"Le désir « triangulaire »
« Je veux, Sancho, que tu saches que le fameux Amadis de Gaule fut un des plus parfaits chevaliers errants. Mais que dis-je, un des plus parfaits ? Il faut dire le seul, le premier, l'unique, le maître et le seigneur de tous ceux qu'il y eut en ce monde... Je dis... que, quand quelque peintre se veut rendre fameux en son art, il tâche d'imiter les originaux des plus excellents maîtres qu'il sait ; et la même règle sert pour la plupart des métiers ou exercices d'importance qui servent à l'ornement des républiques; et ainsi le doit faire et le fait celui qui veut acquérir le nom de prudent et de patient, en imitant Ulysse, en la personne duquel et en ses travaux Homère nous peint au vif un portrait de prudence et de patience,comme aussi Virgile en la personne d'Enée, nous a montré la valeur d'un fils pieux et la sagacité d'un capitaine vaillant et entendu, ne les dépeignant ni les découvrant tels qu'ils étaient, mais tels qu'ils devaient être pour servir d'exemple de vertu aux siècles à venir. De la même sorte, Amadis fut le nord, l'étoile, le soleil des vaillants et amoureux chevaliers, et nous devons l'imiter, nous autres qui combattons sous la bannière de l'amour et de la chevalerie. Ainsi donc, j'estime, Sancho, mon ami, que le chevalier errant qui l'imitera le mieux sera le plus proche d'atteindre à la perfection de la chevalerie.»
Don Quichotte a renoncé, en faveur d'Amadis, à la prérogative fondamentale de l'individu : il ne choisit plus les objets de son désir, c'est Amadis qui doit choisir pour lui. Le disciple se précipite vers les objets que lui désigne, ou semble lui désigner, le modèle de toute chevalerie. Nous appellerons ce modèle le médiateur du désir. L'existence chevaleresque est l'imitation d'Amadis au sens où l'existence du chrétien est l'imitation de Jésus-Christ.
Dans la plupart des œuvres de fiction les personnages désirent plus simplement que Don Quichotte. Il n'y a pas de médiateur, il n'y a que le sujet et l'objet. Quand la « nature » de l'objet passionnant ne suffit pas à rendre compte du désir, on se tourne vers le sujet passionné. On fait sa « psychologie » ou l'on invoque sa « liberté ». Mais le désir est toujours spontané. On peut toujours le représenter par une simple ligne droite qui relie le sujet et l'objet.
La ligne droite est présente, dans le désir de Don Quichotte, mais elle n'est pas l'essentiel. Au-dessus de cette ligne, il y a le médiateur qui rayonne à la fois vers le sujet et vers l'objet. La métaphore spatiale qui exprime cette triple relation est évidemment le triangle. L'objet change avec chaque aventure mais le triangle demeure. Le plat à barbe ou les marionnettes de Maître Pierre remplacent les moulins à vent; Amadis, en revanche, est toujours là.µ
Don Quichotte, dans le roman de Cervantès, est la victime exemplaire du désir triangulaire, mais il est loin d'être la seule. Le plus atteint après lui est son écuyer Sancho Pança. Certains désirs de Sancho ne sont pas imités ; ceux qu'éveille, par exemple, la vue d'un morceau de fromage ou d'une outre de vin. Mais Sancho a d'autres ambitions que celle d'emplir son estomac. Depuis qu'il fréquente Don Quichotte il rêve d'une « île » dont il sera gouverneur, il veut un titre de duchesse pour sa fille. Ces désirs-là ne sont pas venus spontanément à l'homme simple qu'est Sancho. C'est Don Quichotte qui les lui a suggérés.
La suggestion est orale, cette fois, et non plus littéraire. Mais la différence importe peu. Ces nouveaux désirs forment un nouveau triangle dont l'île fabuleuse, Don Quichotte et Sancho occupent les sommets. Don Quichotte est le médiateur de Sancho. Les effets du désir triangulaire sont les mêmes chez les deux personnages. Dès que l'influence du médiateur se fait sentir, le sens du réel est perdu, le jugement est paralysé.
