi souvent qu'il le voulait. Outre cette expérience directe, à laquelle on peut ajouter l'administration de quelque cent communes ou dèmes, entre lesquels était divisée Athènes, il y avait aussi de manière générale une familiarité avec les affaires publiques que même les citoyens portés à l'apathie ne pouvaient éluder en une telle société, restreinte en face à face."
Moses I. Finley, Démocratie antique et moderne, 1973, tr. fr. Monique Alexandre, Payot, 1994, p. 66-67 et p. 68-69.
"Comme, dans un État libre, tout homme qui est censé avoir une âme libre doit être gouverné par lui-même, il faudrait que le peuple en corps[1] eût la puissance législative. Mais comme cela est impossible dans les grands États, et est sujet à beaucoup d'inconvénients dans les petits, il faut que le peuple fasse par ses représentants tout ce qu'il ne peut faire par lui-même.
L'on connaît beaucoup mieux les besoins de sa ville que ceux des autres villes ; et on juge mieux de la capacité de ses voisins que de celle de ses autres compatriotes. Il ne faut donc pas que les membres du corps législatif soient tirés en général du corps de la nation ; mais il convient que, dans chaque lieu principal, les habitants se choisissent un représentant.
Le grand avantage des représentants, c'est qu'ils sont capables de discuter les affaires. Le peuple n'y est point du tout propre ; ce qui forme un des grands inconvénients de la démocratie."
Montesquieu, De l'Esprit des lois, 1748, Livre XI, chapitre 6, Éditions Garnier Frères, tome II, 1973, p. 171-172.
"Mais, à cette époque et chez ces gens (les anciens Grecs), les mœurs sociales étaient tellement différentes de ce qu'elles sont de nos jours et chez nous qu'à mon avis leurs ouvrages ne peuvent guère nous instruire en matière de gouvernement. Ils avaient des idées justes sur la valeur de la liberté personnelle, mais absolument aucune sur la structure de gouvernement permettant le mieux de la préserver. Ils ne connaissaient pas de moyen terme entre la démocratie (la seule forme parfaite de république, mais irréalisable au-delà des limites d'un bourg) et l'abandon du peuple à une aristocratie ou à une tyrannie indépendante de lui. Il ne semble pas leur être venu à l'idée que, là où les citoyens ne peuvent pas se réunir pour traiter leurs affaires personnellement, ils ont seuls le droit de choisir les représentants qui les traiteront, et que ce système permet d'exercer un gouvernement républicain ou populaire, au second degré de perfection, sur tout territoire, quelle que soit son étendue. Il nous était – et il nous est toujours – réservé de faire l'expérience complète d'un gouvernement démocratique, mais représentatif. Cette idée (empruntée, certes, au petit échantillon qui existait autrefois dans la constitution anglaise, mais qui est aujourd'hui perdu) nous l'avons introduite plus ou moins dans tous nos départements législatifs et exécutifs ; mais aucun d'entre nous ne l'a encore poussée dans toutes les ramifications du système, jusqu'à ne laisser subsister aucune autorité qui ne soit responsable envers le peuple, dont les droits à l'exercice et aux fruits de son propre travail ne sauraient cependant jamais être protégés de l'égoïsme des dirigeants si ceux-ci ne sont pas soumis fréquemment à son contrôle. L'introduction de ce principe nouveau de démocratie représentative a rendu inutile presque tout ce qui avait été écrit antérieurement sur la structure du gouvernement et atténue, dans une large mesure, les regrets que nous occasionne la perte des œuvres politiques d'Aristote ou de tout autre auteur de l'antiquité, de même que la traduction ou l'interprétation infidèles qui nous en sont données. Mon désir le plus sincère est de voir le principe républicain de contrôle populaire poussé au plus haut degré possible. A ce moment-là, je croirai que notre gouvernement peut être parfait et immortel."
Thomas Jefferson, Lettre à Isaac H. Tiffany, Monticello, le 26 août 1816, tr. fr. Pierre Nicolas, in La Liberté et l'État, Éditions Seghers, 1970 p. 150-151.
