"Peu de questions relatives à la vie économique ont été aussi mal comprises que le problème de la sécurité économique. Et cette méconnaissance subsiste de façon frappante.
Dans un type de société soumise au jeu de la concurrence, cette insécurité faisait partie du système. Le producteur ou le travailleur individuels pouvaient à tout moment voir changer subitement leur sort. Ce changement pouvait résulter de la paresse ou d'un manque de compétence qui leur faisaient perdre leur clientèle ou leur place. Mais les hommes les plus capables pouvaient souffrir d'un soudain changement survenu dans le goût des consommateurs ou subir le contrecoup de leur propre incompétence ou de celle de leur employeur. Ces changements imprévisibles de situation étaient à la fois inévitables et utiles. Ils étaient inévitables, car ils participaient à la souplesse du système qui était capable de s'adapter aux changements. Au fur et à mesure des transformations intervenues dans les besoins et les exigences, les hommes trouvaient de nouveaux emplois et en perdaient d'anciens. Les nouvelles industries requéraient le capital, qui se trouvait perdu pour les anciennes. L'insécurité était utile, car elle poussait les gens – patrons, salariés, travailleurs indépendants – à travailler de leur mieux et le plus efficacement possible, sous peine de voir leurs propres fautes retomber impitoyablement sur eux. Toutefois on appréciait cette insécurité, dont le principe ami paraissait si valable, presque exclusivement quand il s'agissait d'autrui, ou dans l'abstrait. On la considérait comme une nécessité de première importance pour stimuler les efforts d'autrui. L'individu semblait rarement la considérer comme vitale quand il s'agissait de lui. Les restrictions de la concurrence et le libre mouvement des prix, principale source d'incertitude pour les entreprises ont surtout été déplorés par des professeurs d'université, nommés à vie. Ils estimaient en général la sécurité de leur emploi indispensable à l'éclosion de pensées fructueuses et élevées. Le souci des travailleurs préoccupés d'assurance-chômage ou d'assurance-vieillesse est apparu en général comme un signe d'indolence et de dégénérescence à des cadres qui auraient été fort peu attirés par des sociétés où ils risquaient d'être soumis à un licenciement arbitraire ou à des retraites insuffisantes. Les fermiers se sont vu reprocher de façon réitérée leur manque d'enthousiasme pour le système du libre prix, par des patrons dont les prix n'avaient pas changé depuis plusieurs années."
John K. Galbraith, L'Ère de l'opulence, 1958, 2e édition, 1969, tr. fr. Andrée R. Picard, Calmann-Lévy, 1970, p. 119-120.
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