Cette influence du médiateur étant plus profonde et plus constante dans le cas de Don Quichotte que dans celui de Sancho, les lecteurs romantiques n'ont guère vu dans le roman que l’opposition entre Don Quichotte l'idéaliste et le réaliste Sancho. Cette opposition est réelle mais secondaire ; elle ne doit pas nous faire oublier les analogies entre les deux personnages. La passion chevaleresque définit un désir selon l'Autre qui s'oppose au désir selon Soi dont la plupart d’entre nous se targuent de jouir. Don Quichotte et Sancho empruntent à l'Autre leurs désirs en un mouvement si fondamental, si originel, qu’ils le confondent parfaitement avec la volonté d’être Soi."
René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, 1961, chapitre Ier, Grasset, Pluriel, 1997, p. 15-17.
"Dans tous les désirs que nous avons observés, il n'y avait pas seulement un objet et un sujet, il y avait un troisième terme, le rival, auquel on pourrait essayer, pour une fois, de donner la primauté. [...] Le sujet désire l'objet parce que le rival lui-même le désire. En désirant tel ou tel objet, le rival le désigne au sujet comme désirable. Le rival est le modèle du sujet, non pas tant sur le plan superficiel des façons d'être, des idées, etc., que sur le plan plus essentiel du désir.
[...] Une fois que ses besoins primordiaux sont satisfaits, et parfois même avant, l'homme désire intensément, mais il ne sait pas exactement quoi, car c'est l'être qu'il désire, un être dont il se sent privé et dont quelqu'un d'autre lui paraît pourvu. Le sujet attend de cet autre qu'il lui dise ce qu'il faut désirer, pour acquérir cet être. Si le modèle, déjà doté, semble-t-il, d'un être supérieur désire quelque chose, il ne peut s'agir que d'un objet capable de conférer une plénitude d'être encore plus totale. Ce n'est pas par des paroles, c'est par son propre désir que le modèle désigne au sujet l'objet suprêmement désirable.
Nous revenons à une idée ancienne mais dont les implications sont peut-être méconnues; le désir est essentiellement mimétique, il se calque sur un désir modèle; il élit le même objet que ce modèle.
Le mimétisme du désir enfantin est universellement reconnu. Le désir adulte n'est en rien différent, à ceci près que l'adulte, en particulier dans notre contexte culturel, a honte, le plus souvent, de se modeler sur autrui; il a peur de révéler son manque d'être. Il se déclare hautement satisfait de lui-même; il se présente en modèle aux autres; chacun va répétant : « Imitez-moi » afin de dissimuler sa propre imitation.
Deux désirs qui convergent sur le même objet se font mutuellement obstacle. Toute mimesis portant sur le désir débouche automatiquement sur le conflit. Les hommes sont toujours partiellement aveugles à cette cause de la rivalité. Le même, le semblable, dans les rapports humains, évoque une idée d'harmonie : nous avons les mêmes goûts, nous aimons les mêmes choses, nous sommes faits pour nous entendre. Que se passera-t-il si nous avons vraiment les mêmes désirs ?"
René Girard, La Violence et le Sacré, 1972, chapitre VI, Grasset, p. 204-205.
"Un examen attentif montre qu'il existe dans la Bible et les Évangiles une conception originale et méconnue du désir et de ses conflits. Pour appréhender son ancienneté, on peut remonter au récit de la Chute dans la Genèse, ou à la seconde moitié du Décalogue, tout entière consacrée à l'interdiction de la violence contre le prochain.