"Par droits politiques on entend les possibilités offertes au citoyen de participer au gouvernement, à la formation de la « volonté » de l'État. Toute métaphore mise à part, nous dirons que le citoyen peut participer à la création de l'ordre juridique. On songe ainsi plus particulièrement à la création des normes générales, de la « législation », au sens large du terme. La participation à la législation des sujets de l'ordre juridique est un trait propre à la démocratie, qui se distingue ainsi de l'autocratie, où les sujets de l'ordre sont exclus de la législation et dépourvus de droits politiques. Dans une démocratie, le pouvoir législatif peut être exercé soit directement par le peuple réuni en assemblée, soit par un parlement élu, seul ou en collaboration avec le chef d'État élu. La démocratie peut être directe ou indirecte (représentative). Dans une démocratie directe, le droit politique fondamental est le droit du citoyen de participer aux délibérations et aux prises de décisions de l'assemblée populaire, Dans une démocratie indirecte, la formation de la volonté de l'État, plus particulièrement la création des normes générales, se déroule en deux étapes : élection du parlement et du chef de l'État, puis création de normes générales, les lois, par le parlement, seul ou en collaboration avec le chef de l'État. De la même façon, dans une démocratie indirecte (représentative), le droit politique fondamental est le droit de vote, le droit du citoyen de participer à l'élection du parlement, du chef d'État et des autres organes de création (et d'application) du droit."
Hans Kelsen, Théorie générale du droit et de l'État, 1945, tr. fr. Valérie Faure, Bruylant L.G.D.G., 1997, p. 138-139.
"Les démocraties contemporaines sont issues d'une forme de gouvernement que ses fondateurs opposaient à la démocratie. L'usage nomme « démocraties représentatives » les régimes démocratiques actuels. Cette expression, qui distingue la démocratie représentative de la démocratie directe, fait apparaître l'une et l'autre comme des formes de la démocratie. Toutefois, ce que l'on désigne aujourd'hui sous le nom de démocratie représentative trouve ses origines dans les institutions qui se sont progressivement établies et imposées en Occident à la suite des trois révolutions modernes, les révolutions anglaise, américaine et française. Or ces institutions n'ont nullement été perçues, à leurs débuts, comme une variété de la démocratie ou une forme du gouvernement par le peuple. Rousseau condamnait la représentation politique par des formules péremptoires qui sont demeurées célèbres. Il dépeignait le régime anglais du XVIIIe siècle comme une forme de servitude ponctuée par de brefs instants de liberté. Rousseau voyait une immense distance entre un peuple libre se donnant à lui-même sa loi et un peuple élisant des représentants pour faire la loi à sa place. Mais il faut noter que les partisans de la représentation, même s'ils faisaient un choix opposé à celui de Rousseau, apercevaient également une différence fondamentale entre la démocratie et le régime qu'ils défendaient, régime qu'ils nommaient « gouvernement représentatif » ou encore « république ». Deux acteurs dont le rôle a été décisif dans rétablissement de la représentation politique moderne, Madison et Sieyès, soulignaient ainsi en des termes très proches le contraste entre le gouvernement représentatif ou républicain et la démocratie. […]
Madison opposait souvent la « démocratie » des cités antiques où « un petit nombre de citoyens s'assemblent pour conduire en personne le gouvernement » et la république moderne fondée sur la représentation. Il formulait même cette opposition en des termes particulièrement radicaux. La représentation, faisait-il observer, n'était pas totalement inconnue des républiques antiques. Le peuple assemblé n'y exerçait pas toutes les fonctions gouvernementales, certaines tâches, d'ordre exécutif en particulier, étaient déléguées à des magistrats. Mais à côté de ces magistrats, l'assemblée du peuple constituait un organe du gouvernement. La véritable différence entre les démocraties anciennes et les républiques modernes tenait donc, selon Madison, à « ce que celles-ci n'accordent absolument aucun rôle au peuple en corps [the total exclusion of the people in their collective capacity from any share in the latter], non à ce que celles-là n'accordent aucun rôle aux représentants du peuple ». Madison ne considérait pas la représentation comme une approximation du gouvernement par le peuple rendue techniquement nécessaire par l'impossibilité matérielle de rassembler les citoyens dans de grands États, il y voyait au contraire un système politique substantiellement différent et supérieur. L'effet de la représentation, notait-il, est « d'épurer et d'élargir l'esprit public en le faisant passer par l'intermédiaire d'un corps choisi de citoyens dont la sagesse est le mieux à même de discerner le véritable intérêt du pays et dont le patriotisme et l'amour de la justice