"Avant tout, il est nécessaire de se faire une idée nette de ce qu'on doit entendre ici par ce mot valeur.
Ce substantif abstrait, qui répond au verbe valoir, en latin valere, a dans la langue usuelle plusieurs significations qu'il est important de distinguer.
Le sens originaire de ce mot avait, dans la langue latine, signifiait force, vigueur […]. Le mot valoir a pris dans la langue française un autre sens fort usité, et qui, quoique différent de l'acception qu'on donne dans le commerce à ce mot et à celui de valeur, en est cependant la première base.
Il exprime cette bonté relative à nos besoins par laquelle les dons et les biens de la nature sont regardés comme propres à nos jouissances, à la satisfaction de nos désirs. On dit qu'un ragoût ne vaut rien quand il est mauvais au goût, qu'un aliment ne vaut rien pour la santé, qu'une étoffe vaut mieux qu'une autre étoffe, expression qui n'a aucun rapport à la valeur commerçable, et signifie seulement qu'elle est plus propre aux usages auxquels on la destine. […]
Ce sens du mot valeur aurait lieu pour un homme isolé, sans communication avec les autres hommes.
Nous considérerons cet homme n'exerçant ses facultés que sur un seul objet ; il le recherchera, l'évitera ou le laissera avec indifférence. Dans le premier cas, il a sans doute un motif de rechercher cet objet : il le juge propre à sa jouissance, il le trouvera bon, et cette bonté relative pourrait absolument être appelée valeur. Mais cette valeur, n'étant point comparée à d'autres valeurs, ne serait point susceptible de mesure, et la chose qui vaut ne serait point évaluée.
Si ce même homme a le choix entre plusieurs objets propres à son usage, il pourra préférer l'un à l'autre, trouver une orange plus agréable que des châtaignes, une fourrure meilleure pour le défendre du froid qu'une toile de coton : il jugera qu'une de ces choses vaut mieux qu'une autre ; il comparera dans son esprit, il appréciera leur valeur. Il se déterminera en conséquence à se charger des choses qu'il préfère et à laisser les autres.
Le sauvage aura tué un veau qu'il portait à sa cabane : il trouve en son chemin un chevreuil ; il le tue, et il le prend à la place du veau, dans l'espérance de manger une chair plus délicate. C'est ainsi qu'un enfant qui a d'abord rempli ses poches de châtaignes, les vide pour faire place à des dragées qu'on lui présente.
Voilà donc une comparaison de valeurs, une évaluation des différents objets dans ces jugements du sauvage et de l'enfant ; mais ces évaluations n'ont rien de fixe, elles changent d'un moment à l'autre, suivant que les besoins de l'homme varient. Lorsque le sauvage a faim, il fera plus de cas d'un morceau de gibier que de la meilleure peau d'ours ; mais que sa faim soit satisfaite et qu'il ait froid, ce sera la peau d'ours qui lui deviendra précieuse.
Le plus souvent, le sauvage borne ses désirs à la satisfaction du besoin présent, et quelle que soit la quantité des objets dont il peut user, dès qu'il en a pris ce qu'il lui faut, il abandonne le reste, qui ne lui est bon à rien.
L'expérience apprend cependant à notre sauvage que parmi les objets propres à ses jouissances, il en est quelques-uns que leur nature rend susceptibles d'être conservés pendant quelque temps et qu'il peut accumuler pour les besoins à venir : ceux-là conservent leur valeur, même lorsque le besoin du moment est satisfait. Il cherche à se les approprier, c'est-à-dire à les mettre dans un lieu sûr où il puisse les cacher ou les défendre. On voit que les considérations qui entrent dans l'estimation de cette valeur, uniquement relative à l'homme qui jouit ou qui désire, se multiplient beaucoup par ce nouveau point de vue qu'ajoute la prévoyance au premier sentiment du besoin. — Lorsque ce sentiment, qui d'abord n'était que momentané, prend un caractère de permanence, l'homme commence à comparer entre eux ses besoins, à proportionner la recherche des objets non plus uniquement à l'impulsion rapide du besoin présent, mais à l'ordre de nécessité et d'utilité des différents besoins.
Quant aux autres considérations par lesquelles cet ordre d'utilité plus ou moins pressante est balancé ou modifié, une des premières qui se présente est l'excellence de la chose, ou son aptitude plus ou moins grande à satisfaire le genre de désir qui la fait rechercher. Il faut avouer que cet ordre d'excellence rentre un peu, par rapport à l'estimation qui en résulte, dans l'ordre d'utilité, puisque l'agrément de la jouissance plus vive que produit ce degré d'excellence est lui-même un avantage que l'homme compare avec la nécessité plus urgente des choses dont il préfère l'abondance à l'excellence d'une seule.
Une troisième considération est la difficulté plus ou moins grande que l'homme envisage à se procurer l'objet de ses désirs ; car il est bien évident qu'entre deux choses également utiles et d'une égale excellence, celle qu'il aura beaucoup de peine à retrouver lui paraîtra bien plus précieuse, et qu'il emploiera bien plus de soins et d'efforts à se la procurer. C'est par cette raison que l'eau, malgré sa nécessité et la multitude d'agréments qu'elle procure à l'homme, n'est point regardée comme une chose précieuse dans les pays bien arrosés ; que l'homme ne cherche point à s'en assurer la possession, parce que l'abondance de cette substance la lui fait trouver sous sa main. Mais dans les déserts de sable, elle serait d'un prix infini.