Les commandements six, sept, huit et neuf sont aussi simples que brefs. Ils interdisent les violences les plus graves dans l'ordre de leur gravité : « Tu ne tueras point. »
« Tu ne commettras point d'adultère. »
« Tu ne voleras point. »
« Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain. »
Le dixième et dernier commandement tranche sur ceux qui le précèdent et par sa longueur et par son objet : au lieu d'interdire une action il interdit un désir : « Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain. Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, rien de ce qui est à lui. » (Ex 20, 17) […] Si on examine les interdits des sociétés archaïques à la lumière du dixième commandement on constate que, sans être aussi lucides que ce dernier, ils s'efforcent d'interdire eux aussi le désir mimétique et ses rivalités.
Les interdits les plus arbitraires en apparence ne sont le fruit ni d'une quelconque « névrose », ni du ressentiment de vieillards grincheux, soucieux seulement d'empêcher les jeunes gens de s'amuser. Dans leur principe, les interdits n'ont rien de capricieux ni de mesquin, ils reposent sur une intuition analogue à celle du Décalogue mais sujette à toutes sortes de confusions.
Beaucoup de lois archaïques, en Afrique notamment, mettent à mort tous les jumeaux qui naissent dans la communauté, ou un seul jumeau de chaque paire seulement. Cette règle est absurde sans doute mais elle ne prouve nullement « la vérité du relativisme culturel ». Les cultures qui ne tolèrent pas les jumeaux confondent leur ressemblance naturelle, d'ordre biologique, avec les effets « indifférenciateurs » des rivalités mimétiques. Plus ces rivalités s'exaspèrent, plus les rôles de modèle, d'obstacle et d'imitateur deviennent interchangeables au sein de l'opposition mimétique.
À mesure que leur antagonisme s'envenime, en somme, les antagonistes, paradoxalement, se ressemblent de plus en plus. Ils s'opposent d'autant plus implacablement que leur opposition efface les différences réelles qui, naguère, les séparaient. L'envie, la jalousie et la haine uniformisent ceux qu'elles opposent mais ces passions, dans notre monde, refusent de se penser en fonction des ressemblances et des identités qu'elles ne cessent d'engendrer. Elles n'ont d'oreilles que pour la célébration trompeuse des différences, celle qui sévit plus que jamais dans nos sociétés, non pas parce que les différences réelles grandissent mais parce qu'elles disparaissent."
René Girard, Je vois Satan tomber comme l'éclair, 1999, 1ère partie, chapitre I.
"En observant les hommes autour de nous, on s'aperçoit vite que le désir mimétique, ou imitation désirante, domine aussi bien nos gestes les plus infimes que l'essentiel de nos vies, le choix d'une épouse, celui d'une carrière, le sens que nous donnons à l'existence.
Ce qu'on nomme désir ou passion n'est pas mimétique, imitatif accidentellement ou de temps à autre, mais tout le temps. Loin d'être ce qu'il y a de plus nôtre, notre désir vient d'autrui. Il est éminemment social... L'imitation joue un rôle important chez les mammifères supérieurs, notamment chez nos plus proches parents, les grands singes ; elle se fait plus puissante encore chez les hommes et c'est la raison principale pour laquelle nous sommes plus intelligents et aussi plus combatifs, plus violents que tous les mammifères.
L'imitation, c'est l'intelligence humaine dans ce qu'elle a de plus dynamique ; c'est ce qui dépasse l'animalité, donc, mais c'est ce qui nous fait perdre l'équilibre animal et peut nous faire tomber très au-dessous de ceux qu'on appelait naguère « nos frères inférieurs ». Dès que nous désirons ce que désire un modèle assez proche de nous dans le temps et dans l'espace, pour que l'objet convoité par lui passe à notre portée, nous nous efforçons de lui enlever cet objet et la rivalité entre lui et nous est inévitable.
C'est la rivalité mimétique. Elle peut atteindre un niveau d'intensité extraordinaire. Elle est responsable de la fréquence et de l'intensité des conflits humains, mais chose étrange, personne ne parle jamais d'elle. Elle fait tout pour se dissimuler, même aux yeux des principaux intéressés, et généralement elle réussit".
René Girard, Celui par qui le scandale arrive, 2001, Fayard, p. 18-19.
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