seront les moins susceptibles de sacrifier cet intérêt à des considérations éphémères et partiales ». « Dans un tel système, poursuivait-il, il peut fort bien se produire que la volonté publique formulée par les représentants du peuple s'accorde mieux avec le bien public que si elle était formulée par le peuple lui-même, rassemblé à cet effet. » Sieyès, de son côté, soulignait avec insistance la « différence énorme » entre la démocratie où les citoyens font eux-mêmes la loi et le régime représentatif dans lequel ils commettent l'exercice de leur pouvoir à des représentants élus. Toutefois, la supériorité du régime représentatif ne tenait pas tant, pour Sieyès, à ce qu'il produisait des décisions moins partiales et passionnelles, mais à ce qu'il constituait la forme de gouvernement la plus adéquate à la condition des « sociétés commerçantes » modernes où les individus sont avant tout occupés à produire et à distribuer des richesses. Dans de telles sociétés, remarquait Sieyès, les citoyens n'ont plus le loisir nécessaire pour s'occuper constamment des affaires publiques, ils doivent donc, par l'élection, confier le gouvernement à des individus consacrant tout leur temps à cette tâche. Sieyès voyait avant tout la représentation comme l'application à l'ordre politique du principe de la division du travail, principe qui constituait, à ses yeux, un facteur essentiel du progrès social. « L'intérêt commun, écrivait-il, l'amélioration de l'état social lui-même nous crient de faire du gouvernement une profession particulière. » Ainsi, pour Sieyès, comme pour Madison, le gouvernement représentatif n'était pas une modalité de la démocratie, c'était une forme de gouvernement essentiellement différente et, de surcroît, préférable. Or il faut remarquer que certains choix institutionnels faits par les fondateurs du gouvernement représentatif n'ont pratiquement jamais été remis en cause par la suite. Le gouvernement représentatif s'est assurément transformé au cours des deux derniers siècles. L'élargissement graduel du droit de suffrage et l'établissement du suffrage universel constituent la plus évidente de ces transformations. Mais d'un autre côté, plusieurs dispositions réglant la désignation des gouvernants et la conduite des affaires publiques sont, elles, demeurées identiques. Elles sont toujours en vigueur dans les régimes que l'on nomme aujourd'hui des démocraties représentatives."
Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, 1995, Introduction, Champs Flammarion, 1996, p. 11-14.
"[Il ne faut pas] opposer les vertus de la démocratie directe aux médiations et aux détournements de la représentation, ou en appeler des apparences mensongères de la démocratie formelle à l'effectivité d'une démocratie réelle. Il est aussi faux d'identifier démocratie et représentation que de faire de l'une la réfutation de l'autre. Ce que démocratie veut dire est précisément ceci: les formes juridico-politiques des constitutions et des lois étatiques ne reposent jamais sur une seule et même logique. Ce qu'on appelle « démocratie représentative » et qu'il est plus exact d'appeler système parlementaire ou, comme Raymond Aron, « régime constitutionnel pluraliste », est une forme mixte : une forme de fonctionnement de l'Etat, initialement fondée sur le privilège des élites « naturelles » et détournée peu à peu de sa fonction par les luttes démocratiques. L'histoire sanglante des luttes pour la réforme électorale en Grande-Bretagne en est sans doute le meilleur témoignage, complaisamment effacé sous l'idylle d'une tradition anglaise de la démocratie « libérale ». Le suffrage universel n'est en rien une conséquence naturelle de la démocratie. La démocratie n'a pas de conséquence naturelle précisément parce que elle est la division de la « nature" », le lien rompu entre propriétés naturelles et formes de gouvernement. Le suffrage universel est une forme mixte, née de l'oligarchie, détournée par le combat démocratique et perpétuellement reconquise par l'oligarchie qui propose ses candidats et quelquefois ses décisions au choix du corps électoral sans jamais pouvoir exclure le risque que le corps électoral se comporte comme une population de tirage au sort.
La démocratie ne s'identifie jamais à une forme juridico-politique. Cela ne veut pas dire qu'elle soit indifférente à leur égard. Cela veut dire que le pouvoir du peuple est toujours en deçà et au-delà de ces formes. En deçà parce que ces formes ne peuvent fonctionner sans se référer en dernière instance à ce pouvoir des incompétences qui fonde et nie le pouvoir des compétents, à cette égalité qui est nécessaire au fonctionnement même de la machine inégalitaire. Au-delà, parce que les formes mêmes qui inscrivent ce pouvoir sont constamment réappropriées, par le jeu même de la machine gouvernementale, dans la logique « naturelle » des titres à gouverner qui est une logique de l'indistinction du public et du privé."
Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, 2005, La Fabrique, p. 61-62.