Nous n'en sommes pas encore à l'échange, et voilà déjà la rareté, un des éléments de l'évaluation. — Il faut remarquer que cette estime attachée à la rareté est encore fondée sur un genre particulier d'utilité, car c'est parce qu'il est plus utile de s'approvisionner d'avance d'une chose difficile à trouver, qu'elle est plus recherchée et que l'homme met plus d'efforts à se l'approprier.
On peut réduire à ces trois considérations toutes celles qui entrent dans la fixation de ce genre de valeur relative à l'homme isolé ; ce sont là les trois éléments qui concourent à la former. Pour la désigner par un nom qui lui soit propre, nous l'appellerons valeur estimative, parce qu'elle est effectivement l'expression du degré d'estime que l'homme attache aux différents objets de ses désirs. […]
En y réfléchissant, nous verrons que la totalité des objets nécessaires à la conservation et au bien-être de l'homme correspond à une somme de besoins qui, malgré toute leur étendue et leur variété, est assez bornée.
Il n'a pour se procurer la satisfaction de ces besoins qu'une mesure plus bornée encore de forces ou de facultés. Chaque objet particulier de ses jouissances lui coûte des soins, des fatigues, des travaux et au moins du temps. C'est cet emploi de ses facultés appliquées à la recherche de chaque objet qui fait la compensation de sa jouissance et pour ainsi dire le prix de l'objet. L'homme est encore seul, la nature seule fournit à ses besoins, et déjà il fait avec elle un premier commerce où elle ne fournit rien qu'il ne paye par son travail, par l'emploi de ses facultés et de son temps.
Son capital, dans ce genre de commerce, est renfermé dans des limites étroites ; il faut qu'il y proportionne la somme de ses jouissances ; il faut que dans l'immense magasin de la nature il fasse un choix, et qu'il partage ce prix dont il peut disposer entre les différents objets qui lui conviennent, qu'il les évalue à raison de leur importance pour sa conservation et son bien-être. Et cette évaluation, qu'est-ce autre chose que le compte qu'il se rend à lui-même de la portion de sa peine et de son temps, ou, pour exprimer ces deux choses en un seul mot, de la portion de ses facultés qu'il peut employer à la recherche de l'objet évalué sans y sacrifier celle d'autres objets également ou plus importants ?
Quelle est donc ici sa mesure des valeurs ? quelle est son échelle de comparaison ? Il est évident qu'il n'en a pas d'autre que ses facultés mêmes. La somme totale de ses facultés est la seule unité de cette échelle, le seul point fixe d'où il puisse partir, et les valeurs qu'il attribue à chaque objet sont des parties proportionnelles de cette échelle. Il suit de là que la valeur estimative d'un objet, pour l'homme isolé, est précisément la portion du total de ses facultés qui répond au désir qu'il a de cet objet, ou celle qu'il veut employer à satisfaire ce désir."
Turgot, "Valeurs et monnaies", in Œuvres de Turgot, Librairie Guillaumin, 1844, Tome 1er, p. 79-83.
"Si au cours d'une période où les hommes exercent une activité d'approvisionnement, la demande d'un bien en excède les quantités disponibles pour cette période, et s'ils essaient de satisfaire le plus complètement possible le besoin qu'ils ont de ce bien dans les circonstances données, ils seront incités à s'engager dans l'activité décrite plus haut et dénommée calcul économique. Mais leur perception de cette relation engendre un autre phénomène dont l'intelligence approfondie est d'une importance capitale pour notre science. Je veux parler de la valeur des biens. […] La valeur est donc l'importance que des biens particuliers ou des quantités de biens revêtent pour nous parce que nous sommes conscients de dépendre de la disposition que nous en avons pour la satisfaction de nos besoins. La valeur des biens est, par conséquent, un phénomène qui découle de la même source que leur caractère économique, c'est-à-dire du rapport expliqué plus haut entre la demande et la quantité disponible de biens. […]
L'utilité est la capacité que possède une chose de servir à la satisfaction des besoins humains. Il suit de là (pourvu que l'utilité soit reconnue) qu'elle est la condition qui confère aux choses le caractère de bien. Les biens non économiques sont utiles tout autant que les biens économiques, puisqu'ils sont capables de satisfaire nos besoins. Pour ces biens également, la capacité à satisfaire les besoins doit être reconnue par les hommes, car ils ne pourraient pas autrement acquérir le caractère de biens. Mais ce qui différencie un bien non économique d'un bien soumis au rapport quantitatif qui lui donne un caractère économique, c'est le fait que la satisfaction d'un besoin humain ne dépend pas des quantités concrètes disponibles du premier, mais qu'elle dépend des quantités concrètes disponibles du second. […]
Ainsi, la valeur n'est pas inhérente aux biens ; elle n'en est pas une propriété ; elle n'est pas une chose indépendante qui existe en soi. C'est un jugement que les sujets économiques portent sur l'importance des biens dont ils peuvent disposer pour maintenir leur vie et leur bien-être. Il en résulte que la valeur n'existe pas en dehors de la conscience des hommes. C'est donc une erreur de dire qu'un bien qui a de la valeur pour des sujets économiques est une « valeur » et les économistes ont tort de parler de « valeurs » comme d'objets réels indépendants et d'objectiver, de cette façon, la valeur."
Carl Menger, Grundsätze der Volkswirtschaftslehre, 1871, Wilhelm Braumüller, p. 77, p. 80, p. 84 et p. 86.
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